Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je commencerai par répondre à la dernière question, puisque tout procède des élections et du travail que nous pourrons conduire avec le Parlement européen.
Depuis le scrutin de mai dernier, les équilibres politiques sont modifiés. Le nouveau parti Renew Europe est devenu indispensable à la formation d'une majorité. Les deux partis qui traditionnellement disposaient d'une majorité absolue ne peuvent plus la fournir par eux-mêmes. La recomposition politique apporte une dynamique différente. Les nouveaux députés sont nombreux, ce qui crée à la fois une énergie, des idées, mais aussi une certaine indiscipline et donc un peu d'imprévisibilité. Il y a, de fait, une incertitude sur la manière dont le Parlement va fonctionner. Nous avons vu pendant les auditions combien cette imprévisibilité pouvait conduire à des accidents qui dépassaient l'équation personnelle de certains des commissaires désignés. Soit nous traversons une phase de réorganisation, d'ajustement, et le Parlement trouvera ses équilibres et une majorité rassemblée pour porter des principes européens, soit nous entrons dans une période plus complexe avec des majorités au cas par cas, faisant courir des risques sur l'aboutissement de certains textes. Nous faisons le pari que le Parlement jouera tout son rôle, ce qui est bien sûr nécessaire.
La délégation française est très importante au sein de Renew Europe, ce qui lui confère un pouvoir prescripteur sur certains sujets et une influence ; elle est dans le même temps devenue plus limitée au PPE et au S&D, même si nos délégations y ont obtenu des postes significatifs. Il y a donc des possibilités d'influence, mais des batailles plus compliquées. Enfin, la délégation du Rassemblement national reste très importante, ce qui constitue un défi puisqu'une partie du contingent des députés français ne fait pas partie des majorités européennes.
Il existe donc des moyens, un travail mené par des députés français de très grande qualité, mais un renouvellement qui amène à changer certaines méthodes.
La Conférence sur l'avenir de l'Europe répond à une initiative du Président de la République, dont la pertinence s'est trouvée confirmée par le scrutin. Vous le savez, une controverse s'est engagée entre les familles politiques européennes et le Conseil sur la méthode de désignation du président de la Commission ; c'est la question des candidats chefs de file, ou Spitzenkandidaten, qui a mené à des impasses initialement puisque MM. Weber ou Timmermans, ainsi désignés, n'ont pas trouvé de majorité. Le Président de la République et la Chancelière ont pris leurs responsabilités et proposé un ensemble de personnalités européennes répondant aux critères de compétence, d'expérience, d'engagement européen, de parité, ensemble qui a trouvé une majorité au Conseil, confirmée ensuite par le Parlement.
Cela étant, le sujet n'a pas été complètement purgé ; l'amertume qui demeure chez une partie des députés n'est pas sans lien avec le processus très laborieux de mise en place de la Commission, même si le vote d'hier est très positif. La récente proposition franco-allemande sur la Conférence sur l'avenir de l'Europe a pour objet de définir des politiques, des instruments correspondant à l'ambition européenne de souveraineté et d'unité, en vue d'apporter des résultats tangibles. Cet objectif d'ensemble ne part pas du principe d'une révision des traités laquelle peut en être le résultat si nécessaire mais n'en est pas le point d'entrée. La première phase serait consacrée à la question du fonctionnement démocratique de l'Union européenne et reprendrait donc les sujets de la désignation du président de la Commission, avec les rôles respectifs du Parlement et du Conseil, et de l'organisation des scrutins à partir de listes. Le Président de la République s'est exprimé en faveur de listes transnationales, qui permettraient de répondre à des projets cohérents auprès de l'ensemble des électeurs européens et de porter avec légitimité le programme et la personne chargée de le mettre en oeuvre à la tête de la Commission. Cette idée portée par la France divise au Parlement européen - le PPE s'était opposé en 2018 aux listes transnationales - et aussi au Conseil européen. Des solutions devront être apportées pour que le prochain scrutin, en 2024, se déroule de manière consensuelle et apaisée.
D'autres sujets pourraient faire partie de cette première phase, comme la création d'une forme de haute autorité de la vie publique européenne indépendante, pour que les questions fondamentales d'intégrité des responsables soient traitées de manière objective et équitable, et ne soient pas fondées sur une analyse « politicienne » des enjeux.
Dans l'agenda stratégique défini par le Conseil pour les cinq prochaines années figure la révision des méthodes de travail pour que chaque institution puisse s'adapter aux nouveaux enjeux et relever le défi de l'efficacité.
La Commission a réorganisé le collège, avec trois vice-présidents exécutifs supervisant des domaines transversaux et des services en propre, comme Mme Vestager chargée du numérique et de la Direction générale de la concurrence, ou M. Timmermans, chargé du Pacte vert et de la Direction générale de l'action pour le climat, des vice-présidents plus classiques ayant un rôle d'animation, de représentation, de coordination, et des commissaires, dont certains sont très importants puisqu'ils dirigent plusieurs directions générales comme le commissaire français. Elle a cherché à combiner ces personnalités pour faire fonctionner un collège à 28 ou 27 commissaires, mais aussi à refléter ses grandes priorités et à prendre en charge, ce qui est toujours compliqué, des domaines devenus transversaux.
Le Conseil a engagé cet exercice pour lui-même par un travail méthodique pour apporter des améliorations sur l'ensemble des sujets. Il ne s'agit pas de révolutionner le fonctionnement du Conseil, mais de l'adapter. Le Conseil s'organise en formations, correspondant aux départements ministériels dans les États membres, qui portent sur l'environnement, l'énergie, les transports, les questions sociales, économiques et financières, etc. Ainsi, par exemple, le Conseil Environnement pourrait devenir le Conseil chargé du changement climatique et de l'environnement ; d'autres adaptations seront nécessaires sur le numérique et certainement les industries de défense, nouveau sujet de compétence de l'Union européenne.
D'autres thèmes sont discutés. Vous avez mentionné le rôle du Coreper et les groupes de travail : nous ressentons le besoin de resserrer le dispositif pour assurer un meilleur contrôle du processus législatif et rénover les méthodes de travail des groupes. Les deux formations du Coreper, où siègent respectivement les représentants permanents et les représentants permanents adjoints, coordonnent les groupes de travail, qui sont plus de 200, préparent les décisions du Conseil, organisent les relations avec le Parlement ou la Commission dans les négociations. Les domaines devenant plus complexes et transversaux, il est nécessaire d'opérer un rafraîchissement de la structure de ces groupes et un resserrement du dispositif de négociation législatif, de procéder à la mise en place de disciplines pour s'assurer que l'ensemble réponde clairement aux objectifs d'efficacité et de visibilité, pour les gouvernements et les parlements nationaux, sur la manière dont le Conseil travaille.
Des sujets spécifiques sont discutés dans ce contexte, dont l'action extérieure de l'Union européenne, qui est devenue une priorité fondamentale dans le monde déstabilisé dans lequel l'Union se trouve, et mérite d'être plus cohérente, réactive et affirmée, ce qui suppose que le Coreper y jouer un rôle plus engagé.
Nous travaillons également sur la manière dont le Conseil prépare les délibérations du Conseil européen, qui a une place centrale dans le dispositif. Ce sont des exemples, mais nous prenons les sujets les uns après les autres pour essayer de rendre nos méthodes de travail plus efficaces et lisibles.
La Médiatrice européenne a mené une enquête et considéré que le Conseil ne faisait pas preuve de suffisamment de transparence dans ses travaux en matière législative. Nous en avons longuement débattu au Coreper. La plupart des États membres considèrent que la Médiatrice a outrepassé son mandat qui couvre les cas de mauvaise administration, ce qui ne semble pas s'appliquer en l'espèce. Cela dit, quel que soit le messager, le message est important, et nous réfléchissons à la manière de combiner la nécessaire transparence, qui fait partie de la vie moderne des institutions, et la préservation d'une capacité de délibération interne, qui suppose une part de confidentialité. Si tout devenait public, si tout devait être dit, la possibilité de trouver des compromis, d'amener des solutions, de préserver les intérêts du Conseil dans ses négociations avec les autres institutions se trouverait affectée, de même que l'équité et la transparence des débats, qui se déplaceraient dans les couloirs. L'égalité des droits entre les États, la nécessité de protéger un espace politique et législatif de négociation doivent être combinées avec la transparence ; c'est cet équilibre que nous recherchons. Dans la réalité, le Conseil est très transparent, puisqu'environ 70 % des documents sont transmis en réponse aux demandes d'accès adressées à son secrétariat interne.
L'arrêt « De Capitani » porte sur les tableaux dits « en quatre colonnes » que nous partageons avec le Parlement pour négocier les propositions législatives. La première colonne comporte les dispositions de la proposition initiale de la Commission, la deuxième les amendements du Parlement, la troisième ceux du Conseil, et la quatrième, la plus sensible, les tentatives de compromis, les propositions respectives des institutions au fur et à mesure du processus. La question se pose de la publication de cette quatrième colonne. Nous regardons comment procéder, avec le Parlement, car il s'agit d'un document conjoint, afin de permettre à la négociation d'évoluer dans cet espace qui doit rester préservé, tout en assurant qu'il n'y a pas de secret et que, dans des conditions à définir, ces documents soient accessibles. La présidence finlandaise est très engagée sur le sujet.
J'en viens maintenant aux sujets de fond que vous avez mentionnés, monsieur le Président. La négociation difficile dans laquelle se trouve le Royaume-Uni a conduit à accepter une nouvelle prolongation de la période de négociation dite « de l'article 50 » jusqu'au 31 janvier 2020, afin de permettre aux élections britanniques de se dérouler. Les 27 ont fait preuve de beaucoup de patience, tout en restant très fermes sur les principes de fond, et ils ont accepté de rouvrir en partie le dispositif consacré à l'Irlande pour permettre à Boris Johnson de présenter un nouvel accord à ses électeurs.
Si les élections confortent la majorité du parti conservateur, Boris Johnson fera ratifier l'accord de retrait et nous entrerons dans la période dite « de transition » jusqu'à fin 2020, renouvelable une fois d'un ou deux ans, période pendant laquelle le Royaume-Uni ne participera plus à aucun processus de décision, mais appliquera les règles européennes, tout en bénéficiant des droits qui y sont associés. Cette période est nécessairement limitée car elle pose des questions démocratiques pour le Royaume-Uni, mais elle est confortable pour les citoyens et les entreprises, puisqu'elle prolonge la période de l'application de l'acquis.
Pendant cette période, il faudra appliquer l'accord de retrait, qui est satisfaisant pour les Européens, puisqu'il permet de préserver les droits des citoyens, d'amener le Royaume-Uni à régler la facture de plusieurs dizaines de milliards d'euros, de réaliser une séparation ordonnée dans les différents domaines et de régler la compatibilité entre l'absence de frontière physique entre l'Irlande et l'Irlande du Nord et la préservation du marché intérieur.
La préparation de la relation future, définie dans ses grandes lignes dans une déclaration politique annexée à l'accord de retrait, sera le sujet le plus complexe. La Commission présentera rapidement des propositions de mandats, dès que l'accord sera ratifié. Les inflexions apportées par Boris Johnson portent en particulier sur la relation commerciale. Il a renoncé à l'idée de maintenir le Royaume-Uni dans une union douanière, pour revenir à un simple accord de libre-échange. Pendant cette période de transition très courte, nous devrons être capables de négocier ce qui est essentiel à la relation avec le Royaume-Uni. Nous devons donc définir des enjeux prioritaires : l'accord commercial dans des conditions assurant des échanges équitables, ou level playing field, l'accès des pêcheurs européens aux eaux et aux ressources britanniques, et la sécurité intérieure et extérieure, comme la lutte contre le terrorisme ou la grande criminalité.
Un véritable espace de concurrence équitable suppose que le Royaume-Uni ne s'éloigne pas des règles européennes. S'agissant d'une très grande économie, très proche géographiquement et très intégrée initialement - une situation inédite par rapport aux autres relations commerciales -, la question des divergences réglementaires est extrêmement sensible pour les échanges économiques. M. Boris Johnson a accepté le gel de l'alignement réglementaire au moment de la sortie du Royaume-Uni, c'est-à-dire de ne pas dégrader les normes environnementales, fiscales, sociales ou en matière d'aides d'État en vigueur à cette date. Or l'Union européenne va développer de nouvelles normes, notamment environnementales, et la question d'un alignement dynamique se posera. En cas de refus, des protections tarifaires pourraient être maintenues. L'équilibre entre l'absence de droits de douane ou de contingents tarifaires et le dumping, s'il devait advenir, sera au coeur de la négociation commerciale.
Comme l'a dit Michel Barnier, proposé par la Commission pour conduire la négociation de la relation future : zéro tarif, zéro contingent, mais zéro dumping. Ce sera une négociation difficile dans un tel délai. L'Union n'est pas sans levier, bien entendu, puisqu'une absence d'accord serait nocive pour l'économie britannique, mais tout n'est pas rationnel, notamment au Royaume-Uni, et il faudra rester vigilants. Tous les Européens s'accordent à dire que cette relation sera fondamentale, mais qu'elle devra s'accompagner des garanties nécessaires.