Nul ne considère, même parmi les États les plus ambitieux, que l'adhésion pourrait intervenir avant une période assez longue, de dix années environ, étant donné la situation dans ces pays. Des négociations d'adhésion ont été engagées avec la Serbie. Là encore, nul ne considère que cela ait entraîné des progrès réguliers vers l'État de droit, ni que l'influence d'autres puissances extérieures ait été réduite. Donc il convient de revoir notre stratégie si l'on veut s'assurer que les progrès sont réels, que l'Union européenne occupe une place centrale ; la gradualité permet de rendre tangibles les bénéfices du rapprochement aux yeux des citoyens. C'est préférable à un long travail technique et juridique de plusieurs années couronné par un big-bang final, un peu aléatoire. La proposition de la France vise, de manière sincère, à trouver une solution notamment pour les Balkans occidentaux, en tenant compte de la durée qui sera nécessaire pour permettre leur intégration dans l'Union européenne.
Il faut distinguer les effets d'attente de la réalité des réformes permettant de satisfaire aux critères posés par le Conseil européen en avril 2018. En Macédoine du Nord, l'accord de Prespa a suscité une forte attente dans le pays. Ce choix historique a été perçu comme suffisant pour pouvoir déclencher l'ouverture de négociations d'adhésion, même si cela n'a jamais été dit comme cela. De même, l'avis favorable de la Commission à l'ouverture d'une procédure d'adhésion a été perçu comme un accord des États membres. Or, la France, comme d'autres pays, a toujours considéré que les critères n'étaient pas remplis. Notre ambassadeur en Macédoine du Nord a une analyse lucide sur l'état du système judiciaire, l'un des critères fondamentaux, et le fonctionnement du bureau du procureur spécial, qui, en l'état, ne permettent pas de garantir l'indépendance de la justice. On aurait certes pu passer outre et choisir d'ouvrir des négociations sur la base de considérations politiques, mais la France, avec d'autres pays, a estimé qu'il fallait plutôt préserver le niveau d'exigences. Cela a été perçu de manière négative à cause des fortes attentes qui existaient, en dépit de la constance de la position française. Ce choc permettra de réfléchir et de reprendre un chemin plus consensuel. Si l'on avait ouvert des négociations avec la Macédoine du Nord, on aurait très vite rencontré de grandes difficultés. La position allemande sur l'Albanie, obtenue par Mme Merkel après des négociations difficiles avec le Bundestag, était ambiguë, car les critères pour pouvoir ouvrir la première session de négociation étaient tellement exigeants que l'on n'aurait fait que repousser la difficulté. Le Président de la République a choisi d'agir de manière plus ordonnée. Les débats ne sont pas simples, mais nous avons bon espoir de parvenir à reconstituer un consensus autour d'une nouvelle méthodologie, en prenant conscience de la nécessité de coordonner nos moyens d'influence dans la région, avec un réengagement politique. On avait commencé de le faire au sommet de Sofia, en mai 2018. À la fin, si les conditions sont remplies, on ouvrira des négociations avec la Macédoine du Nord. D'un mal peut sortir un bien avec un accord plus profond.
La réversibilité ne porte pas sur la perspective européenne, elle porte sur chaque chapitre, au fur et à mesure de la discussion, avec évidemment un préalable sur l'État de droit. Il s'agit de récompenser les progrès accomplis, chapitre après chapitre, grâce à la participation à des programmes européens ; mais, si les réformes sont remises en question, les avancées correspondantes doivent aussi être revues. Il s'agit, en fait, de créer un système incitatif vertueux, sans remettre en question la perspective européenne, car si celle-ci disparaît, on perdra le soutien des populations.
En ce qui concerne le cadre financier pluriannuel, il y a un débat autour de la PAC et de la politique de cohésion. La France, avec beaucoup d'États membres, refuse d'opposer les politiques dites traditionnelles - la PAC et la politique de cohésion - et les politiques nouvelles ou modernes. Les politiques dites traditionnelles sont modernes et se modernisent, mais les politiques nouvelles ne doivent pas se développer au détriment des premières.
Nous refusons aussi d'opposer PAC et politique de cohésion. Les deux sont légitimes. Il faut identifier les besoins, dans le cadre d'une équation budgétaire complexe. À la fin, on demandera sans doute un effort financier supplémentaire aux États, mais nous espérons qu'il pourra être modéré par de nouvelles ressources propres. Il faudra aussi réaliser un effort sur les politiques, avec peut-être de moindres augmentations pour les politiques dont les crédits sont proposés en forte hausse, et peut-être un effort sur la PAC ou la politique de cohésion. En tout cas, il ne s'agit pas de stigmatiser ou de renvoyer certaines politiques au passé.
Le budget de la politique de cohésion augmenterait en euros courants, mais baisserait en euros constants. La situation évolue à cause de l'enrichissement d'un certain nombre de régions dans les nouveaux États membres, qui conduit à réduire les transferts nécessaires. La baisse des fonds alloués aux régions des pays de l'Est aurait dû être plus forte, mais la Commission Juncker a mis en place un filet de sécurité qui a limité la baisse à 24 % au plus. La France verrait plutôt ses moyens préservés, car la catégorie des régions dites en transition a été élargie. Elle regroupe désormais les régions avec un PIB compris entre 75 et 100 % de celui de l'Union européenne - ce qui est le cas beaucoup de régions françaises - et non plus entre 75 et 90 %. Nous avons aussi veillé à ce que les régions ultrapériphériques et ultramarines continuent de bénéficier de la solidarité européenne. Notre position est de préserver les catégories telles qu'elles sont désormais définies.
Il s'agit aussi de faire en sorte que les fonds structurels continuent à accompagner les grandes priorités européennes, telles que la lutte contre le réchauffement climatique ou la convergence. Nous demandons que le Fonds social européen conserve pleinement sa vocation sociale. Nous plaidons pour la conditionnalité des aides, en fonction de l'État de droit - certains pays comme la Pologne ou la Hongrie s'y opposent, mais cette perspective est soutenue par la majorité des autres pays - et en fonction des législations fiscales ou sociales, pour assurer la convergence des modèles fiscaux et sociaux et faire du marché intérieur un espace d'équité, conformément aux ambitions de l'agenda stratégique adopté par le Conseil européen en juin. Il faut aussi simplifier les contrôles et les audits, pour ne pas surcharger les collectivités de tâches administratives.
En ce qui concerne la PAC, nous considérons que la baisse proposée par la Commission européenne n'est pas justifiée. Les agriculteurs sont soumis à des aléas de marché ou climatiques. Ils doivent aussi entretenir les paysages, réduire les émissions de CO2, veiller à la sécurité alimentaire, etc. Il serait donc illogique de réduire les moyens alloués à la préservation de leur revenu. Nous demandons donc, avec force, que le budget de la PAC soit augmenté. Ce n'est pas une bataille facile car l'équation budgétaire est complexe. Il n'y a pas de contradiction entre la préservation des paiements directs, les aides au revenu, et la conditionnalité en fonction d'enjeux écologiques. Au contraire, cela permet d'accompagner les agriculteurs pour réaliser les transformations nécessaires et renforce la légitimité de la PAC, qui contribue aussi, par ailleurs, au maintien de notre souveraineté, à la préservation de notre mode de vie, à la lutte contre le changement climatique, au développement rural, à la lutte contre les inégalités, etc. Nous voulons aussi garantir l'équité sur le marché intérieur : il ne serait pas normal que certains pays soient plus exigeants avec leurs agriculteurs, tandis que d'autres s'exempteraient des disciplines communes. Enfin, je dois aussi évoquer la simplification et l'adaptation aux terroirs. Un grand travail de simplification a été engagé. La Commission européenne avait proposé de développer la subsidiarité et de privilégier les adaptations locales. Toutefois, le dispositif envisagé était excessivement complexe. La réforme a pris du retard, mais la France la soutient. La question du budget sera réglée lors du Conseil européen de mars ou d'avril, voire de février.
La réduction des émissions de carbone constitue une priorité de la Commission, du Conseil et de la France. La première communication de Mme von der Leyen portera, d'ailleurs, le 11 décembre, sur le Pacte vert et l'un de ses premiers déplacements consistera à se rendre à la Conférence de Madrid sur les changements climatiques. Parallèlement, le Conseil européen de décembre s'efforcera de recueillir l'accord de tous les États membres sur l'objectif de neutralité climatique en 2050. Il s'agissait initialement d'une initiative française. Nous avons déjà convaincu 24 pays et nous travaillons à convaincre les derniers, la Pologne en particulier, en définissant les modalités de transition. Le travail de rédaction est en cours, sous la houlette de M. Charles Michels.
Mme von der Leyen s'est engagée à lancer des études d'impact pour définir le niveau de réduction des émissions de gaz à effet de serre à atteindre en 2030. Elle a évoqué une fourchette entre 50 et 55 % de réduction des émissions. Le processus sera le suivant : une communication sur le Pacte vert, incluant la trajectoire de réduction des émissions, le 11 décembre prochain ; une loi Climat précisant la trajectoire en février ou en mars, avec des études d'impact menées en parallèle ; enfin, des propositions législatives à l'automne, en particulier s'il faut rouvrir le système ETS d'échange de quotas d'émission pour acter la trajectoire, ou renforcer des législations sectorielles. Ces choix devront être opérés dans les prochains mois et mis en cohérence avec la neutralité climatique en 2050.
La trajectoire est aujourd'hui fixée à 40 % de réduction en 2030. Si ce taux est remonté, il faudra prévoir des moyens d'accompagnement ; c'est l'objet d'un budget ambitieux pour le climat et d'un fonds de transition juste destiné à prendre en compte la dimension sociale de cette transformation. La Banque européenne d'investissement (BEI), qui serait transformée en banque européenne du climat, s'est engagée à supprimer les financements aux énergies fossiles.
La dernière brique de ce cadre d'ensemble, c'est la taxonomie des financements compatibles avec l'Accord de Paris, pour orienter les investisseurs privés et définir un bonus permettant de financer les investissements verts. Les enjeux sont considérables en termes de masses financières. Nous nous battons en particulier sur l'énergie nucléaire et la gouvernance de cette classification.
Dans la lutte contre le changement climatique, il y a une forte composante énergétique, d'où le développement des énergies renouvelables, et aussi, d'une autre manière, de l'énergie nucléaire, et en tout cas la réduction des énergies fossiles. Ce sujet engage fortement notre souveraineté ; ce sera forcément une priorité. Avec la Commission Juncker, nous avons revu le paquet énergie, avec des objectifs plus ambitieux pour l'éolien, le solaire, la biomasse. L'Union européenne continue de jouer un rôle de leadership. L'enjeu sera de l'accompagner et d'y associer des filières industrielles. Nous l'avons vu, les objectifs ambitieux que nous nous sommes fixés, par exemple dans le solaire, ont financé des filières industrielles chinoises. Il faudra retrouver une cohérence d'ensemble ; ce sera l'un des objectifs de Thierry Breton, dont le portefeuille très large comprend l'industrie. Il présentera une stratégie industrielle, en mars ou en avril, comportant une forte dimension écologique, en lien avec la question énergétique.
Enfin, nous essayons de peser sur la politique commerciale européenne, qui fait sa mue, dans trois directions. La première, c'est la défense du multilatéralisme, la réforme de l'OMC pour qu'elle puisse retrouver l'adhésion de tous, y compris des États-Unis. À très court terme, l'organe de règlement des différends de l'OMC étant mis en question, les ministres du commerce essaient de trouver une alternative pour garantir un ordre juridique résolvant les conflits en matière commerciale.
Le deuxième sujet, c'est une meilleure défense des intérêts européens, avec plus de réciprocité, plus d'instruments de défense en cas de concurrence déloyale, de dumping, de subventions, de transferts de propriété intellectuelle et industrielle, donc une politique moins naïve et plus robuste. D'autres instruments doivent encore être déployés, comme la réciprocité en matière de marchés publics, qui n'a toujours pas abouti, même si nous avons avancé sur l'antidumping et la protection des investissements stratégiques.
La troisième direction, c'est le développement durable, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Mme von der Leyen a réaffirmé la nécessité d'utiliser l'instrument commercial pour peser sur les pratiques de développement durable et lutter contre le changement climatique. Nous portons par exemple l'idée que la mise en oeuvre de l'Accord de Paris soit une clause essentielle des accords commerciaux, comme aujourd'hui les droits de l'Homme. Cette ambition en matière de développement durable s'ajouterait aux conditions nécessaires de réciprocité, de garanties sanitaires, de protection des filières sensibles en matière agricole.
Pour conclure, à la croisée des différents sujets, nous soutenons la mise en place d'un mécanisme d'inclusion carbone aux frontières, sujet repris par la Commission, qui doit permettre de développer notre ambition climatique au sein de l'Union européenne, sans être soumis à des conditions inéquitables et donc à des transferts industriels à l'avenir. Ce mécanisme aux frontières peut être associé au système d'échange de quotas d'émissions ETS pour fournir des nouvelles ressources propres. C'est un instrument important qui peut combiner plusieurs des objectifs de l'Union européenne.