Intervention de Jean-Pierre Sueur

Réunion du 5 décembre 2019 à 14h30
Loi de finances pour 2020 — Justice

Photo de Jean-Pierre SueurJean-Pierre Sueur :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le coût de la justice, si l’on peut dire, par Français est de 65, 90 euros par an. Pour les Allemands et les Britanniques, il est de 122 euros par habitant et par an.

D’après une étude du Conseil de l’Europe, que vous connaissez bien, la France est au 37e rang sur 41 s’agissant de son budget de la justice rapporté au produit intérieur brut (PIB). Notre pays compte 4 fois moins de procureurs que la moyenne européenne, 2, 2 fois moins de juges et 2 fois moins de personnel de greffe par habitant.

Certes, face à ces constats, il est clair que le budget de la justice est en constante augmentation depuis 2002, soit depuis plus de quinze ans. Pourtant, l’écart demeure très important. Cela tient au fait que les augmentations décidées, année après année, portent sur un budget tellement bas historiquement que le retard structurel n’est jamais rattrapé.

Madame la ministre, c’est à l’aune de ces constats qu’il faut parler de votre budget. Certes, j’ai bien précisé que les faits que j’ai rappelés concernaient tous les gouvernements depuis longtemps. Ce qui nous manque – et combien de fois ai-je eu l’occasion de le dire à cette tribune, mes chers collègues, et auparavant, il y a longtemps, à celle de l’Assemblée nationale –, c’est une véritable loi de programmation, qui s’imposerait à tous les gouvernements, nonobstant les principes de l’annualité budgétaire, qui nous permettrait de consentir un effort très considérable pour, enfin, rattraper le retard.

Vous nous direz qu’une loi de programmation a été inscrite dans la loi de réforme de la justice que vous nous avez présentée. Celle-ci prévoyait la création d’emplois et, en vérité, des emplois sont créés. Toutefois, nous sommes navrés de constater que, malheureusement, les crédits qui étaient promis, prévus dans cette programmation ne sont pas au rendez-vous.

Il manque, au bas mot, 150 millions de crédits cette année par rapport à ce que vous-même aviez proposé d’inscrire dans cette loi de programmation et de réforme pour la justice, que le Parlement avait non seulement acceptée, mais souhaitée. Nous avions d’ailleurs souhaité davantage de moyens.

Plusieurs constatations apparaissent aujourd’hui : une baisse de 45, 6 % des investissements pour la justice judiciaire ; une baisse de 3, 35 % du fonctionnement de l’administration pénitentiaire ; une baisse de 2, 5 % de la conduite et du pilotage de la politique de la justice ; une baisse de 20 % pour le support à l’accès au droit et à la justice. Par ailleurs, pour ce qui est des places de prison, je tiens à souligner qu’elles bénéficient de crédits en augmentation, comme d’ailleurs l’ensemble de l’administration pénitentiaire. Des postes seront créés, mais souvent, ces créations ne serviront qu’à combler les très nombreuses vacances.

Mais, vous le savez, madame la ministre, jamais autant de personnes n’ont été incarcérées en France, et la France est le seul pays européen dans lequel le nombre de détenus augmente dans ces proportions. Ce nombre a atteint un nouveau record avec 71 828 personnes détenues au 1er avril 2019. Cela pose de nouveau, avec une acuité toute particulière, la question de la mise en œuvre efficace et effective des alternatives à la détention, sujet sur lequel les nécessaires réponses ne nous paraissent pas être au rendez-vous face à cette surpopulation qui appellerait l’augmentation sensible de ces mesures.

En outre, s’agissant des mesures annoncées lors du Grenelle contre les violences conjugales, auquel vous avez participé, madame la ministre, nous pouvons craindre que les crédits annoncés ou supposés ne soient inférieurs aux besoins nécessaires pour lutter efficacement contre les violences faites aux femmes.

J’ajoute que l’accès à la justice et l’aide juridictionnelle sont remis en cause par une baisse des crédits de près de 22 millions d’euros en 2020. Et nous sommes plus que sceptiques sur les dispositions votées par l’Assemblée nationale pour l’aide juridictionnelle.

Il ne nous paraît pas justifié de prendre comme indicateur le seul revenu fiscal de référence, et non plus les revenus de toute nature.

Nous ne sommes pas favorables non plus à la suppression de l’obligation de disposer d’un bureau d’aide juridictionnelle dans chaque TGI, c’est-à-dire d’un point d’accès à cette aide financière. Il ne nous semble pas justifié d’écarter un certain nombre de publics en vertu d’une « politique uniforme » des bureaux d’aide juridictionnelle.

Nous devons rester très attentifs aux besoins d’aide juridictionnelle, ce qui n’est pas le cas de ce budget, qui voit les crédits pour l’aide juridictionnelle diminuer.

Je veux aussi aborder la question de la spécialisation des tribunaux. Certains craignent qu’elle ne serve de palliatif à l’idée de supprimer des juridictions.

Madame la ministre, vous avez affirmé clairement que toutes les juridictions seraient maintenues, mais si certaines sont déchargées d’une partie de leurs prérogatives, cela pourrait poser des problèmes. Vous avez dit que rien ne serait imposé sans l’accord des juridictions elles-mêmes.

Dans mon département, qui compte deux tribunaux de grande instance, les représentants des magistrats, des personnels et des avocats ne sont pas d’accord avec certaines mutualisations ou spécialisations qui sont proposées.

Madame la garde des sceaux, pouvez-vous confirmer que, dans ce cas, on en restera au statu quo, comme vous en avez pris l’engagement ? Pourrait-il au contraire être remis en cause si des chefs de cour – je n’ose l’imaginer ! – allaient à l’encontre des souhaits des magistrats, des personnels et des avocats ?

Comment enfin ne pas revenir sur une affaire qui nous a beaucoup émus, madame la garde des sceaux ? Je veux parler bien sûr de la parution dans la presse d’une note de votre ministère qui semble établir un lien entre le maintien ou la suppression éventuelle de postes de juges d’instruction et certaines considérations électorales. Je vous ai posé des questions très précises à ce sujet, mais vous avez toujours affiché un mutisme tenace… Cela ne contribue pas à créer un contexte favorable.

Pour toutes ces raisons, en dépit d’efforts réels que je tiens à souligner, notre groupe ne pourra pas voter les crédits que vous nous présentez pour cette année 2020, madame la ministre.

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