Intervention de Jean-Marie Le Méné

Commission spéciale sur la bioéthique — Réunion du 11 décembre 2019 à 19h05
Audition de M. Jean-Marie Le méné président de la fondation jérôme lejeune

Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme Lejeune :

Je vous suis très reconnaissant d'avoir accepté de m'auditionner. Je concentrerai mon propos sur deux sujets : le diagnostic préimplantatoire des aneuploïdies (DPI-A) et la recherche sur l'embryon.

J'ai quelques scrupules à commencer par un sujet qui n'est pas dans le texte transmis par l'Assemblée nationale, mais qui a été porté par un amendement centriste, rejeté par le Gouvernement et non adopté par l'Assemblée nationale, qui pourrait resurgir au Sénat. Cet amendement visait à étendre le diagnostic préimplantatoire (DPI) aux aneuploïdies et donc, notamment à la trisomie 21. Il s'agit, selon ses promoteurs, d'améliorer le taux d'implantation de l'embryon et de diminuer le nombre de fausses couches, dans le cadre de la procréation médicalement assistée (PMA).

Le DPI est légal pour les parents qui recourent à la PMA parce qu'ils sont porteurs d'une maladie génétique d'une particulière gravité. Mais la question d'étendre ce DPI à d'autres maladies d'origine génétique, mais non héréditaire - notamment en examinant les chromosomes de l'embryon -, fait débat depuis plusieurs années. Il s'agit du DPI-A, communément appelé « DPI de la trisomie 21 », mais qui recouvre aussi d'autres types de trisomie. À l'occasion de cette troisième révision de la loi Bioéthique, la revendication d'étendre le DPI à la trisomie 21 a donc resurgi au motif d'améliorer les performances de la PMA.

Le premier argument utilisé par Mme Agnès Buzyn, ministre de la santé, pour rejeter l'amendement, c'est l'argument de l'eugénisme : elle a considéré que le DPI était eugéniste par nature. Je cite ses propos : « autoriser cette pratique conduirait manifestement à une dérive eugénique », « je sais depuis le début de l'élaboration de ce projet de loi que ce serait la question éthique la plus fondamentale et la plus complexe », « une telle décision est lourde à l'échelon collectif, je suis par conséquent très mal à l'aise. »

Son deuxième argument est scientifique, car l'extension du DPI repose sur des arguments scientifiques controversés. En effet, la diminution du nombre de fausses couches après un DPI-A n'est pas établie et la littérature scientifique en ce domaine est divisée ; il n'y a aucun consensus scientifique dans ce domaine, y compris dans les articles récents. Le Pr Bonnefont l'a confirmé lors de son audition par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur la révision de la loi relative à la bioéthique: « l'augmentation des chances de grossesse après un test d'aneuploïdie n'a jamais été formellement démontrée. » Bien au contraire, il est courant et connu que certaines de ces anomalies se régularisent d'elles-mêmes dans les premiers jours du développement de l'embryon, avant l'implantation. Plusieurs travaux, y compris récents, sont parus sur cette autocorrection de l'embryon. Le Pr Bonnefont a aussi montré que ces techniques de DPI étaient délicates et qu'elles exposaient à des risques de faux positifs ou de faux négatifs : des aneuploïdies peuvent être limitées au placenta et laisser l'embryon sain. Enfin, le DPI-A peut abîmer, voire détruire, l'embryon. Il y a donc des incertitudes suffisantes pour ne pas élargir cette technique à d'autres pathologies, ainsi que l'a confirmé Mme Buzyn.

Le troisième argument de la ministre, auquel je suis assez sensible, est la question du financement et du coût de cette extension, car une généralisation serait inévitable. L'amendement ne proposait l'extension du DPI qu'aux couples qui ont recours à une PMA, mais qui étaient éligibles au DPI pour une maladie héréditaire, mais pas pour tous les couples ayant recours à la PMA. On va donc avoir deux types de couples qui ont recours à la PMA : ceux qui ont droit au DPI parce qu'ils ont une maladie héréditaire familiale - la myopathie par exemple - et les autres couples, qui sont beaucoup plus nombreux, et qui ont recours à la PMA pour des questions d'infertilité, mais qui ne sont pas éligibles au DPI. Je ne vois pas très bien quel argument on va pouvoir invoquer pour dire que l'extension du DPI ne sera ouverte qu'aux uns et pas aux autres ! Or ces deux groupes sont dans un statut d'égalité totale au regard de la trisomie 21, qui est certes une maladie génétique, mais pas une maladie héréditaire. Mme Buzyn s'est donc interrogée sur ce point : quelle garantie avons-nous, si nous passons ce cap, de ne pas aller au-delà ? Car les chiffres donnent le vertige : on passerait d'une moyenne annuelle de 250 couples concernés par un DPI à 150 000 ! Une PMA avec DPI coûte près de 20 000 euros, cela ferait donc une dépense de l'ordre de 3 milliards d'euros.

Cet amendement ouvrirait la boîte de Pandore : c'est toujours par la trisomie 21 que l'on commence, mais ensuite, dans la mesure où nous avons accès à l'ensemble du génome, il n'y a aucune raison de ne pas en profiter pour vendre d'autres diagnostics. Les laboratoires y trouveront leur compte ! Le Pr Bonnefont a également souligné « l'enjeu financier tout à fait intéressant pour les laboratoires, en particulier les établissements privés, qui vont développer ce type de tests ». « Faisons attention à ne pas nous laisser intoxiquer par des professionnels qui auraient des arrière-pensées plus financières que médicales », nous dit le Pr Bonnefont.

Permettez-moi, en tant que président de la Fondation Jérôme Lejeune, qui a créé la plus grande consultation médicale d'Europe spécialisée sur la trisomie 21 et d'autres pathologies avec retard mental et qui a relancé une recherche à visée thérapeutique, d'ajouter un élément important, qui est le fruit de notre expérience : on ne peut pas soutenir le projet d'une société inclusive et dégrader en même temps l'image de la trisomie 21 en la rendant responsable des déboires de la PMA. Car il s'agit bien de cela : éliminer des embryons qui sont susceptibles de dégrader les performances statistiques de la PMA. Or les dépistages conduisent d'ores et déjà, dans 96 % des cas, à éliminer cette population trisomique : en pratique, il ne naît plus d'enfants trisomiques 21, hormis bien sûr le souhait des parents. Nous sommes donc déjà dans une société qui élimine certains types d'anomalies génétiques ou certains types de disgrâces physiques détectées par des machines et des algorithmes : disons les choses comme elles sont ! Je le dis souvent : c'est la première fois dans l'histoire de la médecine que la médecine a rendu mortelle une pathologie qui ne l'est pas ; la trisomie 21 est une affection qui est certes grave, mais pas mortelle - nos patients les plus âgés ont entre 70 et 75 ans et leur espérance de vie continue de progresser. Comment peut-on espérer changer notre regard sur les personnes handicapées si l'eugénisme se renforce à chaque évolution technique, qui n'est pas forcément un progrès ?

Il existe un risque que cet amendement soit redéposé au Sénat parce que les principales institutions interrogées ou qui se sont prononcées lors du débat à l'Assemblée nationale sont favorables à cette extension du DPI : le Conseil d'État, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPESCT), la mission d'information parlementaire, l'Agence de la biomédecine (ABM). Mme Buzyn a tenu ferme sur ce point : c'est une sage décision.

Nous recevons 10 000 patients chaque année, de la pédiatrie à la gériatrie. Le plus difficile n'est pas d'accueillir les patients et leurs familles. Comment progresser sur la thérapeutique quand on entend des propos tels que ceux qui ont été tenus à l'Assemblée nationale en séance publique ? Le député Philippe Berta a osé parler des enfants trisomiques en les comparant à des « légumes » ! Le député Philippe Vigier a eu ces mots terribles : « il faut traquer, oui je dis : traquer, les embryons porteurs d'anomalies chromosomiques. » Dans quel pays, à quelle époque vivons-nous ? Quel message les pouvoirs publics envoient-ils aux personnes que nous accueillons dans nos consultations ? Ces propos relèvent d'un racisme chromosomique. Ils sont méprisants, donc méprisables.

J'ai eu la chance, ou l'honneur, de suivre l'élaboration des quatre lois de bioéthique, mais de cinq révisions du cadre de la recherche sur l'embryon, car, étonnamment, il y a plus de révisions du cadre de la recherche sur l'embryon que de lois de bioéthique : en 1994, la loi interdisait la recherche sur l'embryon ; une dérogation temporaire a été ouverte en 2004 ; cette dérogation a été pérennisée en 2011 ; la recherche a été autorisée sous conditions en 2013 ; une dérogation à la dérogation, pour faciliter la recherche qui améliore la PMA, a été prévue en 2016 ; et finalement, toutes les conditions vont être supprimées en 2020. Deux de ces modifications du cadre juridique de la recherche sur l'embryon n'ont pas fait l'objet de lois de bioéthique, alors qu'elles auraient dû le faire.

Le sens de cette évolution témoigne d'un malentendu. Les parlementaires, les médias, les experts se félicitent régulièrement des garde-fous posés par les lois de bioéthique ; mais cette saga législative française d'un quart de siècle démontre exactement le contraire : on est passé de l'interdiction de la recherche sur l'embryon à l'interdiction de s'y opposer, du respect de l'embryon, qui était premier il y a 25 ans, au principe de son non-respect aujourd'hui. Les lois de bioéthique n'ont eu de cesse de déréguler la recherche sur l'embryon ; elles n'ont pas protégé la dignité de l'embryon, elles ont protégé l'intérêt des chercheurs.

La technoscience a fait croire à la médecine, qui a fait semblant de le croire, que si les embryons surnuméraires n'étaient pas utilisés, ils ne devaient pas être inutilisables, leurs cellules souches étant promises à un grand avenir thérapeutique. L'ABM, créée en 2004 à cet effet, a alors autorisé des recherches sur l'embryon. Mais rien ne s'est passé comme prévu : contrairement aux attentes triomphalistes, les espoirs placés dans les vertus curatives de l'embryon ont été déçus. C'est pourquoi, faute d'apporter la gloire, on demande à l'embryon humain de rapporter de l'argent. Objet de toutes les promesses, l'embryon est devenu l'objet de toutes les richesses. Hier, l'embryon devait nous guérir de tout et, aujourd'hui, il doit nous servir à tout.

C'est pourquoi il est aujourd'hui demandé au législateur de faire disparaître les dernières protections formelles de l'embryon qui sont présentées comme la cause des échecs de la recherche ; la recherche serait tellement brimée que les chercheurs n'arriveraient pas à trouver ; certains chercheurs expliquent d'ailleurs leurs insuccès par l'insécurité juridique due à la Fondation Jérôme Lejeune quand celle-ci recourt au juge pour faire respecter les lois. Moins la recherche sur l'embryon apporte la preuve de sa pertinence, et plus il faudrait l'affranchir de toute contrainte pour l'inscrire dans une finalité industrielle et commerciale. Certains scientifiques n'hésitent pas à dire qu'il ne faut pas « rater le virage industriel » !

Or, en quoi le fait de remplacer une autorisation de recherche par une simple déclaration du chercheur, de ne plus poursuivre de finalité médicale, de ne pas privilégier les cellules souches pluripotentes induites (induced pluripotent stem cells - iPS) comme des alternatives aux cellules embryonnaires et l'embryon animal comme alternative à l'embryon humain, de ne plus produire le consentement des parents, de ne plus rendre compte de la traçabilité des embryons, de repousser la limite de la conservation de l'embryon de sept à quatorze jours, serait-il favorable aux découvertes scientifiques ? Faudrait-il vraiment alléger toutes ces formalités absurdes établies par des législateurs absurdes ? En revanche, on voit bien que l'allégement législatif facilitera la production massive de cellules souches embryonnaires par des start-up ou des sociétés à but lucratif, dans une perspective utilitariste, dont d'ailleurs on ne comprend pas comment elle s'accommode du principe de non-patrimonialité du corps humain.

La recherche sur l'embryon n'est pas une question de techniques ou de procédures, c'est une question de principe. On attend du législateur, et certainement encore plus du Sénat, une réponse de sagesse. Le législateur va-t-il suivre la jurisprudence administrative qui a tendance à ne pas annuler des autorisations pourtant illégales délivrées par l'ABM à des scientifiques qui ne se cachent pas d'anticiper des transgressions nouvelles de la loi ?

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