Le constat initial ayant donné lieu à cette proposition de loi n'est pas critiquable. Personne ne peut contester la nécessité de lutter contre les propos haineux en ligne. Dès lors que nous allons entrer dans des processus d'amélioration du texte, il ne faudrait pas que le Gouvernement nous fasse ce procès.
La législation actuelle, vieille de quinze ans, est sans doute insuffisante. Mais plusieurs difficultés se présentent, que je rassemblerai en deux champs d'égale gravité.
Le premier champ est celui de la limitation de la liberté d'expression.
S'agissant de l'obligation de retrait dans un délai de 24 heures après notification prévue à l'article 1er, la crainte est qu'elle aboutisse à un « sur-retrait ». En effet, les conséquences sont tellement lourdes pour les plateformes qui n'opéreraient pas ce retrait dans le délai requis qu'elles préféreront retirer du contenu à titre préventif. Or des questions se posent sur ce que l'on appelle les contenus « gris » : ce qui est nettement haineux ne pose pas de difficulté ; ce qui est nettement non-haineux n'en pose pas davantage ; en revanche, entre les deux, la situation est bien plus délicate. L'Allemagne s'est essayée à légiférer sur ce sujet, et au fil des années, nous avons noté un « sur-retrait » problématique.
Ici le texte ne prévoit pas de sanction relative au « sur-retrait ». Nous proposerons donc des amendements en ce sens.
Autre problème en matière de liberté d'expression, la disparition du juge judiciaire dans le processus.
Je ne suis pas gênée par principe par le fait qu'une instance ou une personne privée soit chargée de veiller au respect de la loi. Mais nous sommes là dans un domaine particulier, celui de la liberté d'expression, où l'intervention du juge judiciaire est importante. Or dans le texte il n'intervient qu'a posteriori, ce qui pose problème. Je ferai des propositions au nom de mon groupe sur ce sujet.
Le deuxième champ de difficultés, qui n'est pas mince, est la question de la compatibilité de la proposition de loi avec le droit européen.
Nous avons dû nous procurer, par d'autres moyens que par une transmission officielle, les observations de la Commission européenne ; le Gouvernement se flatte de n'avoir pas reçu un « avis circonstancié » qui marquerait une protestation formelle de sa part, mais seulement des « observations » critiques prétendument moins contraignantes. Je constate pour ma part à leur lecture que la longueur des observations de la Commission et leur argumentation charpentée sont une critique implacable du texte ! Nous ne pouvons pas les balayer d'un revers de main.
Nous pouvons d'ailleurs y ajouter l'avis circonstancié de la République tchèque, dont nous n'avons pas pu non plus obtenir communication - ni de traduction en français -, mais qui comporte, semble-t-il, des observations également assez sévères.
Il est préoccupant à double titre pour le Sénat de voter une législation incompatible avec la législation européenne : cela exposerait d'abord la France à un risque de condamnation ultérieure. Mais n'oublions pas également le risque de contentieux en France : le juge français pourrait très bien s'appuyer sur la contrariété de cette loi avec une directive européenne pour en écarter l'application lors d'un contentieux.
Une procédure pourrait donc être engagée par une plateforme pour contester une éventuelle condamnation, en arguant du non-respect de la directive e-commerce et des observations de douze pages de la Commission pour défendre sa cause. Et un juge français pourrait, sans même avoir besoin de saisir une juridiction européenne, lui donner raison. C'est vraiment servir sur un plateau des arguments de défense aux plateformes potentiellement incriminées. Cela pose un problème très sérieux.
Le rapporteur a fait des propositions. Avec des raisonnements parfois différents, nous sommes tous en réalité sur la même ligne. Comment faire pour lutter contre les contenus haineux en respectant à la fois la liberté d'expression et le droit européen ?
Nous approuverons les amendements du rapporteur, et présenterons également en séance des amendements sur cinq thèmes différents : premièrement, exclure explicitement la presse en ligne du champ de ce texte ; deuxièmement tenter de réinstaurer un délai de 24 heures - il est symboliquement difficile de ne pas le conserver, et un système de double délai pourrait être prévu, imposant 24 heures pour un contenu manifestement haineux et un délai plus long pour les « zones grises », avec une validation du juge a posteriori - ; troisièmement proposer des sanctions symétriques en cas de retrait abusif ; quatrièmement renforcer le rôle du CSA ; cinquièmement prévoir « la transparence des algorithmes ». Avec ce texte, nous risquons en effet d'imposer aux plateformes de créer des algorithmes dont nous ne saurons rien, et si nous ne prévoyons pas d'une manière ou d'une autre une obligation d'accès à ces algorithmes, nous aurons perdu la partie.