Intervention de Jocelyne Guidez

Réunion du 11 décembre 2019 à 15h00
Usages dangereux du protoxyde d'azote — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Jocelyne GuidezJocelyne Guidez :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comme beaucoup de nos concitoyens, c’est grâce à Valérie Létard et à ses collègues que j’ai découvert – avec un certain étonnement, je dois le dire – la dernière pratique psychoactive à la mode chez les jeunes Français : inhaler le gaz contenu dans les petites cartouches destinées aux siphons à crème chantilly pour en obtenir, pendant quelques minutes à peine, des effets semblables à l’ivresse.

Passé l’étonnement, je me suis rappelé que les Français avaient détenu pendant quelques années le record de la consommation d’antidépresseurs en Europe et qu’ils restaient champions de la consommation de cannabis. Ce n’est sans doute pas le moment d’examiner ce que de telles pratiques disent de l’état psychologique d’une population ou de spéculer sur l’avenir qu’elles promettent à sa jeunesse, mais j’invite chacun ici à accorder à ces questions ne serait-ce qu’un instant de réflexion, avant que nous envisagions de blâmer, de prévenir, d’empêcher ou de punir.

Souvenons-nous simplement que les usages de substances psychoactives font partie des expérimentations auxquelles se livrent tous les adultes en devenir, à toutes les époques, et sont à replacer dans un contexte et une histoire.

L’histoire du protoxyde d’azote est d’ailleurs assez intéressante. En effet, l’usage qu’en font les jeunes d’aujourd’hui est vieux de deux siècles. Les propriétés médicales et euphorisantes du protoxyde d’azote sont établies à la fin du XVIIIe siècle par un chimiste anglais. C’est ce même scientifique qui organisa les premiers usages récréatifs collectifs de ce gaz, à l’été de 1799, et en devint lui-même dépendant.

L’engouement pour le protoxyde d’azote ne s’est pas démenti jusqu’à la fin du XIXe siècle. On peut faire l’hypothèse qu’ensuite c’est la concurrence d’autres substances qui l’a fait passer au second plan et lui a laissé l’image d’un produit relativement anodin.

Alors que ce produit n’était plus utilisé qu’en médecine et dans des conditions très encadrées, son usage récréatif fait l’objet d’un emballement nouveau depuis la fin des années 1990 dans les milieux festifs alternatifs et, depuis le milieu des années 2010, chez les jeunes de tous les milieux. Songez qu’à présent les collégiens s’en voient proposer à la sortie de leur établissement scolaire.

Le succès du protoxyde d’azote peut s’expliquer assez facilement.

D’abord, le protoxyde d’azote est légal et, par conséquent, très facile d’accès. Vendu généralement dans de petites cartouches d’aluminium conditionnées par boîtes de cinq, dix ou vingt destinées à faire fonctionner les siphons à usage culinaire dont ont besoin les amateurs d’émulsions de toutes sortes, ce gaz se trouve au rayon cuisine de tous les commerces.

Son mode d’administration est simple : le gaz est transféré dans un ballon de baudruche, puis inhalé au rythme de la respiration.

Ensuite, ce produit est très peu onéreux. Rendues omniprésentes par la mode télévisuelle de la cuisine créative, les cartouches coûtent environ 1 euro pièce, souvent moins. Surtout, la hausse de la demande a attiré sur le marché de nouveaux entrants, qui vont jusqu’à proposer sur internet des bonbonnes entières à prix cassé et dont la réclame annonce fièrement que les ballons de baudruche sont offerts avec la livraison – ne laissant aucun doute sur l’usage qui sera fait du produit.

En outre, les effets du protoxyde d’azote sont brefs, de l’ordre de quelques minutes seulement, et difficiles à détecter. Il est par conséquent plus commode, avant de se rendre en classe ou de rentrer dîner chez ses parents, d’inhaler du protoxyde d’azote que de fumer du cannabis, si l’on souhaite éviter d’attirer l’attention.

Enfin, la popularité du protoxyde d’azote s’explique assez largement par le fait qu’il s’agit d’une mode, venue des pays anglo-saxons, via les Pays-Bas et la Belgique, mais aussi propagée par les réseaux sociaux. C’est toutefois très abusivement que l’on parle de « gaz hilarant », car les effets du protoxyde d’azote sur la santé n’ont pas de quoi faire rire.

Sa manipulation elle-même est dangereuse, car c’est un gaz froid, qui peut occasionner des brûlures. Même inhalé avec précaution, il produit des effets qui ne sont pas sans danger pour les consommateurs et leur entourage : distorsion visuelle et auditive, sensation de dissociation, désinhibition, état de flottement, vertiges. Lorsque les effets amorcent une phase de déclin peut apparaître une anxiété, voire un état de panique, du fait d’une modification des perceptions sensorielles.

Surtout, en consommation chronique, le protoxyde d’azote interfère dans le métabolisme de la vitamine B12, indispensable au bon entretien de la gaine de myéline qui protège les nerfs. En d’autres termes, les consommateurs de grandes quantités de protoxyde d’azote risquent des atteintes extrêmement graves de la moelle épinière.

Le centre hospitalier universitaire de Lille, où je me suis rendue, a été saisi à cette date de huit cas graves dans les Hauts-de-France, comme l’a rappelé Valérie Létard. Cinq d’entre eux concernent des jeunes entre 18 ans et 20 ans. Dans certains cas, les conséquences sont irréversibles. Tous présentaient les symptômes d’une forme d’addiction au protoxyde d’azote : leur consommation s’élevait à plusieurs centaines de cartouches par jour pendant un à trois mois. Cinq cas sont en outre en cours d’examen pour des symptômes analogues ; ceux dont l’âge nous a été communiqué ont respectivement 23, 19, 18 et 17 ans.

Que faire ? Laisser passer la mode ? Faire confiance aux parents ? Se contenter de communiquer sur la dangerosité du produit ? Le Gouvernement semble avoir fait ce dernier choix, en publiant un communiqué le 19 novembre dernier.

Pour l’heure, les maires de nos communes sont seuls en première ligne pour tenter de juguler le phénomène. Des arrêtés interdisant la vente ou l’usage de protoxyde d’azote à des fins récréatives ont été pris dans pas moins de 47 communes, du Nord à l’Hérault, en passant par la Seine-Saint-Denis. Outre les problèmes de santé publique, l’usage détourné de ce gaz cause de réels troubles à l’ordre public. La seule commune de Loos, où je me suis rendue et qui compte 21 000 habitants, envoie chaque mois au recyclage 100 kilogrammes de cartouches d’aluminium retrouvées sur la chaussée ! Depuis peu, les jeunes sont passés à la vitesse supérieure, puisque l’on retrouve aussi des bonbonnes dans les lieux publics.

Les arrêtés ont leurs limites. Ils sont territorialisés, donc contournables, ou impraticables dans les grandes agglomérations. Ils varient selon les communes et ils sont parfois fragiles juridiquement.

Observons par ailleurs qu’un nombre croissant de pays confrontés avant nous à ce phénomène ont fait le choix de légiférer pour interdire la vente aux mineurs, voire la simple possession de protoxyde d’azote à des fins récréatives : de plus en plus d’États américains, d’États australiens, le Royaume-Uni, Chypre, la Croatie ou encore la Corée du Sud. Avant-hier encore, les Pays-Bas, qui avaient jusqu’à présent tout misé sur la prévention, ont annoncé s’engager dans cette voie.

Enfin, j’avoue craindre que le phénomène ne se répande, comme beaucoup de modes importées des pays anglo-saxons. Je fais d’ailleurs observer qu’au Royaume-Uni, depuis 2001, on recense 36 jeunes personnes mortes à la suite de cette consommation.

Cette proposition de loi, cosignée par plus de quatre-vingt-dix de nos collègues siégeant dans toutes les travées, fait donc, après de nombreux autres pays, trois choses assez simples. D’abord, elle interdit la vente aux mineurs du protoxyde d’azote, en commerces physiques comme dans les lieux publics ou en ligne. Ensuite, elle pénalise la provocation d’un mineur à la consommation de ce type de substance. Enfin, elle entend contribuer à la prévention, en obligeant les fabricants à faire apparaître la dangerosité du gaz sur les contenants et en renforçant l’information sur internet et à l’école – grâce aux amendements de M. Grand.

On nous objectera peut-être que ce texte pénalise une filière. Il faut savoir que les industriels que j’ai auditionnés soutiennent cette initiative.

On nous objectera éventuellement qu’il faudrait interdire le protoxyde d’azote tout court. Cela s’entend, mais c’est une substance pour l’heure irremplaçable en cuisine et, s’il fallait interdire chaque objet dont le mésusage peut provoquer des catastrophes, nous n’aurions hélas ! pas fini de siéger.

On nous objectera sans doute que la mode du protoxyde d’azote sera chassée par une autre, qui appellera un texte à son tour, et qu’il est vain de légiférer par saccades. C’est très juste. La commission des affaires sociales a donc ouvert un nouveau livre dans le code de la santé publique consacré aux usages détournés dangereux de produits de consommation courante.

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