Nous avons présenté, deuxièmement, une proposition de loi visant à mettre en place des outils de gestion des risques en agriculture, qui a été adoptée le 30 juin 2016. Elle s’inscrivait dans la continuité de la proposition de résolution que je viens de mentionner. Nous proposions de mettre en place des fonds de stabilisation des revenus agricoles dans chaque région, d’expérimenter la mise en œuvre dans les territoires de mécanismes de gestion mutualisée des risques économiques agricoles, d’augmenter le taux de soutien à la souscription d’assurances par les agriculteurs ou encore de doubler la taxe sur les terres agricoles rendues constructibles.
Troisièmement, nous avons soumis au Sénat une proposition de résolution en faveur de la création de paiements pour services environnementaux (PSE) rendus par les agriculteurs, qui a été rejetée le 12 décembre 2018. L’objectif était d’encourager le développement des PSE, entendus comme les externalités positives de l’agriculture, c’est-à-dire l’ensemble des effets positifs susceptibles d’être engendrés par des modes de production ou des pratiques agricoles adaptés. Nous proposions ainsi de rémunérer de façon permanente les pratiques agricoles ayant une plus-value environnementale et climatique.
La problématique spécifique de la résilience alimentaire, objet de la proposition de résolution que nous examinons aujourd’hui, est une question centrale. Elle est en effet au cœur de nombreux enjeux de résilience de nos territoires, tant environnementaux qu’économiques, sociaux ou sociétaux : la réduction des émissions de carbone liées aux transports ; la diminution de la vulnérabilité et de la dépendance aux matières premières importées ; la sécurisation des approvisionnements ; l’amélioration de la qualité et de la traçabilité des produits consommés ; la maîtrise de la consommation individuelle et de la pollution associée ; la relocalisation des emplois sur les territoires ; le développement d’une économie locale plus inclusive qui fasse une place à tous et redonne du sens aux missions fondamentales des agriculteurs locaux, à savoir nourrir le territoire et entretenir ses paysages.
Or, en matière d’alimentation, nos territoires ne maîtrisent qu’une part infime des ressources agricoles qui serviront à la consommation de leurs populations. Une étude du cabinet Utopies a ainsi évalué le taux d’autonomie alimentaire des cent premières aires urbaines françaises à seulement 2 % en moyenne ! Cela signifie que la production agricole locale est à l’origine de seulement 2 % des produits alimentaires consommés localement pendant une année. Les situations varient à peine d’un territoire à l’autre. Le meilleur élève, Avignon, dépasse à peine les 8 % d’autonomie alimentaire, et seules sept autres aires urbaines dépassent les 5 %, tandis que cinquante-huit sont sous la barre des 2 %. C’est le cas, notamment, de l’aire urbaine que je connais le mieux, celle de Saint-Étienne, dont le taux d’autonomie alimentaire n’est que de 1, 7 %.
Le pire, dans cette situation d’ultra-dépendance alimentaire, c’est qu’elle n’est même pas due à une carence de la production alimentaire dans nos territoires. En effet, la même étude fait apparaître que la production de l’agriculture locale de ces aires urbaines est à 97 % consommée à l’extérieur du territoire ! Le résultat le plus visible de cet état de fait est le fameux « ballet de camions » pointé dans l’exposé des motifs de la proposition de résolution. L’absurdité de la situation atteint là son comble, puisque ces camions apportent et emportent parfois les mêmes aliments !
Si l’autarcie alimentaire complète n’est pas réalisable, ni même souhaitable, l’objectif d’un taux d’autonomie de 50 % est tout à fait atteignable. En effet, le potentiel agricole local des cent premières aires urbaines pourrait permettre, en moyenne, de couvrir plus de 54 % des besoins alimentaires de leurs habitants. Même s’il existe de vraies disparités, près des deux tiers des aires urbaines disposent d’« actifs agricoles » suffisants pour assurer leur autonomie à hauteur de plus de 50 %.
Sur une vaste partie de notre territoire national, il ne manque donc plus que la volonté politique pour organiser la reconnexion entre production et consommation de produits agricoles destinés à l’alimentation. Les territoires à forte densité urbaine ou dont les caractéristiques géographiques limitent le potentiel agricole – Paris, Marseille, Bordeaux, Nice, Montpellier, Creil, Forbach… – devront, plus encore que les autres, être accompagnés dans le développement de nouvelles formes d’agriculture urbaine ou semi-urbaine.
Nous partons de loin et, pour accroître significativement l’autonomie alimentaire de nos territoires, il faudra la mobilisation de tous – pouvoirs publics nationaux, élus locaux, citoyens – autour d’une prise de conscience partagée des enjeux. À ce titre, je souhaite remercier Françoise Laborde et son groupe : la discussion de la présente proposition de résolution contribue à cette nécessaire prise de conscience.
Je voudrais maintenant revenir sur l’angle choisi pour aborder cette question fondamentale de la résilience alimentaire. Les auteurs de la proposition de résolution ont fait le choix de l’appréhender au travers de la dimension du maintien de l’ordre public. Leur texte relaie les travaux de recherche de Stéphane Linou, l’un des pionniers du « manger local » en France.
Ils proposent d’anticiper une conséquence de la multiplication des aléas climatiques et des crises économiques, qui serait un « angle mort » de nos politiques publiques : le déclenchement de troubles importants de l’ordre public sous forme d’émeutes, de blocages, etc. Cette approche, qui aurait pu être qualifiée de catastrophiste, voire prêter à sourire, il y a quelques années, ne peut plus être négligée.
Deux études publiées cette semaine viennent leur donner raison.
Premièrement, des chercheurs autrichiens ont analysé les chiffres de production issus de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) pour les principales zones de production mondiales de blé, de maïs et de soja. Il en ressort « une augmentation significative de la probabilité » de mauvaises récoltes liées au climat dans plusieurs régions productrices en même temps. Cela conduit l’auteure principale de cette étude à nous alerter sur le fait que « les chocs climatiques subis par la production agricole contribuent aux pics de prix et à la famine et pourraient déclencher d’autres risques systémiques, comme des troubles politiques ou des migrations ».
Deuxièmement, des chercheurs de l’Institut sur le changement climatique de Potsdam, en Allemagne, mettent en garde contre le risque « multiplié par vingt » de canicules simultanées affectant des zones de l’hémisphère Nord représentant jusqu’à un quart de la production mondiale. Ces canicules plus nombreuses et de plus en plus sévères menacent « la disponibilité en nourriture non seulement dans les régions affectées mais dans des régions plus lointaines qui peuvent enregistrer pénuries et augmentations des prix ».
Les effets critiques des bouleversements climatiques anticipés ne peuvent donc plus être assimilés à des scénarios de science-fiction.
Si je suis les auteurs de la proposition de résolution s’agissant de l’importance fondamentale de la résilience alimentaire ou de son lien avec la sécurité nationale, je m’interroge en revanche sur l’outil principal qu’ils préconisent de mettre en place, à savoir la reconnaissance de notre agriculture comme secteur d’activité d’importance vitale (SAIV).
Cette interrogation ne porte pas sur le bien-fondé de l’intention. Il est évident que la préservation de nos terres et la protection de nos agriculteurs doivent être des priorités nationales. La reconnaissance de la production alimentaire et du foncier agricole nourricier en tant que SAIV ne pose donc pas un problème de fond. Toutefois, en vue de sa mise en œuvre, cette préconisation nécessiterait une analyse plus fine que celle figurant dans le très court exposé des motifs de la proposition de résolution. Celui-ci laisse en effet un certain nombre de questions en suspens.
Concrètement, comment la reconnaissance du foncier agricole en tant que SAIV permettrait-elle de lutter contre l’artificialisation des sols ou l’achat de nos terres par des investisseurs étrangers ? Comment pourrait-elle encourager la relocalisation de nos productions dans les territoires ?
Comment seront désignés les opérateurs d’importance vitale parmi la multitude de structures ou d’organisations agricoles ?
Quels seront les sites plus particulièrement sensibles désignés points d’importance vitale : les terres d’élevage extensif seront-elles traitées sur le même pied que les grands vignobles, par exemple ?
Par ailleurs, il faut rappeler que l’alimentation est déjà reconnue comme un SAIV. Le ministère de l’agriculture a d’ailleurs publié un guide des recommandations pour la protection de la chaîne alimentaire contre les risques d’actions malveillantes, criminelles ou terroristes en 2014. Dans ce cadre, faut-il vraiment envisager la création d’un nouveau SAIV ? Un simple « élargissement » de l’existant ne pourrait-il suffire ?
Même si ces interrogations, essentiellement d’ordre technique, restent entières en l’état du texte de la proposition de résolution, nous considérons, avec mes collègues du groupe socialiste et républicain, que les questions fondamentales soulevées méritent d’être très sérieusement prises en compte, non seulement par notre assemblée, mais aussi et surtout par les ministères concernés. C’est pourquoi nous voterons en faveur de l’adoption de cette proposition de résolution.