Intervention de Didier Guillaume

Réunion du 12 décembre 2019 à 14h30
Prévention du suicide des agriculteurs — Renvoi à la commission d'une proposition de loi

Photo de Didier GuillaumeDidier Guillaume :

Cette étude dénombrait, en 2015, 605 suicides d’assurés du régime agricole. Parmi eux, 372 exploitants et 233 salariés agricoles, pour la très grande majorité des hommes. Les taux de décès par suicide progressaient jusqu’à 40 ans, puis restaient stables, avant d’augmenter de nouveau nettement chez les plus de 65 ans. C’est plus d’un exploitant par jour qui se donnait la mort à l’époque ; ce chiffre est terrible !

Il faut admettre que nous ne connaissons pas bien les évolutions de ce drame à l’échelon national. C’est en ce sens que votre réflexion a toute sa pertinence.

Certes, des études ont été réalisées, ces dernières années, et vous les avez évoquées, mais elles l’ont été avec des méthodes et des échantillons différents, donnant des résultats variables, voire contradictoires avec cette dernière étude de la MSA, ce qui ne nous permet pas d’étudier tranquillement ce qu’il en est. Les travaux que vous allez mener, dans les semaines qui viennent, avec votre commission, permettront, me semble-t-il, d’éclairer la société.

Nombreux sont ceux qui avaient retenu des travaux précédents la statistique d’un suicide tous les deux jours. L’honnêteté m’oblige à dire qu’aucune étude ne permet de confirmer une augmentation ou une réduction du nombre de suicides dans le monde agricole ces dernières années. Il faut que nous soyons clairs sur l’ensemble de ces chiffres. C’est bien là un chantier important à mener : mieux connaître la situation et son évolution.

Malgré ces difficultés à objectiver le phénomène, nombre d’autres indicateurs sont alarmants : 3 560 exploitants ont dû bénéficier d’une aide au répit en 2017 et environ 300 appels sont donnés par mois au dispositif d’écoute pour les agriculteurs en situation de détresse, Agri’écoute. Les cellules pluridisciplinaires de prévention, constituées dès 2012 dans les 35 MSA, ont détecté 1 654 situations problématiques en 2018.

Vous entendez chez chiffres : ils sont énormes ! Les cellules d’identification et d’accompagnement pour les agriculteurs en difficulté, mises en place par l’État dans plus de soixante-quinze départements, en sont à 2 100 signalements depuis septembre dernier.

Affirmer que la faiblesse des revenus et l’endettement sont les seules causes du suicide serait, à mon sens, une simplification qui ne servirait pas notre objectif de mieux le prévenir. Cependant, il ne faut pas réfuter l’évidence : le manque de ressources et de visibilité sereine constitue certainement la cause principale du désarroi du monde agricole.

Le revenu est crucial, mais il n’est évidemment pas le seul facteur. Différentes études mettent en évidence une conjonction de causes : au-delà de la pression financière et de l’endettement, il y a les problèmes interpersonnels dans la famille ou dans le groupement sociétaire, les événements particuliers de vie, les problèmes médicaux, les tracas administratifs, que vous avez évoqués, et, enfin, le temps de travail, qui est très élevé pour les agriculteurs et les éleveurs.

Les études montrent aussi une forte pression sociale, qui pèse sur les agriculteurs. Il existe un sentiment de honte en situation d’endettement ou de difficulté. Les paysans veulent payer leurs fournisseurs rubis sur l’ongle et ne pas avoir de dette. Ils n’aiment pas devoir de l’argent aux gens. Ils sont ainsi ; c’est dans leurs gènes ! Vous le savez, vous qui connaissez très bien le monde rural.

Il existe une autre forme de pression, celle de l’attente sociétale, qu’a évoquée M. Cabanel, celle d’une transition des modèles agricoles et agroalimentaires. La société leur demande toujours plus, et, parfois, ils sont démunis pour répondre à ces chamboulements.

Votre proposition de loi, monsieur le sénateur, offre des solutions pour prévenir l’acte irréparable. C’est absolument nécessaire.

À ce stade, je veux rappeler ce qui est fait par l’État et ses partenaires, aujourd’hui, au travers du plan national de prévention. Notre action est triple : mieux connaître les données chiffrées ; proposer un dispositif d’écoute pour les agriculteurs en situation de détresse, à savoir Agri’écoute, qui est accessible à tout moment ; créer des cellules de prévention.

Le ministère a revu son dispositif et instauré une cellule d’identification et d’accompagnement dans plus de soixante-quinze départements.

Ces cellules réunissent des représentants des chambres d’agriculture, de la MSA, des centres de gestion, des coopératives, des banques bien évidemment, car celles-ci jouent un rôle important, des directions départementales des territoires (DDT), des directions départementales de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP), des directions départementales des finances publiques, des conseils départementaux et régionaux. Elles garantissent la confidentialité à l’agriculteur et elles ont déjà reçu, je le répète, plus de 2 000 signalements.

Il existe d’autres dispositifs d’identification : ceux de la MSA, ceux de l’association Solidarité Paysans et ceux de divers réseaux, comme le réseau Agri-sentinelles, porté par Allice et Coop de France et animé par l’Institut de l’élevage.

L’État se mobilise aussi une fois que l’agriculteur en difficulté est identifié. Le ministère a développé une aide à l’audit global de l’exploitation agricole, qui vise à établir un bilan de la situation technique, économique, financière et sociale de l’exploitation. Celui-ci se fait en concertation avec l’agriculteur.

Pour les difficultés économiques, une aide à la relance de l’exploitation agricole (AREA), qui permet un plan de restructuration et un suivi techno-économique sur la durée, est en place. Pour les exploitants en situation de burn-out, l’aide au répit, ouverte à tous les agriculteurs, est soutenue financièrement par l’État.

Tous ces dispositifs sont opérationnels et ont été revus, ces dernières années, afin d’améliorer la prévention, qui est, je le répète, absolument indispensable.

Madame le rapporteur, vous avez proposé une motion de renvoi à la commission. Cette décision est sans aucun doute la bonne. Elle permettra de conforter notre réflexion. Nous attendons beaucoup du Sénat et des travaux que vous mènerez pour nous aider à agir.

Nous pouvons collectivement progresser, en connectant mieux tous les acteurs déjà engagés, aux niveaux consulaire, syndical, associatif, bancaire, étatique, médical et social. C’est la condition d’une identification précoce qui, tout le monde le reconnaît, est la clé de la réussite.

Nous devons continuer à libérer la parole, en communiquant et en débattant du sujet du suicide dans le monde agricole. À la campagne, on n’aime pas évoquer ces sujets délicats, mais il est très important d’y parvenir.

Il nous faut également rendre plus visibles les acteurs de proximité susceptibles d’aider un agriculteur. Aujourd’hui, il y a une marge de progression assez sensible. Néanmoins, nous devons dépasser la logique de guichet et systématiser, comme certains le font, la logique de démarche vers les agriculteurs en difficulté.

Nous devons aussi travailler sur le suivi des personnes ayant tenté de se suicider et améliorer l’offre de formation et la sensibilisation des acteurs. Enfin, il nous faut affiner notre compréhension sociale et nos statistiques sur la question du suicide.

L’analyse approfondie, avec la mobilisation de tous les acteurs, est, pour moi, la condition du succès. Le travail de votre commission y contribuera.

Parallèlement aux travaux que vous allez mener ici, le Premier ministre a souhaité confier une mission à un parlementaire sur le sujet du suicide. Elle sera soutenue par les inspections des ministères de l’agriculture et de la santé.

En liaison avec vos travaux et les nôtres, cette mission doit nous permettre de nous mettre d’accord sur les chiffres. Certes, ils ne sont pas essentiels : on parle non pas de statistiques, mais d’êtres humains, d’hommes et de femmes qui aiment leur métier, mais qui, finalement, en arrivent à commettre l’irréparable. Néanmoins, nous avons besoin de la base chiffrée la plus fiable possible pour enclencher ce travail.

Monsieur Cabanel, les lettres de témoignage que vous avez lues sont bouleversantes. J’en ai moi-même reçu beaucoup et, à chacun de mes déplacements, j’entends parler de ce sujet.

C’est pourquoi, ensemble, quelles que soient nos sensibilités politiques – la discussion générale, je l’espère, en apportera la preuve –, nous devons refuser ce qui n’est pas une fatalité.

La raison d’être d’un agriculteur, sa mission, c’est de faire vivre 65 millions de Français tout en leur donnant du plaisir. Au-delà, l’agriculture française a un rôle prépondérant à jouer pour nourrir la population mondiale, qui atteindra demain 10 milliards d’habitants. Comment accepter que l’accomplissement de cette noble tâche conduise à la mort de celui sur qui elle repose ?

C’est la raison pour laquelle, au nom du Gouvernement et en mon nom personnel, je remercie solennellement le groupe RDSE, Mme Férat, rapporteur, et M. Cabanel d’avoir permis ce débat, qui n’est qu’un début.

Souvent, nous nous déchirons sur des futilités, nous nous opposons sur des questions qui n’en valent pas la peine. Rassemblons-nous sur un élément : l’être humain, qui est plus important que tout le reste, qui doit dépasser tous les clivages. C’est en pensant à ces êtres humains engagés dans l’agriculture que nous pourrons être utiles et contribuer au vivre ensemble dans la République.

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