Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant d’entrer dans l’analyse de cette proposition de loi, je voudrais tout d’abord remercier notre collègue Henri Cabanel, qui nous donne l’occasion de consacrer une séance publique de la Haute Assemblée à cette terrible réalité qu’est la surmortalité par suicide des agriculteurs.
Les chiffres sont alarmants : la récente étude de la MSA fait état de 605 décès par suicide en 2015, dont 372 chefs d’exploitation – 292 hommes et 80 femmes, soit un suicide par jour environ – et 233 salariés agricoles. Le risque de se suicider est plus élevé de 12, 6 % chez les agriculteurs que chez les autres actifs. Pour les agriculteurs les plus pauvres, ce chiffre atteint 57 %.
Ce n’est pas un phénomène nouveau. Depuis la fin des années 1960 et l’apparition des données de suicide par catégories socioprofessionnelles, on constate que les agriculteurs sont au sommet de la pyramide des suicides.
Toutefois, pendant longtemps ces données sont restées dans l’ombre. Comme dans le reste de la société, le suicide est un tabou dans le monde agricole, et peut-être plus encore, car, au-delà de la honte associée à ce décès, le suicide a souvent été exclu des garanties des assurances. Aussi, des générations de paysans ont tu les suicides de leurs collègues, les faisant passer pour des accidents.
Cette problématique a commencé à percer dans le débat public au moment de la crise du lait en 2009. Aujourd’hui encore, les éleveurs bovins et les producteurs laitiers sont particulièrement touchés.
Le film Au nom de la terre, sorti il y a quelques mois, a également contribué à mettre en lumière ce fait social majeur. Nous avons eu la chance de pouvoir assister à une projection-débat la semaine dernière au Sénat, en présence de l’équipe du film. Pour celles et ceux qui, comme moi, vivent ou ont vécu du travail de la terre, il sonne de manière très juste – si juste qu’il peut être extrêmement douloureux à regarder jusqu’à la fin.
Aujourd’hui, grâce à la proposition de loi de notre collègue Henri Cabanel, nous disposons d’un temps dédié dans cet hémicycle pour aborder les réponses que nous pourrions apporter en tant que législateurs.
Dès lors que nous n’acceptons pas le suicide comme une fatalité, la première de ces réponses est nécessairement la prévention. Le professeur Michel Debout, précurseur en France de l’approche en santé publique du suicide, plaide depuis longtemps en faveur d’une politique de prévention rénovée et renforcée, qui permettrait, comme dans d’autres pays, d’éviter de nombreux suicides.
Avec ce texte, notre collègue nous propose une piste pour contribuer à la détection des paysans en détresse : faire des agents bancaires des acteurs de cette prévention. Ainsi, ces agents qui repéreraient des signaux faibles financiers auraient la possibilité de signaler leurs clients agriculteurs en difficulté financière, avec leur accord exprès, à une structure de suivi et d’écoute de la MSA.
Si l’intention est incontestablement louable, les indicateurs, les outils de suivi et les acteurs responsabilisés dans cette proposition de loi ont été sérieusement mis en question tout au long des auditions que nous avons conduites ces dernières semaines.
Face à un fait social aussi complexe et multifactoriel que le suicide, une réponse aussi parcellaire ne peut bien évidemment pas être adéquate. Il nous semble que d’autres pistes pourraient être utilement explorées pour améliorer la détection et la prévention des passages à l’acte. Au-delà, il nous paraît fondamental de pouvoir intervenir à un niveau structurel pour lutter efficacement contre le suicide des agriculteurs.
Le « sursuicide » dans le monde agricole résulte d’une combinaison de plusieurs facteurs. La situation économique des agriculteurs ou leur surendettement n’explique pas à eux seuls la dépression profonde qui conduit au suicide.
À cette détresse économique s’ajoutent d’autres grands facteurs de risques : l’isolement social, une intrication tout à fait particulière entre vie familiale et vie professionnelle, l’effondrement du sens donné à sa vie face à l’impossibilité de transmettre l’exploitation, ce qui explique notamment la proportion importante de suicides chez les agriculteurs âgés, ou encore la perte brutale de repères ou de perspectives lors de la survenue d’événements climatiques lourds, par exemple.
Le paysan ne partage pas facilement ses difficultés avec son voisin ou même sa famille. Le fera-t-il plus facilement avec le gestionnaire de son compte en banque ?
C’est pour ces raisons que les membres du groupe socialiste et républicain estiment qu’un employé de banque n’est pas forcément le mieux placé ou formé pour aider un agriculteur en difficulté.
Comment un agent bancaire sans formation saura-t-il trouver les bons mots pour proposer à son client de le signaler à la MSA ? C’est une responsabilité bien lourde à confier à des personnes qui n’ont reçu aucune indication dans leur formation initiale pour intervenir de manière appropriée auprès de personnes particulièrement fragiles.
En outre, de par sa profession, l’employé de banque ne peut apprécier que la variable économique. Or être à découvert fait partie intégrante de la vie des agriculteurs ! Cet indicateur nous apparaît donc comme peu pertinent.
De même, les auditions ont fait ressortir que l’anonymat était l’un des facteurs permettant la réussite du système d’écoute proposé par la MSA. Un tel mécanisme mettrait nécessairement à mal ce préalable de l’anonymat pour un bénéfice difficile à appréhender en l’état.
Cependant, nous souhaiterions que d’autres pistes de réflexion puissent être explorées, pour enrichir le travail de notre collègue Cabanel. Ainsi, d’autres lanceurs d’alerte pourraient être mis à contribution, parmi ceux qui sont au contact direct des paysans. Il pourrait s’agir des vétérinaires, des coopératives agricoles, des syndicats, des chambres d’agriculture ou encore des travailleurs sociaux.
Édouard Bergeon, le réalisateur du film Au nom de la terre, appelle à soutenir davantage l’association Solidarité Paysans, dont les équipes accompagnent depuis plus de trente ans les agriculteurs en difficulté dans nos territoires. Elles ont la connaissance des mécanismes à l’œuvre et le savoir-faire pour y répondre, mais les moyens dont elles disposent sont loin d’être à la hauteur des enjeux.
Il pourrait également être intéressant de travailler sur des pistes ciblant précisément certains des facteurs de risques recensés, par exemple lutter contre l’isolement social dans nos campagnes – même aujourd’hui, au XXIe siècle, on se suicide quatre fois plus en milieu rural qu’à Paris –, ou encore organiser un meilleur accompagnement des agriculteurs victimes des aléas climatiques.
Cependant, nous n’aurons fait que la moitié du chemin tant que nous ne nous serons pas penchés sur les causes profondes de cette surexposition des agriculteurs au risque de suicide.
Le modèle productiviste actuel entraîne nos paysans dans une spirale de crédits et de factures à payer. Ils subissent ainsi la surenchère du « toujours plus grand », qu’il s’agisse des augmentations de rendement, des volumes de prêts bancaires contractés, des surfaces à cultiver, du nombre de bêtes à élever… Ce « toujours plus » crée un véritable cercle vicieux, qui entre en résonnance avec les autres problématiques des agriculteurs.
Or cette spirale financière et économique entraîne également l’épuisement moral et physique. En effet, si les surfaces et les nombres de têtes croissent, les bras manquent, tandis que les factures et les dettes s’accumulent.
Contrairement à ce qui est martelé, ce n’est pas l’agri-bashing qui pousse les paysans au suicide, mais le modèle d’agriculture productiviste. Aussi, l’évolution du modèle agricole vers un mode de production raisonné et raisonnable permettrait de préserver non seulement notre planète, mais aussi le bien-être au travail de nos agriculteurs.
Cette proposition de loi permet donc de mettre la question du suicide des paysans à l’ordre du jour de nos travaux. Elle offre l’occasion de mener un véritable travail parlementaire.
Cependant, le texte tel qu’il a été écrit ne permet pas d’embrasser l’ensemble des enjeux économiques, sociaux et structurels, qui sont au cœur du mal-être des paysans. En tant que parlementaires, nous devons construire un système plus complet de réponses à ce fait social inacceptable : ceux qui nous nourrissent ont de plus en plus de mal à vivre de leur travail et de plus en plus de raisons d’en mourir.
C’est pour cela que le groupe socialiste et républicain votera la motion de renvoi à la commission.