Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, Jean Giono, grand poète de la terre et des paysans, disait que « l’essentiel n’est pas de vivre, mais d’avoir une raison de vivre ».
Cette raison de vivre, de trop nombreux agriculteurs français semblent l’avoir perdue. Chaque année, des centaines d’entre eux commettent l’irréparable. Tous les jours, un agriculteur se suicide en France ; un chiffre glaçant, qui souligne l’urgence d’agir pour prévenir le suicide dans le secteur agricole.
Les raisons du malaise paysan sont aussi profondes que multiples.
Les causes les plus visibles sont souvent d’ordre financier. C’est cet axe qu’a choisi notre collègue Henri Cabanel pour proposer une réponse pragmatique et parer à l’urgence. Ne nous voilons pas la face ! La question des revenus agricoles est majeure et notre modèle économique agricole français nécessite d’être repensé en profondeur.
Trop peu d’agriculteurs vivent décemment du fruit de leur travail. Dans la plupart des domaines et des filières, les revenus se révèlent particulièrement éloignés de la qualité et de la quantité de travail fourni. Mes chers collègues, quand on est paysan, on l’est sept jours sur sept, trois cent soixante-cinq jours par an ! Cette réalité, je la connais pour être né dans une ferme et avoir exercé le beau métier d’agriculteur-éleveur pendant plus de quarante ans.
Au long de ces années, j’ai vu le système changer et prendre au piège les agriculteurs français. Cela a commencé dans les années 1960 par la transformation de notre agriculture sur le modèle agro-industriel américain. La France des Trente Glorieuses a demandé à ses agriculteurs de produire toujours plus, toujours plus vite, sur des surfaces toujours plus grandes, et souvent en monoculture. Ce gigantisme et cette course à la productivité ont obligé certains agriculteurs à s’endetter et à entrer dans la spirale du « marche ou crève ».
À cela est venue s’ajouter la politique agricole commune, une bonne idée qui s’est peu à peu transformée en un cercle vicieux. Il est indispensable de le rappeler : à l’origine, la PAC était conçue pour permettre aux consommateurs d’avoir accès à des produits agricoles de qualité et à bas coûts. Aujourd’hui, le système s’est transformé en une épée de Damoclès pour nombre de nos agriculteurs, pris en tenaille entre une exigence de qualité très élevée et une guerre des prix intenable.
La question financière ne touche pas que les agriculteurs actifs. Elle concerne également les travailleurs agricoles au chômage et les retraités.
Dans cet hémicycle, j’ai interpellé le Gouvernement, comme beaucoup d’autres de mes collègues, sur la question de l’assurance chômage des agriculteurs. La seule réponse a été : « Plus tard ». Même réponse pour les petites retraites. Mais plus tard, c’est trop tard ! Combien de nos agriculteurs touchent à peine 400 euros de retraite par mois ? Même pas l’équivalent du RSA pour toute une vie de travail et d’efforts. C’est inacceptable !
À cela s’ajoute un autre sujet, trop peu évoqué, celui des agricultrices sans statut, qui ont travaillé aux côtés de leur mari exploitant agricole et qui ne touchent aucune retraite.
Tous ces sujets méritent d’être enfin considérés comme une priorité, pour faire évoluer les revenus de nos agriculteurs et offrir des garanties économiques à la hauteur du travail fourni.
Cependant, la question financière est loin d’être la seule à alimenter le malaise paysan. Le sujet de la transmission me semble également central. Avoir travaillé toute une vie sans parvenir à passer le relais et revendre son affaire peut être vécu comme un véritable échec professionnel et personnel. Qu’il s’agisse du refus des descendants de poursuivre l’activité agricole ou de l’absence de repreneurs motivés, les difficultés de transmission nourrissent la souffrance psychologique.
Nombre de nos agriculteurs éprouvent un sentiment d’isolement, voire de marginalisation. Travailler sans relâche, ne s’autoriser ni vacances ni loisirs ou à peine, voir le fruit de son travail ruiné en quelques minutes par une inondation, le gel ou la sécheresse, tout cela peut créer beaucoup de frustrations et une impression de déconnexion avec une société de plus en plus tournée vers le loisir et le confort au travail.
Cette frustration se transforme en colère quand l’agri-bashing devient une mode. Je pense qu’aucun de nos collègues élus dans des territoires ruraux ne me contredira quand j’affirmerai que nos agriculteurs ont à cet égard une patience d’or.
C’est d’ailleurs bien l’un des problèmes actuels : la culture du silence et de la discrétion paysanne ronge nos agriculteurs, qui prennent tout sur leurs épaules. Dans mon département de Loir-et-Cher, l’adage dit : « Petit causeux, grand faiseux. » Il est précisément temps de libérer la parole et de changer les mentalités !
Il faudrait également évoquer le poids des normes et des charges, ainsi que la concurrence faussée entre nos paysans français et les producteurs d’autres pays, soumis à des normes moins strictes. Le sentiment d’injustice que ressentent beaucoup d’agriculteurs ne peut que renforcer leur impression d’être déconsidérés, voire méprisés.
Mon but est non pas d’établir un inventaire à la Prévert des raisons de ce malaise, mais de partager mon expérience en tant qu’ancien éleveur et élu de terrain, afin d’alimenter la réflexion que nous engageons, ensemble, aujourd’hui.
La proposition de loi de notre collègue Henri Cabanel est un point de départ indispensable pour, enfin, avancer sur ce sujet. Je tiens à saluer son remarquable travail, ainsi que celui de Françoise Férat, rapporteur du texte ; ils ont tous deux avancé avec intelligence, humilité et humanité sur ce sujet particulièrement difficile.
Avec l’esprit de dialogue et d’ouverture qui est le sien, le Sénat saura poser les bonnes questions et, je l’espère, apporter des réponses à la hauteur de cet enjeu majeur de société.
Je conclurai mon propos en soulignant que la détection des situations de détresse et la prévention du suicide des agriculteurs doivent s’accompagner d’un suivi sur le long terme.
Accompagner nos agriculteurs, c’est aussi les aider à se reconstruire, mais aussi, parfois, à se reconvertir et à dessiner des perspectives d’avenir motivantes. Ce ne sera possible qu’en brisant l’isolement de nos paysans et en unissant les forces et les compétences du plus grand nombre. L’agriculture est notre bien commun !