Intervention de Émilie Counil

Commission d'enquête Incendie de l'usine Lubrizol — Réunion du 12 décembre 2019 à 9h00
Audition de Mme émilie Counil chargée de recherche à l'institut national d'études démographiques ined

Émilie Counil, chargée de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED) :

Vous avez souhaité m'entendre dans le cadre de cette commission pour aborder des questions d'ordre épidémiologique. Vous m'avez transmis hier midi un certain nombre de questions couvrant de vastes domaines d'expertise. Par manque de temps et ne m'estimant pas compétente pour les aborder toutes, je ne répondrai pas précisément à l'ensemble de ces questions. Je retiendrai en revanche comme principal sujet de discussion le suivi sanitaire des populations affectées par l'accident de l'usine Lubrizol. Un tel suivi doit permettre de surveiller les éventuelles atteintes à la santé à moyen et long terme. La comparaison avec le suivi de la catastrophe du World Trade Center a en particulier été évoquée lors de plusieurs des auditions de la commission et soulève plusieurs questions, qui structureront mon propos liminaire.

Chercheuse en santé des populations à l'INED, j'ai beaucoup investi les questions d'inégalités sociales face au cancer, avec un intérêt particulier pour la contribution des facteurs professionnels et environnementaux dans la construction de ces inégalités et en y articulant l'étude des obstacles à la production de connaissances sur ces sujets, comme par exemple les biais de genre, les mécanismes d'invisibilisation et de production d'ignorance. En lien plus direct avec le cas de Lubrizol, j'ai par ailleurs conduit différentes investigations de santé publique autour d'un ancien site de broyage d'amiante lorsque j'étais épidémiologiste à l'Institut de veille sanitaire (INVS). Puis, en tant que chercheuse dans le cadre d'une convention avec l'agence régionale de santé Île-de-France (ARS IdF), j'ai réalisé une étude de faisabilité d'un suivi médical post-exposition environnementale à l'amiante pour les populations affectées par les pollutions chroniques engendrées par ce site du temps de son activité. Je m'intéresse également à la science participative et à l'épidémiologie populaire, et à leurs enjeux de justice épistémique, notamment dans le domaine de la santé environnementale. Enfin, j'échange régulièrement avec des collègues d'autres pays sur ces questions, comme j'ai récemment encore eu l'occasion de le faire avec le directeur scientifique des études de santé conduites après l'effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New York.

C'est sur ce point précis que la commission m'avait initialement indiqué souhaiter m'entendre ce matin. La question porte en effet sur la comparaison évoquée par Mme Thébaud-Mony, comparaison en partie réfutée par Mme Buzyn, sur la base notamment de différences dans les situations d'exposition : exposition directe avérée aux polluants après l'effondrement des tours, contrairement à l'incendie de Lubrizol et à la propagation du nuage.

Afin d'éclairer cette divergence de points de vue, j'ai tenté d'analyser les principales similitudes et différences se dégageant des cas du World Trade Center et de Lubrizol. Je précise que bien qu'ayant lu un grand nombre de comptes rendus d'auditions et de documents mis en ligne par la préfecture et le Gouvernement, je ne maîtrise pas l'ensemble des éléments de ce dossier complexe. Certains des points d'interrogation que je vais soulever ont donc peut-être déjà trouvé réponse à travers les actions mises en oeuvre depuis l'incendie.

Il existe, pour commencer, des différences assez évidentes. Elles concernent principalement l'ampleur et la durée des expositions, puisqu'outre l'effondrement des tours jumelles, les incendies se sont poursuivis pendant trois mois, générant plus d'un million de tonnes de débris et de poussières dans les environs. J'en profite pour dire qu'il y a bien eu incendie des tours jumelles, contrairement à ce qui a pu être dit. D'autre part, dans le cas du World Trade Center, un nombre très important de travailleurs - pompiers, policiers, secouristes, nettoyeurs, volontaires improvisés - ont été directement exposés, en plus des riverains et des travailleurs de la zone impactée.

Mais il y a également des similitudes quant à la situation d'incertitude. D'abord, celles relatives aux incertitudes sur la nature des expositions dans les jours et les semaines qui ont suivi la catastrophe. En effet, un point commun important réside dans la difficulté à caractériser la composition des particules issues de la combustion imparfaite de mélanges complexes et de matériaux constituant dans le cas de Lubrizol le bâti de l'usine, dont le toit en fibrociment, voire des fibres minérales artificielles n'ont pas été évoquées jusqu'ici. Cette connaissance imparfaite de la composition des produits dispersés, des fumées et des effets d'interaction entre polluants a été largement reconnue par les agences scientifiques mobilisées, notamment l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris). La quantité de dioxines émise reste par ailleurs inconnue. Un autre point commun d'incertitude réside dans la délimitation des populations potentiellement impactées par ces expositions. Dans le cas de Lubrizol, le panache de plus de 20 km de long sur 6 km de large est retombé, à cause des fortes pluies, en taches de léopard, tout en se déplaçant vers le Nord-Est et en touchant d'autres départements. Mme Gardel, directrice générale de l'ARS, évoque une population de 287 000 habitants sous le panache, mais il faudrait pouvoir caractériser les zones d'expositions potentielles. Sur ce point, la suggestion de M. Salvat, de l'Anses, d'utiliser une application afin d'établir une cartographie participative des retombées semble particulièrement judicieuse. À cela s'ajoute la question du devenir des eaux d'extinction et de leur composition. Ces points ont déjà été relevés dans les précédentes auditions, notamment celles de la direction de l'Anses. La nature des effets sanitaires à attendre à moyen et long terme, au-delà des atteintes respiratoires irritatives et asthmatiques, est également incertaine du fait des incertitudes sur les expositions. Mais on s'accorde à penser que des atteintes aussi bien physiques - respiratoires, cardio-vasculaires, cancéreuses, voire reproductives - que psychiques - anxiété, troubles du sommeil, voire, dans le cas du World Trade Center, en particulier, syndrome de choc post-traumatique - sont envisageables.

Enfin, il n'y a pas de point de comparaison représentant l'état de santé initial de la population à un moment t zéro, avant l'accident, à New York comme à Rouen. Mme Buzyn a indiqué, lors de son audition, que « la surveillance épidémiologique de la population est permanente sur l'ensemble du territoire, grâce aux différents registres des maladies », et que « à Rouen, l'état zéro est connu ». J'ai cherché un tel état zéro de la santé de la population de la ville ou du département, je n'en ai pas trouvé. À ma connaissance, la ville de Rouen et ses environs ne sont couverts par aucun registre de maladie au sens épidémiologique du terme. Pour ne parler que de ces pathologies, il n'y a en particulier pas de registre de cancer dans le département de la Seine-Maritime. Tout au mieux dispose-t-on d'estimations de taux d'incidence départementale pour certains cancers fréquents, issus non pas de données réelles seules, mais de données en partie modélisées. Le système national des données de santé (SNDS), qui consigne les consommations de soins, ne saurait être considéré comme un équivalent de ces registres.

Mme Gardel indiquait, quant à elle, que le dossier médical du médecin traitant pouvait être vu comme un registre et utilisé comme le point t zéro pour la population ayant consulté son médecin traitant suite à l'incendie. Or, un registre porte sur un ensemble de personnes réunies sur la base de critères d'inclusion. Je n'ai pas trouvé de description d'un tel dispositif dans les actions prévues par l'ARS ou Santé publique France (SPF). Au total, à en juger par les informations disponibles sur les quatre points essentiels que sont les expositions présentant un danger, les populations affectées, les issues de santé à surveiller et le point de comparaison permettant in fine d'objectiver une élévation du risque, nous manquons encore d'éléments importants à ce jour.

Ce dernier point, qui est revenu également dans certaines auditions concernant le « bruit de fond » ou la pollution de fond dans cette zone industrielle, soulève à mes yeux la question plus générale de la surveillance épidémiologique des bassins industriels, même en dehors de situations accidentelles. Pour avoir vu un poster à la conférence annuelle de la Société francophone de santé environnement le mois dernier, je sais que Santé publique France travaille sur ce sujet, en réfléchissant notamment à l'utilisation des données du SNDS. Toutefois, ces données ne remplacent pas les registres de morbidité car elles ne comportent ni antécédents personnels et familiaux, ni données cliniques ou paracliniques, ni facteurs de risque. Or, ces registres font largement défaut en France. Une journaliste du Monde a récemment publié une carte dans laquelle elle superpose les sites classés Seveso à l'échelle de la France et la couverture des départements par un registre des cancers. Le bassin industriel rouennais fait partie des zones non couvertes à ce jour. Une possible recommandation serait de s'appuyer sur l'accident de Lubrizol pour investir dans la mise en place d'un 23e registre général de cancers en France permettant de couvrir, a minima, la Seine-Maritime. Toutefois, étant donné que ces registres sont spécialisés sur un type d'atteintes seulement - même lorsqu'il s'agit de registres généraux de cancers - il convient de s'interroger sur l'opportunité de constituer une cohorte ad hoc suivie de manière prospective dans le temps, comme cela a été le cas après les attentats du World Trade Center.

À ce sujet, j'ai relevé quelques points d'intérêt dans la littérature scientifique sur la constitution du World Trade Center health registry. Je me permets de les porter à votre connaissance et vous laisserai une sélection de quelques publications indicatives à ce sujet. Cette initiative a démarré avec les travailleurs secouristes professionnels et volontaires - hors pompiers de New York, qui ont disposé dès les premiers jours d'un suivi médical rapproché - et les premiers examens ont été lancés dix mois après les attentats, soit en juillet 2002. Organisé par un centre de référence en médecine du travail - The Mount Sinai Irving Selikoff Center for Occupational and Environmental Medicine - en lien avec les syndicats de travailleurs concernés, dont les métiers non traditionnels tels que les nettoyeurs et les travailleurs mortuaires, et grâce à des fonds provenant de l'Agence fédérale de réponse aux urgences, il s'agissait d'un programme de dépistage ne couvrant pas le financement des phases diagnostiques et de prise en charge. C'est grâce à l'apport de fondations privées, à partir de 2003, puis de fonds fédéraux en 2006, que le programme de dépistage a pu s'étendre au suivi et au traitement des travailleurs exposés au WTC Medical Monitoring and Treatment Program. Ce programme ne prenait toutefois pas en compte les résidents revenus chez eux assez rapidement, parfois une semaine après les événements, ni les travailleurs ayant repris leur poste dans la zone impactée après que l'EPA et la ville de New York ont déclaré la zone sans risque. La ville de New York avait alors simplement recommandé aux résidents d'utiliser des linges humides pour nettoyer les poussières et suies déposées. Il a fallu d'énormes efforts et une coalition entre syndicats de travailleurs et associations citoyennes pour obtenir une surveillance médicale, minimale et plus tardive, conduite au départ par l'Université de New York et le Département de santé de l'État de New York. Le CDC a par la suite, en 2003, financé le Département de santé de la ville de New York pour construire sa propre cohorte, le World Trade Center registry, qui a rapidement confirmé des taux accrus d'asthme chez les enfants.

Enfin, les programmes de suivi des travailleurs directement exposés et des autres usagers de la zone ont fusionné dans le World Trade Center Health program. Ces cohortes, qui sont devenues un modèle du genre en épidémiologie post-catastrophe, ont permis non seulement de détecter parfois précocement des atteintes à la santé physique et mentale des personnes affectées, donc de mieux les prendre en charge et d'améliorer leur santé, comme cela a été montré par le suivi des personnes traitées sur la base d'examens spirométriques, par exemple, mais aussi de produire plus de cent publications scientifiques objectivant les risques sanitaires associés à cet événement, que ce soit en matière d'affections respiratoires, cardio-vasculaires, de cancer ou d'atteintes post-traumatiques.

Quatre enseignements issus des études longitudinales conduites à la suite de cette catastrophe me semblent importants et utiles à la réflexion menée dans le cadre de l'accident industriel de Lubrizol.

D'abord, la nature de ce type de catastrophe ancrée sur un territoire nécessite de concevoir de manière inclusive le dispositif de suivi médical, même s'il ne peut être adapté aux situations d'expositions particulières. J'entends par là qu'un suivi sanitaire devrait inclure toutes les personnes confrontées à différentes circonstances d'exposition, à des polluants et au stress. Cela concerne les travailleurs de la phase de réponse d'urgence, mais aussi ceux qui assurent par la suite le nettoyage du site et de la ville, et la gestion des déchets dangereux, dont on a, il me semble, peu parlé.

Deuxièmement, il est important d'adopter une attitude prudente, se situant du côté du principe de précaution, quant aux seuils à retenir pour considérer comme plausible une hypothèse d'effet sur la santé. C'est un point sur lequel les toxicologues les plus qualifiés dans leur domaine ont insisté, reconnaissant leur incapacité à prédire les effets des expositions combinées complexes rencontrées par les populations affectées par les attentats du World Trade Center.

Troisièmement, le recours à la santé déclarée, qu'il faut bien distinguer de la santé perçue, ou du ressenti des populations concernées, peut pallier l'absence de registres de morbidité, le cas échéant, pour autant qu'une cohorte soit constituée et suivie dans le temps. Afin de préciser mon propos, la santé déclarée requiert généralement de la part des participants de rapporter si un professionnel de santé leur aurait annoncé tel ou tel diagnostic au cours d'une période donnée. Il ne s'agit donc pas de leur demander de porter un jugement subjectif quant à leur état général de santé, bien que des questions relatives à la qualité de vie puissent être recueillies par la même occasion et soient très informatives. C'est à ce type de recueil d'informations sur la santé qu'a eu recours l'équipe de recherche Fos-Epseal qui conduit des enquêtes participatives de santé en lien avec l'environnement dans le bassin industriel de Fos-sur-Mer. C'est aussi ce qu'a prévu de faire SPF au 1er trimestre 2020, mais sur la base d'un échantillon de la population et dans le cadre d'une étude transversale ne prévoyant pas de suivi.

Quatrièmement, le suivi médical a été pensé de façon compréhensive, articulant questions de santé physique, de santé mentale, mais aussi situation matérielle post-catastrophe, du fait de la perte d'un emploi, d'un logement ou d'un proche. Ce point semble intéressant étant donné les questions relatives aux pertes économiques pour les producteurs de denrées alimentaires impactés par la situation autour de Lubrizol.

Pour finir, les études de grande qualité conduites autour du World Trade Center ont été mises en place à la force du poignet, par la constitution de coalitions entre travailleurs, habitants, soignants, chercheurs et responsables institutionnels. À en croire certaines auditions et les attentes relayées par la presse, il semblerait que la population traverse une crise de confiance dans les autorités, y compris sanitaires, et ce malgré les efforts louables de transparence réalisés depuis les premières communications parfois dissonantes de la phase aiguë.

Dans le cas du bassin industriel de Fos-sur-Mer, la population a été en quelque sorte surétudiée pendant des années, ne voyant pas toujours les résultats des multiples études conduites par les autorités en charge de la protection de l'environnement et de la santé, ou voyant des résultats concluant à l'impossibilité de conclure. C'est un des reproches qui est souvent adressé aux études épidémiologiques en santé-environnement et qui renvoie à votre question générale des liens entre savoirs épidémiologiques et prise de décision ou de non-décision en santé publique. Dans le cas de Fos, l'émergence d'initiatives de sciences citoyennes ou d'alliances entre scientifiques et citoyens a permis sinon d'objectiver clairement les impacts sur la santé des pollutions industrielles, de fournir aux habitants et travailleurs une base de discussion pour questionner les autorités et mieux comprendre, une base dont ils avaient la maîtrise depuis la production jusqu'à l'interprétation et la diffusion des résultats. Il faut ainsi saluer la volonté de SPF d'associer les habitants à l'élaboration de l'étude de santé déclarée. On peut toutefois craindre que, dans le cas présent, si la demande citoyenne porte effectivement sur la mise en place d'un suivi médical ad hoc, l'échantillonnage et le caractère transversal de l'étude ne répondent pas aux attentes.

Pour conclure, la situation exceptionnelle vécue dans ce bassin industriel et les attentes exprimées par une partie de la population, si elles se confirment, constituent peut-être l'occasion de tester des dispositifs hors normes de nature à répondre à ces attentes, tels que la mise en place d'un registre des cancers ou la constitution d'une cohorte qui pourrait être suivie sur la base de la santé déclarée et d'un appariement aux données de soins via le SNDS. Bien entendu, l'étape de caractérisation des expositions reste décisive, quel que soit le dispositif finalement retenu.

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