Nous commençons notre programme d'auditions de la journée en entendant Mme Émilie Counil, chargée de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED).
Au sein de l'INED, vous appartenez à l'équipe de recherche Mortalité, santé, épidémiologie. Par ailleurs, vous avez été directrice du Groupement d'intérêt scientifique de recherche sur les cancers d'origine professionnelle (Giscop 93). Vous avez donc une connaissance fine des enquêtes de santé et des liens entre santé et environnement, notamment dans un cadre professionnel.
Ce n'est qu'à long terme que nous pourrons, ou pas, observer une éventuelle surmortalité ou surmorbidité. Mais c'est dès aujourd'hui que nous devons nous en préoccuper : considérez-vous que l'État a pris toutes les mesures nécessaires afin d'organiser une collecte la plus complète possible des données permettant de suivre au long cours l'état de santé de toutes les personnes exposées, qu'il s'agisse des personnels d'intervention, des salariés de Lubrizol présents sur le site le jour de l'incendie ou les populations exposées au panache et à ses retombées ?
Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Émilie Counil prête serment.
Vous avez souhaité m'entendre dans le cadre de cette commission pour aborder des questions d'ordre épidémiologique. Vous m'avez transmis hier midi un certain nombre de questions couvrant de vastes domaines d'expertise. Par manque de temps et ne m'estimant pas compétente pour les aborder toutes, je ne répondrai pas précisément à l'ensemble de ces questions. Je retiendrai en revanche comme principal sujet de discussion le suivi sanitaire des populations affectées par l'accident de l'usine Lubrizol. Un tel suivi doit permettre de surveiller les éventuelles atteintes à la santé à moyen et long terme. La comparaison avec le suivi de la catastrophe du World Trade Center a en particulier été évoquée lors de plusieurs des auditions de la commission et soulève plusieurs questions, qui structureront mon propos liminaire.
Chercheuse en santé des populations à l'INED, j'ai beaucoup investi les questions d'inégalités sociales face au cancer, avec un intérêt particulier pour la contribution des facteurs professionnels et environnementaux dans la construction de ces inégalités et en y articulant l'étude des obstacles à la production de connaissances sur ces sujets, comme par exemple les biais de genre, les mécanismes d'invisibilisation et de production d'ignorance. En lien plus direct avec le cas de Lubrizol, j'ai par ailleurs conduit différentes investigations de santé publique autour d'un ancien site de broyage d'amiante lorsque j'étais épidémiologiste à l'Institut de veille sanitaire (INVS). Puis, en tant que chercheuse dans le cadre d'une convention avec l'agence régionale de santé Île-de-France (ARS IdF), j'ai réalisé une étude de faisabilité d'un suivi médical post-exposition environnementale à l'amiante pour les populations affectées par les pollutions chroniques engendrées par ce site du temps de son activité. Je m'intéresse également à la science participative et à l'épidémiologie populaire, et à leurs enjeux de justice épistémique, notamment dans le domaine de la santé environnementale. Enfin, j'échange régulièrement avec des collègues d'autres pays sur ces questions, comme j'ai récemment encore eu l'occasion de le faire avec le directeur scientifique des études de santé conduites après l'effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New York.
C'est sur ce point précis que la commission m'avait initialement indiqué souhaiter m'entendre ce matin. La question porte en effet sur la comparaison évoquée par Mme Thébaud-Mony, comparaison en partie réfutée par Mme Buzyn, sur la base notamment de différences dans les situations d'exposition : exposition directe avérée aux polluants après l'effondrement des tours, contrairement à l'incendie de Lubrizol et à la propagation du nuage.
Afin d'éclairer cette divergence de points de vue, j'ai tenté d'analyser les principales similitudes et différences se dégageant des cas du World Trade Center et de Lubrizol. Je précise que bien qu'ayant lu un grand nombre de comptes rendus d'auditions et de documents mis en ligne par la préfecture et le Gouvernement, je ne maîtrise pas l'ensemble des éléments de ce dossier complexe. Certains des points d'interrogation que je vais soulever ont donc peut-être déjà trouvé réponse à travers les actions mises en oeuvre depuis l'incendie.
Il existe, pour commencer, des différences assez évidentes. Elles concernent principalement l'ampleur et la durée des expositions, puisqu'outre l'effondrement des tours jumelles, les incendies se sont poursuivis pendant trois mois, générant plus d'un million de tonnes de débris et de poussières dans les environs. J'en profite pour dire qu'il y a bien eu incendie des tours jumelles, contrairement à ce qui a pu être dit. D'autre part, dans le cas du World Trade Center, un nombre très important de travailleurs - pompiers, policiers, secouristes, nettoyeurs, volontaires improvisés - ont été directement exposés, en plus des riverains et des travailleurs de la zone impactée.
Mais il y a également des similitudes quant à la situation d'incertitude. D'abord, celles relatives aux incertitudes sur la nature des expositions dans les jours et les semaines qui ont suivi la catastrophe. En effet, un point commun important réside dans la difficulté à caractériser la composition des particules issues de la combustion imparfaite de mélanges complexes et de matériaux constituant dans le cas de Lubrizol le bâti de l'usine, dont le toit en fibrociment, voire des fibres minérales artificielles n'ont pas été évoquées jusqu'ici. Cette connaissance imparfaite de la composition des produits dispersés, des fumées et des effets d'interaction entre polluants a été largement reconnue par les agences scientifiques mobilisées, notamment l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris). La quantité de dioxines émise reste par ailleurs inconnue. Un autre point commun d'incertitude réside dans la délimitation des populations potentiellement impactées par ces expositions. Dans le cas de Lubrizol, le panache de plus de 20 km de long sur 6 km de large est retombé, à cause des fortes pluies, en taches de léopard, tout en se déplaçant vers le Nord-Est et en touchant d'autres départements. Mme Gardel, directrice générale de l'ARS, évoque une population de 287 000 habitants sous le panache, mais il faudrait pouvoir caractériser les zones d'expositions potentielles. Sur ce point, la suggestion de M. Salvat, de l'Anses, d'utiliser une application afin d'établir une cartographie participative des retombées semble particulièrement judicieuse. À cela s'ajoute la question du devenir des eaux d'extinction et de leur composition. Ces points ont déjà été relevés dans les précédentes auditions, notamment celles de la direction de l'Anses. La nature des effets sanitaires à attendre à moyen et long terme, au-delà des atteintes respiratoires irritatives et asthmatiques, est également incertaine du fait des incertitudes sur les expositions. Mais on s'accorde à penser que des atteintes aussi bien physiques - respiratoires, cardio-vasculaires, cancéreuses, voire reproductives - que psychiques - anxiété, troubles du sommeil, voire, dans le cas du World Trade Center, en particulier, syndrome de choc post-traumatique - sont envisageables.
Enfin, il n'y a pas de point de comparaison représentant l'état de santé initial de la population à un moment t zéro, avant l'accident, à New York comme à Rouen. Mme Buzyn a indiqué, lors de son audition, que « la surveillance épidémiologique de la population est permanente sur l'ensemble du territoire, grâce aux différents registres des maladies », et que « à Rouen, l'état zéro est connu ». J'ai cherché un tel état zéro de la santé de la population de la ville ou du département, je n'en ai pas trouvé. À ma connaissance, la ville de Rouen et ses environs ne sont couverts par aucun registre de maladie au sens épidémiologique du terme. Pour ne parler que de ces pathologies, il n'y a en particulier pas de registre de cancer dans le département de la Seine-Maritime. Tout au mieux dispose-t-on d'estimations de taux d'incidence départementale pour certains cancers fréquents, issus non pas de données réelles seules, mais de données en partie modélisées. Le système national des données de santé (SNDS), qui consigne les consommations de soins, ne saurait être considéré comme un équivalent de ces registres.
Mme Gardel indiquait, quant à elle, que le dossier médical du médecin traitant pouvait être vu comme un registre et utilisé comme le point t zéro pour la population ayant consulté son médecin traitant suite à l'incendie. Or, un registre porte sur un ensemble de personnes réunies sur la base de critères d'inclusion. Je n'ai pas trouvé de description d'un tel dispositif dans les actions prévues par l'ARS ou Santé publique France (SPF). Au total, à en juger par les informations disponibles sur les quatre points essentiels que sont les expositions présentant un danger, les populations affectées, les issues de santé à surveiller et le point de comparaison permettant in fine d'objectiver une élévation du risque, nous manquons encore d'éléments importants à ce jour.
Ce dernier point, qui est revenu également dans certaines auditions concernant le « bruit de fond » ou la pollution de fond dans cette zone industrielle, soulève à mes yeux la question plus générale de la surveillance épidémiologique des bassins industriels, même en dehors de situations accidentelles. Pour avoir vu un poster à la conférence annuelle de la Société francophone de santé environnement le mois dernier, je sais que Santé publique France travaille sur ce sujet, en réfléchissant notamment à l'utilisation des données du SNDS. Toutefois, ces données ne remplacent pas les registres de morbidité car elles ne comportent ni antécédents personnels et familiaux, ni données cliniques ou paracliniques, ni facteurs de risque. Or, ces registres font largement défaut en France. Une journaliste du Monde a récemment publié une carte dans laquelle elle superpose les sites classés Seveso à l'échelle de la France et la couverture des départements par un registre des cancers. Le bassin industriel rouennais fait partie des zones non couvertes à ce jour. Une possible recommandation serait de s'appuyer sur l'accident de Lubrizol pour investir dans la mise en place d'un 23e registre général de cancers en France permettant de couvrir, a minima, la Seine-Maritime. Toutefois, étant donné que ces registres sont spécialisés sur un type d'atteintes seulement - même lorsqu'il s'agit de registres généraux de cancers - il convient de s'interroger sur l'opportunité de constituer une cohorte ad hoc suivie de manière prospective dans le temps, comme cela a été le cas après les attentats du World Trade Center.
À ce sujet, j'ai relevé quelques points d'intérêt dans la littérature scientifique sur la constitution du World Trade Center health registry. Je me permets de les porter à votre connaissance et vous laisserai une sélection de quelques publications indicatives à ce sujet. Cette initiative a démarré avec les travailleurs secouristes professionnels et volontaires - hors pompiers de New York, qui ont disposé dès les premiers jours d'un suivi médical rapproché - et les premiers examens ont été lancés dix mois après les attentats, soit en juillet 2002. Organisé par un centre de référence en médecine du travail - The Mount Sinai Irving Selikoff Center for Occupational and Environmental Medicine - en lien avec les syndicats de travailleurs concernés, dont les métiers non traditionnels tels que les nettoyeurs et les travailleurs mortuaires, et grâce à des fonds provenant de l'Agence fédérale de réponse aux urgences, il s'agissait d'un programme de dépistage ne couvrant pas le financement des phases diagnostiques et de prise en charge. C'est grâce à l'apport de fondations privées, à partir de 2003, puis de fonds fédéraux en 2006, que le programme de dépistage a pu s'étendre au suivi et au traitement des travailleurs exposés au WTC Medical Monitoring and Treatment Program. Ce programme ne prenait toutefois pas en compte les résidents revenus chez eux assez rapidement, parfois une semaine après les événements, ni les travailleurs ayant repris leur poste dans la zone impactée après que l'EPA et la ville de New York ont déclaré la zone sans risque. La ville de New York avait alors simplement recommandé aux résidents d'utiliser des linges humides pour nettoyer les poussières et suies déposées. Il a fallu d'énormes efforts et une coalition entre syndicats de travailleurs et associations citoyennes pour obtenir une surveillance médicale, minimale et plus tardive, conduite au départ par l'Université de New York et le Département de santé de l'État de New York. Le CDC a par la suite, en 2003, financé le Département de santé de la ville de New York pour construire sa propre cohorte, le World Trade Center registry, qui a rapidement confirmé des taux accrus d'asthme chez les enfants.
Enfin, les programmes de suivi des travailleurs directement exposés et des autres usagers de la zone ont fusionné dans le World Trade Center Health program. Ces cohortes, qui sont devenues un modèle du genre en épidémiologie post-catastrophe, ont permis non seulement de détecter parfois précocement des atteintes à la santé physique et mentale des personnes affectées, donc de mieux les prendre en charge et d'améliorer leur santé, comme cela a été montré par le suivi des personnes traitées sur la base d'examens spirométriques, par exemple, mais aussi de produire plus de cent publications scientifiques objectivant les risques sanitaires associés à cet événement, que ce soit en matière d'affections respiratoires, cardio-vasculaires, de cancer ou d'atteintes post-traumatiques.
Quatre enseignements issus des études longitudinales conduites à la suite de cette catastrophe me semblent importants et utiles à la réflexion menée dans le cadre de l'accident industriel de Lubrizol.
D'abord, la nature de ce type de catastrophe ancrée sur un territoire nécessite de concevoir de manière inclusive le dispositif de suivi médical, même s'il ne peut être adapté aux situations d'expositions particulières. J'entends par là qu'un suivi sanitaire devrait inclure toutes les personnes confrontées à différentes circonstances d'exposition, à des polluants et au stress. Cela concerne les travailleurs de la phase de réponse d'urgence, mais aussi ceux qui assurent par la suite le nettoyage du site et de la ville, et la gestion des déchets dangereux, dont on a, il me semble, peu parlé.
Deuxièmement, il est important d'adopter une attitude prudente, se situant du côté du principe de précaution, quant aux seuils à retenir pour considérer comme plausible une hypothèse d'effet sur la santé. C'est un point sur lequel les toxicologues les plus qualifiés dans leur domaine ont insisté, reconnaissant leur incapacité à prédire les effets des expositions combinées complexes rencontrées par les populations affectées par les attentats du World Trade Center.
Troisièmement, le recours à la santé déclarée, qu'il faut bien distinguer de la santé perçue, ou du ressenti des populations concernées, peut pallier l'absence de registres de morbidité, le cas échéant, pour autant qu'une cohorte soit constituée et suivie dans le temps. Afin de préciser mon propos, la santé déclarée requiert généralement de la part des participants de rapporter si un professionnel de santé leur aurait annoncé tel ou tel diagnostic au cours d'une période donnée. Il ne s'agit donc pas de leur demander de porter un jugement subjectif quant à leur état général de santé, bien que des questions relatives à la qualité de vie puissent être recueillies par la même occasion et soient très informatives. C'est à ce type de recueil d'informations sur la santé qu'a eu recours l'équipe de recherche Fos-Epseal qui conduit des enquêtes participatives de santé en lien avec l'environnement dans le bassin industriel de Fos-sur-Mer. C'est aussi ce qu'a prévu de faire SPF au 1er trimestre 2020, mais sur la base d'un échantillon de la population et dans le cadre d'une étude transversale ne prévoyant pas de suivi.
Quatrièmement, le suivi médical a été pensé de façon compréhensive, articulant questions de santé physique, de santé mentale, mais aussi situation matérielle post-catastrophe, du fait de la perte d'un emploi, d'un logement ou d'un proche. Ce point semble intéressant étant donné les questions relatives aux pertes économiques pour les producteurs de denrées alimentaires impactés par la situation autour de Lubrizol.
Pour finir, les études de grande qualité conduites autour du World Trade Center ont été mises en place à la force du poignet, par la constitution de coalitions entre travailleurs, habitants, soignants, chercheurs et responsables institutionnels. À en croire certaines auditions et les attentes relayées par la presse, il semblerait que la population traverse une crise de confiance dans les autorités, y compris sanitaires, et ce malgré les efforts louables de transparence réalisés depuis les premières communications parfois dissonantes de la phase aiguë.
Dans le cas du bassin industriel de Fos-sur-Mer, la population a été en quelque sorte surétudiée pendant des années, ne voyant pas toujours les résultats des multiples études conduites par les autorités en charge de la protection de l'environnement et de la santé, ou voyant des résultats concluant à l'impossibilité de conclure. C'est un des reproches qui est souvent adressé aux études épidémiologiques en santé-environnement et qui renvoie à votre question générale des liens entre savoirs épidémiologiques et prise de décision ou de non-décision en santé publique. Dans le cas de Fos, l'émergence d'initiatives de sciences citoyennes ou d'alliances entre scientifiques et citoyens a permis sinon d'objectiver clairement les impacts sur la santé des pollutions industrielles, de fournir aux habitants et travailleurs une base de discussion pour questionner les autorités et mieux comprendre, une base dont ils avaient la maîtrise depuis la production jusqu'à l'interprétation et la diffusion des résultats. Il faut ainsi saluer la volonté de SPF d'associer les habitants à l'élaboration de l'étude de santé déclarée. On peut toutefois craindre que, dans le cas présent, si la demande citoyenne porte effectivement sur la mise en place d'un suivi médical ad hoc, l'échantillonnage et le caractère transversal de l'étude ne répondent pas aux attentes.
Pour conclure, la situation exceptionnelle vécue dans ce bassin industriel et les attentes exprimées par une partie de la population, si elles se confirment, constituent peut-être l'occasion de tester des dispositifs hors normes de nature à répondre à ces attentes, tels que la mise en place d'un registre des cancers ou la constitution d'une cohorte qui pourrait être suivie sur la base de la santé déclarée et d'un appariement aux données de soins via le SNDS. Bien entendu, l'étape de caractérisation des expositions reste décisive, quel que soit le dispositif finalement retenu.
Je vous remercie de votre présentation. Concernant l'incendie de Lubrizol, que pensez-vous des décisions qui ont été prises et des modalités post crise ? Le ministère de la Santé a levé les séquestres et les restrictions de consommation de produits alimentaires trois semaines après l'accident. Pensez-vous que ces mesures auraient dû être maintenues plus longtemps ? Vous avez parlé de l'attentat du 11 septembre 2001 et de ses similitudes avec l'incendie de Lubrizol. Vous avez dit que les travailleurs, les secouristes et les pompiers, dans le cas des attentats du 11 septembre, avaient bénéficié d'examens médicaux dix mois après. N'est-ce pas trop tard ? Vous avez évoqué une crise de confiance française. Comment l'expliquez-vous ?
Concernant la crise de confiance et les agences en charge de la protection de la santé et de la surveillance épidémiologique, ma propre expérience m'a permis de constater que le recours à certains outils de production de connaissances, tels ceux proposés par l'épidémiologie, fait parfois débat et pose la question de conditionner la prise de certaines décisions à l'existence de certains types de connaissances.
Par exemple, une investigation de clusters, donc d'agrégats de pathologies, en entreprise qui aboutit à conclure qu'on ne peut pas conclure, comme cela a été le cas dans différentes circonstances, peut conduire à un sentiment de frustration et d'incompréhension. Les données épidémiologiques sont longues à produire, coûteuses et parfois ne permettent pas de conclure. Dans le cas de Lubrizol, on peut se dire que l'absence de publications scientifiques qui permettent d'établir a priori la dangerosité des mélanges, qu'on ne connaît pas, ne devrait pas être un critère d'inaction ou de non prise de décision. Au contraire, l'absence de connaissance relative aux mélanges justifierait de mettre en place des études ad-hoc pour produire de nouvelles connaissances et en espérer des bénéfices directs pour la population. Cela pourrait redonner confiance. L'absence de connaissance ne devrait pas permettre de retarder la mise en place d'investigations, mais au contraire de fonder la mise en place de dispositifs parfois innovants pour mieux comprendre les faits.
Sur cette question de surveillance épidémiologique, nous ne disposons pas d'un registre qui couvrirait l'ensemble du territoire. Certes, nous avons maintenant un accès élargi, mais il ne représente que des consommations de soins et ne saurait remplacer des données beaucoup plus fournies.
Sur la question générale des décisions publiques mises en oeuvre et des modalités de suivi post crise, il me semble intéressant de mener une enquête de santé déclarée. Toutefois, la question de la modalité de l'échantillonnage se pose. Sur ce sujet, des études très sérieuses ont été faites dans le cas du World Trade Center, sur la base de santé déclarée et donc sans vérification des dossiers médicaux. Cela permet déjà d'établir des choses.
Caractériser les expositions me semble indispensable. Il est difficile de comprendre que l'on ne retrouve aucune trace d'amiante alors qu'une toiture de 8 000 m2 a explosé. En pratique, des échantillons biologiques auraient été pris très rapidement peu après l'accident. Effectivement, cette question du t zéro est importante en termes de pollution, d'imprégnation biologique, de santé. M. Denis, de Santé publique France, lors de son audition, a fait référence aux programmes de bio monitoring qui existent sur le territoire français et qui permettent de fournir un temps zéro pour la population française. Aujourd'hui, ils ne me semblent pas fournir un temps zéro pour la population concernée par Lubrizol. Alors que nous sommes dans un bassin industriel, nous ignorons quels éléments pourraient relever de l'accident et quels éléments seraient attribuables au bruit de fond. Une surveillance épidémiologique renforcée dans les bassins industriels, même hors situation accidentelle, me semble indispensable.
Nous avons réalisé une audition du PDG de Lubrizol. Une des premières choses qu'il nous a dites, c'est que, tout compte fait, cet incendie n'était pas plus dangereux que l'incendie d'une maison. C'est maladroit. Ses propos ont été confirmés par la ministre de la Santé qui nous a également dit que nous ne savions pas ce que nous recherchions puisque les substances avaient brûlé. Tout cela alimente des interrogations, une suspicion. Je ne comprends pas comment des produits dangereux qui se trouveraient dans des bidons ne seraient d'un seul coup plus dangereux car ils auraient brûlé. Je voudrais connaître votre point de vue sur ce point. L'ARS a relevé 1 000 arrêts de travail supplémentaires. Il y a donc bien dû y avoir des problèmes.
Le principe de Registration, Evaluation, Authorization and restriction of CHemicals (Reach) précise que ce sont les entreprises qui doivent prouver l'innocuité des produits. Ce n'est pas le rôle de nos agences et des associations. Pour quelles raisons ce principe de Reach ne s'applique-il pas ? Cette culture du doute est pénible et participe à alimenter la suspicion chez les politiques et auprès de nos agences. Qu'en pensez-vous ?
Par rapport au feu de cheminée, je ne suis pas chimiste, mais j'ai été frappée par les différents discours. Certains sont très rassurants et d'autres, souvent plus scientifiques, font preuve de davantage de prudence. C'est notamment le cas de l'Ineris et de l'Anses, qui estiment que personne n'est capable actuellement de donner la composition de ces fumées ou de savoir si la combustion est complète. Il me semble que nous sommes plutôt du côté de la non-connaissance. Je partage donc votre interrogation et suis favorable à la volonté de mettre en place des choses immédiatement. Cela rejoint la caractérisation de ces dangers et la charge de la preuve que vous évoquiez. Les anticipations n'ont pas été réalisées. Si je fais un parallèle avec l'évaluation quantitative de risque (EQRS) à la charge de l'employeur, cette démarche de caractérisation reviendrait à l'Anses et à l'Ineris. En revanche, la caractérisation des substances présentes dans les produits pourrait être à la charge de l'employeur. Toutefois, vu le climat de suspicion, il me semble que toute information émanant de l'entreprise semblera suspecte à la population. Sur ces aspects réglementaires, je ne suis cependant pas qualifiée pour vous répondre.
Certains contestent même l'indépendance des agences de l'État, ce qui pose une vraie question.
Cela rejoint un autre point de mon propos liminaire. J'ai appelé ça la justice épistémique, c'est le terme utilisé par les sociologues des sciences pour indiquer une inégalité dans l'accès aux connaissances scientifiques produites et dans les modalités de production de ses connaissances. Qui décide ? Quelles connaissances vont être produites ? Comment va-t-on les produire ? Comment va-t-on les interpréter ? Des mouvements de citoyens se sont développés, au départ aux États-Unis, pour réclamer des connaissances qui répondent aux attentes des populations. Les instances participatives et consultations constituées des parties prenantes sont mises en place dans les agences sanitaires et doivent être renforcées. Il faut aussi, à mon avis, rester très ouvert aux démarches plus participatives, sciences populaires, épidémiologie populaire qui peuvent apporter des points de vue différents et redonner confiance aux populations grâce à une pluralité de voix.
J'ai étudié la carte du panache modélisée par l'Ineris et je l'ai superposée avec la cartographie des indices de défaveur sociale au niveau de la zone géographique. J'ai relevé que les communes de Maromme et de Canteleu ainsi que certains quartiers défavorisés de Rouen étaient situés sous le panache.
Vous évoquiez certains quartiers et les communes de Maromme et Canteleu. Au Petit-Quevilly, où les populations ont été les premières en contact avec l'incendie, vivent également des personnes très modestes. La typologie est donc très différente de celle des États-Unis.
Au sein du comité de la transparence et du dialogue, le 25 octobre dernier, soit pratiquement un mois après l'incendie, des conclusions ont été remises. On nous annonce : aucun résultat anormal sur la qualité de l'air malgré un point de suivi en benzène, pas de valeur anormale sur les suies retombées, un point suivi sur le zinc, le souffre et le phosphore, des résultats normaux pour l'hydrocarbure aromatique polycyclique (HAP) sauf pour la commune de Buchy. Qu'en pensez-vous ? Concernant l'amiante, qui est très curieusement absent de tout constat, les trois campagnes de prélèvement réalisées à 300 mètres, 800 mètres et 15 km, vous paraissent-elles fiables ? Pour le fibrociment, un numéro vert a été mis en place. Cela vous paraît-il suffisant ou pertinent ? À l'occasion de cet incendie, ne serait-il pas opportun d'établir un registre qui permettrait de réaliser une surveillance épidémiologique sur l'ensemble de la vallée de la Seine, particulièrement concernée par des sites de type Seveso ? Aujourd'hui, la reprise d'une activité partielle du site Lubrizol est envisagée. Qu'en pensez-vous ?
Nous sommes plusieurs, dans le comité de dialogue et de transparence qu'évoquait à l'instant Nelly Tocqueville, à avoir plaidé pour un suivi de cohorte, une ouverture de registre, un suivi épidémiologique. On nous a systématiquement rétorqué que, ne sachant pas ce qu'il fallait chercher, il serait inutile de développer ce type de méthodologie. Quels arguments scientifiques pouvez-vous nous donner pour que nous puissions continuer de plaider en ce sens ? Concernant l'amiante, il est étonnant de ne pas en retrouver la trace. Plus d'un mois après l'incendie, cela serait-il encore possible ? Que pourrait-on mettre en oeuvre pour approfondir les recherches ?
Sur les questions relatives à la qualité de l'air, à la lecture des documents, il m'a manqué une vision d'ensemble. Nous n'avons que des données très morcelées émises par une constellation d'acteurs. Nous aurions besoin que quelqu'un fasse une synthèse compréhensible de l'ensemble des éléments. Même en tant que scientifique, j'ai du mal à m'y retrouver.
Un registre couvrant toute la vallée de la Seine serait extrêmement pertinent. Le suivi épistémologique des bassins industriels est actuellement en cours d'étude chez Santé publique France. Lubrizol et sa zone géographique pourraient servir de pilote au niveau national.
Concernant le plaidoyer sur le suivi, nous pouvons noter une divergence de points de vue. La littérature internationale démontre qu'un suivi médical large peut se justifier. Il permettrait non seulement de produire des connaissances, mais aussi de chercher à obtenir un bénéfice pour la population. Puisque nous ignorons ce que nous cherchons, au moins, mettons en oeuvre un suivi renforcé pour offrir un bénéfice médical plus large sur les causes principales de morbidité et de mortalité. Nous pourrions alors envisager une forme de compensation du risque éventuel auprès de ces populations où les risques sont connus. C'est quelque chose qui a été beaucoup pensé et réfléchi aux États-Unis et je vous remettrai un article à titre d'exemple dans la bibliographie indicative que je vous laisserai.
Puisque nous ne savons pas ce que nous cherchons, doit-on renoncer à chercher ?
Il faut chercher quand même ! Santé publique France, l'ARS et Mme Buzyn défendent le point de vue selon lequel il faudrait savoir ce que l'on cherche pour chercher. Dans ces circonstances exceptionnelles, il me semble que ce point de vue peut être mis en débat afin d'avoir une approche plus large du suivi de santé.
Pensez-vous qu'il serait possible d'identifier de manière théorique un certain nombre de conséquences en termes de santé ou en termes sanitaires puis voir ensuite si ces points identifiés sur le court, moyen ou long terme nécessiteraient de faire l'objet de recherches précises ?
Il me semble que votre proposition correspond à ce qui a été fait autour du World Trade Center. Les examens de type spirométrie, peu invasifs, ont été pratiqués pour suivre l'évolution de la fonction respiratoire. En cas de détection d'anomalie, des traitements ou des mesures correctives ont été mis en place.
Malgré des expositions de départ mal caractérisées, il a été démontré que la mise en place de ce type de suivis avait permis de déceler précocement des atteintes et de les corriger. Il s'agissait donc d'une démarche de détection précoce qui peut sembler peu spécifique.
Je vous remercie de votre intervention. Nous souhaitons obtenir des réponses par écrit aux questions qui vous ont été transmises en amont de l'audition, dans un délai de deux semaines. Nous aurons certainement d'autres questions à vous adresser au fil de nos travaux. Dans cette attente, n'hésitez pas, de votre côté, à nous faire part de tout élément supplémentaire qui vous paraitrait de nature à éclairer notre réflexion.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous poursuivons nos auditions de la matinée en entendant les représentants de France Chimie et France Chimie Normandie. Nous accueillons ainsi Mmes Smets et Angot-Lebey ainsi que M. Prudhon. France Chimie est l'organisation professionnelle qui représente les entreprises de la chimie en France. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que la chimie en France, ce sont 3 300 entreprises, 170 000 emplois, un chiffre d'affaires annuel de plus de 70 milliards d'euros et un excédent commercial de 11 milliards d'euros. C'est dire si son apport à la vie économique de notre pays est fondamental.
Mais la chimie est également une activité souvent décriée, compte tenu de son impact sur l'environnement et la santé des populations. C'est évidemment le cas après l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, le 26 septembre dernier. Son caractère spectaculaire a fortement marqué les esprits et, faute d'information fiable et claire, après la stupeur est venu le temps de la défiance. Défiance à l'égard de la parole publique bien sûr, mais aussi envers une industrie montrée du doigt parce que faisant courir un risque nouveau, celui d'une situation environnementale et sanitaire dégradée pendant de longues années et sur une aire géographique très étendue.
Il était donc indispensable que nous puissions vous entendre afin que vous nous expliquiez dans quelle mesure l'accident de Rouen conduit à remettre en cause la réglementation applicable aux installations classées présentant le risque le plus élevé. Comment, après un tel événement, restaurer une forme de confiance entre la population, et pas seulement les riverains, et votre industrie ?
Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Smets, Angot-Lebey et M. Prudhon prêtent serment.
Merci de nous accueillir. La chimie en France est un acteur économique majeur, qui regroupe 3 300 entreprises et 170 000 salariés répartis sur l'ensemble du territoire. C'est le premier exportateur industriel français. Il apporte à la balance commerciale de notre pays une contribution positive de plus de 11 milliards d'euros. C'est un secteur en croissance continue depuis dix ans. Il recrute et innove. Dans notre industrie, 8 % des effectifs sont dédiés à des activités de recherche et développement, car nos activités sont déterminantes pour relever les défis sanitaires et environnementaux auxquels nous faisons face. J'en veux pour preuve le développement de nouveaux principes actifs pour la pharmacie, des matériaux plus légers pour les secteurs automobile ou aéronautique, de nouvelles solutions pour la batterie électrique qui seront nécessaires pour développer le véhicule électrique, de nouvelles générations de panneaux solaires ou d'éoliennes que nous souhaitons recyclable, des matériaux isolants pour le bâtiment ou encore des solutions pour le traitement de l'eau. Les secteurs d'activité et les applications de la chimie en France sont très variés.
France Chimie est la voix de ce secteur et de ces entreprises en France. Nous regroupons 900 adhérents et 1 300 établissements. Nos experts accompagnent ces entreprises au quotidien dans la mise en oeuvre des réglementations, sur leurs sites et dans l'implémentation des standards les plus stricts.
Nous ne pourrons pas, aujourd'hui, nous exprimer sur les origines de l'incendie intervenu dans l'usine Lubrizol ainsi que sur ses conséquences sanitaires et environnementales, car une enquête judiciaire est en cours et des analyses sont actuellement effectuées par les autorités compétentes. Nous considérons néanmoins cet incendie comme un événement important et nous le suivons de près depuis le premier jour. De nombreuses personnes ont été touchées directement ou indirectement par les conséquences de l'incendie : les salariés du site, les pompiers, les services de secours, les services de l'État ainsi que les Rouennaises et Rouennais. Cet événement est également important car il concerne un site Seveso qui compte pour notre industrie en tant que client, en tant que fournisseur et en tant que partenaire. Lubrizol a aussi un impact économique important sur le territoire normand. Enfin, la sécurité et la prévention des risques sont l'une des premières préoccupations des industriels de la chimie en France.
Chaque poste de travail fait l'objet d'une évaluation des risques qui conduit à la mise en place de consignes de sécurité et d'équipements de protection collective ou individuelle. Chaque année, nous investissons 600 millions d'euros pour la sécurité et l'environnement, soit plus de 20 % des investissements annuels de notre secteur, et trois quarts de nos salariés suivent une formation. Sur ces formations, un tiers des heures sont consacrées à la sécurité : la formation du personnel, à tous les niveaux de l'entreprise, est un point essentiel de notre politique de sécurité.
Nos usines mettent en oeuvre l'une des réglementations les plus strictes au monde, la réglementation Seveso, selon laquelle les industriels doivent parfois étudier jusqu'à 1 000 scénarios de risques liés à leurs activités et démontrer qu'ils prennent des mesures pour réduire ces risques. Ils le font le plus souvent en agissant à la source, par la réduction ou la substitution des matières dangereuses, ou, à défaut, en mettant en place des barrières de protection et de prévention. Cette réglementation est une réglementation de proximité, mise en oeuvre avec les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), sous la supervision des préfets, ce qui permet d'agir au plus près de la réalité du terrain. Elle a été fortement renforcée par la loi de 2003, avec la mise en place des PPRT, et suite à la deuxième révision de la directive Seveso, en vigueur depuis 2015.
En plus d'encourager la parfaite application de la réglementation, notre secteur a spontanément pris des engagements pour faire progresser les pratiques de chacun. Nous sommes ainsi engagés depuis 30 ans dans un programme mondial, Responsible Care, qui tire l'ensemble de la profession vers les meilleures pratiques. Nous certifions nos entreprises sous-traitantes. Celles-ci doivent suivre une formation à nos standards de sécurité pour pouvoir intervenir sur nos sites. À ce jour, plus de 4 000 sous-traitants sont certifiés en France grâce à ce programme. Nous avons par ailleurs initié, avec la sécurité civile, un programme de partage de moyens techniques et d'expertise pour la gestion d'un certain nombre d'accidents, par exemple dans le transport. Nous allons prochainement ouvrir avec les organisations syndicales de notre branche une négociation pour aboutir à un accord plus contraignant dans le domaine de la sécurité.
Mais, de façon générale, une chose est certaine : le risque zéro n'existe pas, il n'existera jamais. Notre rôle en tant qu'industrie est évidemment de nous en approcher au maximum, et de limiter les impacts lorsque le risque se réalise. Nous avons tiré des enseignements de chaque événement. Nous l'avons toujours fait aux côtés des pouvoirs publics. Nous le ferons demain, dès que les causes de l'incendie seront connues et nous continuerons systématiquement à le faire.
Pour ce qui concerne la gestion de l'accident, nous nous associons d'ores et déjà aux recommandations du Livre blanc sur l'utilisation des nouvelles technologies pour alerter les populations et sur l'importance d'améliorer encore la culture de sécurité industrielle. Il faut mieux informer les riverains sur l'existence de sites industriels et sur la gestion des risques. Le travail réalisé pour la mise en oeuvre des PPRT a été considérable, tant pour les exploitants que pour les autorités et les collectivités locales. Il s'agit avant tout de finaliser ce processus.
La sécurité est une priorité non négociable de notre industrie. Nous estimons que la réglementation actuelle est riche. Elle doit nous permettre de tirer les enseignements de cet événement.
Vous dites que la réglementation du secteur de la chimie est l'une des plus strictes au monde. En quoi diffère-t-elle des règles applicables dans d'autres pays de l'Union européenne ? Les services de l'État ont indiqué avoir découvert, à l'occasion de l'incendie de Lubrizol, que l'un des deux exploitants, Normandie Logistique, n'avait pas signalé à l'administration que les substances stockées sur son site entraînaient un changement de régime - enregistrement et non plus déclaration. Une telle problématique sur l'actualisation et la transmission des informations sur les substances stockées vous semble-t-elle fréquente ? Avez-vous des observations ou recommandations sur l'inventaire des produits stockés et les conditions de sa mise à disposition en cas d'accident ? La problématique de la sous-traitance semble importante, puisque celle-ci est impliquée dans 8 % des accidents survenus sur des sites et installations classés pour la protection de l'environnement (ICPE) ou enregistrés. Quel regard portez-vous sur le recours à la sous-traitance ? La certification réalisée sous l'égide de France Chimie ne devrait-elle pas être renforcée ?
Une enquête judiciaire étant en cours, nos propos ne concerneront ni Lubrizol ni Normandie Logistique, puisque nous ne disposons pas des éléments pour cela. Mais nous pouvons vous rappeler le cadre réglementaire.
Ce n'est pas parce qu'il y a une enquête judiciaire qu'on ne peut pas parler de Lubrizol. Le champ délimité est bien précis, qui ne permet pas d'aller sur certains sujets tels que les causes ou le lieu de l'incendie. Ce n'est pas pour autant qu'on ne peut pas parler de tout ce qui s'est passé chez Lubrizol - et notamment du fait qu'un certain nombre de préconisations et de mises en demeure n'ont pas été respectées par l'entreprise.
La réglementation Seveso, l'une des plus strictes au monde, est un cadre qui s'applique à l'ensemble des pays européens. Deux particularités s'y ajoutent en France. D'une part, un long historique de réglementation sur des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). D'autre part, la loi de 2003 sur les PPRT, qui sont également une spécificité française. De plus, toute une série d'arrêtés viennent s'ajouter, sur les liquides inflammables ou la réglementation des entrepôts.
Dans la réglementation des installations classées en France, la première étape est de dresser un inventaire quantitatif et qualitatif des substances : inflammables, toxiques... On classe tous les produits par grandes familles. Dès lors que le potentiel de danger augmente, le premier niveau est celui de la déclaration. Lorsque les volumes augmentent, on passe au niveau de l'enregistrement. Au-delà du niveau de l'enregistrement, il y a le niveau de l'autorisation, avec les deux grandes classes que sont Seveso seuil bas et Seveso seuil haut. Plus le potentiel de danger est important, plus la réglementation est stricte et les exigences, élevées - ce qui est bien normal. Il appartient à l'exploitant, une fois qu'il a fait cet exercice d'inventaire, d'informer l'inspecteur de la Dreal pour lui demander si son site relève de la déclaration ou de l'enregistrement. Le processus est extrêmement simple, même si l'inventaire n'est pas toujours aisé. La règle est bien connue et doit être respectée.
Nous avons un programme, le manuel d'amélioration sécurité des entreprises (MASE) France Chimie, qui constitue un système de certification des sous-traitants. Ceux-ci doivent suivre une formation à nos standards de sécurité. Chaque année, 9 % des entreprises ne réussissent pas l'examen, ce qui nous fait penser qu'il est suffisamment strict. Nous avons 4 000 sous-traitants certifiés dans ce programme. Nous souhaitons le promouvoir, pour étendre le nombre de sous-traitants qui s'y conforment.
Malgré tout, le nombre d'accidents sur les sites industriels classés a augmenté de 34 % en deux ans. L'impact de ces accidents est croissant sur l'environnement, ce qui est très inquiétant. Quelles sont les causes structurelles susceptibles d'expliquer cet accroissement ? Vous parliez tout à l'heure du régime d'enregistrement. Ne pensez-vous pas que son introduction, qui s'ajoute aux autres mesures, nombreuses, de simplification, aboutit à une réduction des contraintes pour les industriels, sans réelles contreparties ni environnementales ni sanitaires ? On a l'impression qu'il y a moins de surveillance et davantage d'accidents technologiques. La filière nucléaire peut-elle apprendre de la filière technologique, et inversement ? Sur quels points précis vous semblerait-il pertinent de s'inspirer les uns des autres ?
La base de données du Bureau d'analyse des risques et pollutions industrielles (Barpi) enregistre les accidents, les incidents et les événements. Cette base sert à l'exploitant quand il fait son étude de danger. La première étape est l'inventaire, pour savoir à quel niveau il se classe. Ensuite, il doit regarder ce qu'il s'est produit, par le passé, dans son type d'activité. Il doit apporter à l'inspecteur la preuve qu'il a mis en place des mesures pour éviter que cela se reproduise. Cette base est assez unique : elle n'existe pas dans d'autres pays. Une source d'amélioration de la culture de sécurité serait que davantage d'événements remontent, soit par l'inspecteur de la Dreal, soit par d'autres moyens, afin que cette base soit enrichie. Nous travaillons régulièrement avec le Barpi pour analyser ces résultats, et nous tirons des enseignements de ces événements, soit pour organiser des journées de formation auprès de nos adhérents, soit pour imaginer de nouveaux programmes.
Le législateur, lorsqu'il a décidé de créer un régime d'enregistrement, s'est fondé sur le constat que certaines usines, certaines installations sont standardisées. Que l'on soit à Perpignan, à Rennes, à Paris ou à Montpellier, c'est exactement la même chose. Prenez, par exemple, une station-service, avec un volume d'inflammables relativement important. Pourquoi dupliquer l'étude de danger ? L'autorité se contente d'exiger un certain nombre de spécifications à respecter, à charge à l'exploitant de dire en quoi il respecte en tout point ces mesures. Le préfet, sur des dossiers compliqués, peut toujours dire qu'un dossier d'enregistrement ne le satisfait pas pleinement, et qu'il le bascule vers le régime de l'autorisation, ce qui impose de refaire complètement l'étude de danger.
Le Barpi a souligné une augmentation importante - + 25 % en 2018, je crois - du nombre d'accidents industriels, notamment sur les sites Seveso. Je trouve donc étonnant votre ton, qui donne à penser que tout va bien, et qu'aucune adaptation ou évolution ne seraient nécessaires. Nous ne sommes pas là pour vous flageller, mais il faut un minimum d'analyse objective et de propositions. Or, votre propos est très aseptisé.
Je me désole d'avoir donné cette impression. Soulignons aussi que le nombre de mises en demeure n'a pas augmenté. Notre président l'a exprimé publiquement : nous allons tirer les enseignements de cet événement, comme nous l'avons toujours fait. Nous avons engagé une réflexion, et il nous semble qu'il y a deux domaines dans lesquels notre industrie doit progresser, au-delà de l'information du public. D'abord, la configuration des entrepôts. La réglementation existe, mais notre industrie doit mieux diffuser les meilleures pratiques. Deuxième axe de réflexion : la mise à disposition rapide des informations concernant l'inventaire, sur nos sites, des substances entreposées.
Le site de l'accident est classé Seveso seuil haut. Le stockage était fait partiellement là, partiellement chez Normandie Logistique. Faire évoluer la réglementation du stockage sur les sites de production, très bien ! Mais ne faudrait-il pas aussi faire évoluer de façon très forte les sites de stockage qui jouxtent les sites de production ?
Je n'ai pas dit qu'il fallait modifier la réglementation sur les stockages, j'ai dit que cette réglementation était suffisante pour que nous puissions tirer des enseignements et réfléchir à la diffusion des meilleures pratiques.
Au-delà du classement du site suivant les différentes installations, il y a, au niveau des stockages, des arrêtés spécifiques pour les liquides inflammables, en vrac ou conditionnés. La réglementation sur les entreposages est riche, avec au moins deux arrêtés. Il y a surtout de bonnes pratiques. Après un accident, on prend les conclusions de l'étude et on regarde ce qu'on peut mettre en oeuvre pour éviter que cela se reproduise. Sans attendre les conclusions des études et des enquêtes, nous travaillons très sérieusement pour éviter que, de nouveau, 5 000 mètres cubes de produits partent en fumée. Le but est de diminuer le potentiel de danger.
Lubrizol a été accompagné par des acteurs du secteur, tels que vous les avez mentionnés. En 2013, lorsqu'il y a eu la fuite de gaz, et en 2015, lorsqu'il y a eu la fuite d'huile, êtes-vous intervenus auprès de Lubrizol, pour savoir ce qui s'était produit et pour constater des manquements ? Avant cet accident, comment accompagniez-vous Lubrizol dans la mise en place de ses dispositifs, en particulier de sécurité ?
Le rôle de France Chimie est la diffusion et le partage des meilleures pratiques, ainsi que l'explication des réglementations. Nous n'avons pas un rôle de consultant. Nous diffusons des circulaires techniques pour expliquer une réglementation parfois complexe.
L'événement de 2013 a occasionné un émoi important auprès des habitants, ce qu'on peut comprendre. Lorsque les Rouennaises et les Rouennais ont senti l'odeur du dérivé soufré, ils ont été nombreux à téléphoner aux pompiers. Nous avons fait une enquête auprès de Lubrizol, ce qui nous a amenés à diffuser une circulaire sur la manière de repérer ces substances malodorantes. En tant que fédération, nous avons créé une base, qui regroupe une centaine de substances référencées. L'incendie récent est de nature très différente. Le retour d'expérience est déjà en cours et Mme Smets a mentionné quelques pistes de réflexion. On doit pouvoir trouver des solutions pour qu'un incendie n'aboutisse pas à détruire des milliers de tonnes d'un produit.
Ne vous semble-t-il pas nécessaire d'examiner la question de la défense incendie ? Le nombre de pompiers mis à disposition dans vos industries fait débat entre organisations syndicales et industriels, suite à l'incendie de Lubrizol. Il y a les moyens matériels, puisque les émulseurs ont manqué, apparemment. Et il y a cette pratique, qui semble relever d'un accord tacite selon lequel les industriels s'épaulent les uns les autres et mettent à disposition leurs moyens de défense incendie sur une plateforme. Ne faudrait-il pas la systématiser et rendre obligatoire cette espèce d'assistance mutuelle ?
On nous a dit que, selon les sites, il pouvait y avoir des pompiers, ou simplement des agents de surveillance, voire aucune présence physique. Une grande hétérogénéité, donc.
La réglementation demande à l'exploitant de prendre le scénario le plus impactant et, par rapport à ce scénario, de prévoir la quantité d'eau et d'émulseurs qu'il mettra en place. Il faut aussi prendre en compte le temps de refroidissement des parties qui ont été soumises à l'incendie. Lubrizol est dans une zone industrielle importante, dans laquelle les industriels ont des moyens et, sous forme de convention, peuvent intervenir. Les pompiers que vous évoquez sont souvent des équipes de première intervention, en attendant les équipes de secours spécialisées. Nous attendons les conclusions de l'enquête.
Sur les entrepôts, vous considérez que la réglementation est suffisante, et qu'il faut tirer profit des expériences pour l'améliorer. On nous a pourtant dit que, pour les lieux de stockage et les entrepôts, il n'y avait pas de statut réel, et qu'il fallait réfléchir à des règles plus contraignantes.
Votre secteur est en pleine expansion et vous faites des investissements importants en matière de recherche et développement, ou pour de nouveaux matériaux. Nos agences nationales cherchent à détecter la dangerosité et l'interférence des produits entre eux. Avez-vous étudié, dans le cas de la combustion des produits, leurs interférences ou les effets cocktail ?
Vous parlez d'accompagner les établissements pour un partage des meilleures pratiques. Saviez-vous que ces 12 000 fûts, totalisant 4 000 tonnes, étaient dans des entrepôts qui n'étaient ni équipés ni autorisés ? S'agit-il d'une pratique courante ? Qu'allez-vous faire pour interdire cela ?
Non, France Chimie n'avait pas connaissance de cette configuration : nous accompagnons 1 300 établissements... Et nous ne les contrôlons pas !
La Dreal affirme que cet établissement était très surveillé. Comment ce stockage n'a-t-il pas été détecté ?
En tant que fédération professionnelle, il ne m'appartient pas de commenter l'action de l'État et je ne souhaite pas entrer dans cette polémique. Pour nous, la réglementation existe, il ne s'agit que de l'appliquer et de s'assurer que les meilleures pratiques sont diffusées. Oui, nous consacrons des efforts importants à la recherche. Dans le cadre de la réglementation Reach, nos industriels doivent apporter les preuves de l'innocuité de leurs produits. Au niveau européen, plus de 3 milliards d'euros ont été consacrés aux études sur les substances. Les effets cocktail constituent un domaine de recherche. Sur un petit nombre de molécules, on a pu identifier des effets qui ne sont pas additifs. En l'état des connaissances, cela ne conduit pas à remettre en question l'architecture de la réglementation sur les produits.
On nous dit toujours que Reach ne s'applique pas, pour des questions de seuils, ou de manque de données supplémentaires. En réalité, la France n'applique pas Reach !
Si. La France applique Reach, comme l'ensemble de l'Europe. Reach a trois piliers : l'enregistrement, l'autorisation et l'évaluation. Sur l'enregistrement, il y a eu trois étapes majeures : 2010, 2013 et 2018. Toute substance importée ou produite en Europe a été enregistrée, avec des exigences susceptibles de répondre en tout point à la réglementation. Certes, les dossiers qui ont été enregistrés il y a une dizaine d'années peuvent être améliorés - et nous avons un programme d'amélioration des dossiers. Notre base, unique au monde, rassemble un très grand nombre de données toxicologiques. Pour un incendie, il faut pouvoir accéder aux produits de décomposition. C'est un sujet complexe, qui dépend des conditions d'humidité et de vent, notamment.
Merci. N'hésitez pas à nous transmettre tout document utile. Il faut essayer de renouer la confiance entre l'industrie en général, et l'industrie chimique en particulier, et les citoyens. Il n'est ni souhaitable ni sain que s'instaure un climat de défiance et de méfiance à l'égard d'une industrie aussi importante que la vôtre. N'hésitez pas à nous faire parvenir des propositions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous recevons à présent M. Jérôme Bertin, directeur général de France Victimes, et M. David Delaunay, directeur général de l'association d'aide aux victimes et d'information sur les problèmes pénaux, connue sous le nom d'Avipp76. Tous deux ont souhaité être entendus par notre commission d'enquête.
Lors de l'incendie de l'usine de Lubrizol, la préfecture de Seine-Maritime a mis en place une cellule de soutien psychologique, d'abord au centre hospitalier, puis à la mairie de Petit-Quevilly. Mais il n'y a pas eu de centres d'accueil des victimes regroupant les différents acteurs de la santé, des assurances, de la sécurité sociale et de la justice. Vous avez dénoncé cette situation et vous vous êtes en quelque sorte substitués à cette absence en indiquant que vous étiez à disposition pour recueillir les témoignages des victimes. Vous avez ensuite ouvert une permanence d'accueil dans une mairie annexe de Rouen. Vous allez nous indiquer le bilan que vous dressez de cette action, qui répondait certainement à une attente d'une partie au moins de la population. Vous nous indiquerez ce que l'État aurait dû faire pour répondre à cette attente.
Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jérôme Bertin et David Delaunay prêtent serment.
Merci d'avoir accédé à notre demande d'audition pour évoquer l'incendie de Lubrizol et apporter un éclairage différent à votre commission, sur un volet sans doute moins abordé lors des auditions précédentes. Nous ne nous sommes pas complètement substitués à l'État : les associations d'aide aux victimes travaillent de concert avec les autorités publiques. Mais il suffit qu'une personne passe à côté des dispositifs pour qu'on se dise que, collectivement, on aurait pu mieux faire.
Nous avons souhaité intervenir à deux voix, puisque ces dispositifs s'entendent aussi bien dans le cadre d'une coordination nationale que d'une intervention locale. Le réseau France Victimes est organisé ainsi depuis environ 40 ans. Au départ, sous l'impulsion de Robert Badinter, l'idée était d'avoir une association d'aide aux victimes conventionnée avec les autorités, et notamment avec le ministère de la justice, pour apporter au quotidien un soutien et un accompagnement à toute personne qui est, ou s'estime, victime.
Fédérées au sein du réseau France victimes, environ 132 associations maillent tout le territoire, avec au moins une association par ressort de tribunal qui, par son conventionnement avec la justice et par les textes, permet d'apporter une aide, une assistance et une prise en charge globale à toute victime. Cette prise en charge se fait par l'intermédiaire de nos 1 500 professionnels de terrain, juristes, psychologues, travailleurs sociaux essentiellement. Entre 300 000 à 320 000 nouvelles personnes sont aidées par notre réseau chaque année.
Cet accompagnement est quotidien, mais s'inscrit dans des dispositifs plus larges ou spécifiquement mis en place lorsqu'il s'agit d'événements collectifs. D'où notre demande d'audition. Des instructions et des décrets prévoient la mise en place de dispositifs d'accueil, de recensement et d'accompagnement des victimes, qui n'ont pas forcément été mis en place dans le bon calendrier pour permettre à toute personne impactée de bénéficier d'une proposition d'aide.
L'intervention se fait à deux niveaux. La fédération France Victimes joue son rôle en matière d'événements collectifs, d'abord parce qu'elle porte au quotidien le numéro d'aide aux victimes 116 006. Ce numéro, qui appartient au ministère de la justice, est actif toute l'année, de 9 heures à 19 heures, sept jours sur sept. En cas d'événements collectifs, il peut être diffusé auprès du grand public. Il peut éventuellement procéder à des appels sortants, pour aller au-devant de victimes répertoriées et leur faire une proposition d'aide.
La fédération joue aussi un rôle avec son réseau de coordination de la prise en charge des victimes puisque, par expérience, nous savons que lorsqu'un événement collectif survient, les victimes ou les proches des victimes ne sont pas forcément domiciliés sur le lieu de survenance de l'événement. Par conséquent, plusieurs associations de notre réseau peuvent se retrouver mobilisées pour accompagner des victimes. Le rôle de la fédération est de s'assurer qu'au même moment, toutes les victimes, quelle que soit leur domiciliation, aient accès à la même information et au même accompagnement, en temps réel. Ainsi, après l'attentat de Nice, 82 de nos associations ont suivi des proches ou des victimes directes de l'événement.
Dès les premiers instants, la fédération se met à disposition des autorités. Sur le plan local, les associations d'aide aux victimes sont conventionnées par les cours d'appel. À partir de 2020, elles auront un agrément administratif délivré par la justice. Elles peuvent être réquisitionnées par les autorités judiciaires pour aller au-devant des victimes. Un guide méthodologique de prise en charge des victimes d'événements collectifs a été réédité en novembre 2017 - il existe depuis 2004. De même, le guide Orsec, dans sa version G6, prévoit, dans le cas de nombreuses victimes, la mise en place de dispositifs et de structures d'accueil car les numéros de téléphone ne suffisent pas, il faut des structures physiques.
Je suis salarié de l'association et riverain de Lubrizol, donc j'ai entendu les explosions, à quatre heures et demie du matin... Mon premier réflexe, professionnel, a été de me demander s'il y avait des personnes décédées ou blessées. Vu la taille du panache de fumée, nous avons tout de suite pris conscience qu'il allait falloir mettre un dispositif en place pour toutes les personnes qui avaient été impactées.
Dès le vendredi 27 septembre, une cellule a été créée, avec des personnes ayant des connaissances particulières en matière d'accidents collectifs, et évidemment d'assurance, puisque nous anticipions de nombreux dommages. Dès le lundi suivant, nous nous sommes rapprochés du procureur pour nous mettre à disposition de l'autorité judiciaire, qui nous réquisitionne en cas d'événements collectifs. Il n'a pas été possible de réunir rapidement le comité local d'aide aux victimes (CLAV). Il s'est réuni après quinze jours, et c'est alors qu'on a décidé l'ouverture d'un espace d'accueil spécifique au sein de la mairie annexe, qui se trouvait au coeur du quartier le plus impacté à Rouen. Le barreau de Rouen y a participé et, en trois semaines, nous avons reçu plus de 120 personnes. Des communes un peu plus éloignées ayant aussi été fortement impactées, le CLAV a mis en place une équipe mobile. Nous avons eu le soutien de l'Association des maires de France (AMF), qui s'est rapprochée des différentes municipalités afin de cibler le plus précisément possible les communes concernées. Certaines n'ont pas souhaité d'intervention. D'autres nous ont recontactés, c'est le cas de Préaux et Buchy, ainsi que de Neuchâtel-en-Bray et des permanences y ont été tenues.
Nous avons travaillé en bonne intelligence grâce à notre accord interassociatif de Seine-Maritime, qui prévoit une convention d'entraide en cas d'accident collectif. Nous sommes une petite association : cinq salariés et une dizaine de bénévoles. Si de nombreuses victimes s'étaient présentées, nous n'aurions pas pu prendre en charge tout le monde. Aussi nous sommes-nous rapidement mis en lien avec notre fédération, et avec le numéro national d'aide aux victimes, pour pouvoir gérer un afflux massif d'appels téléphoniques. Nous avons communiqué de notre côté, et pré-mobilisé le réseau d'accueil alentour.
Toutes permanences confondues, 254 personnes nous ont demandé de l'aide. Les questions portaient principalement autour de sujets d'assurance, avec des inquiétudes sur la mise en oeuvre des contrats d'assurance. Il y avait aussi des questions autour de la santé et sur la qualité de l'air. Nous avons noté, enfin, un souhait massif de déposer plainte afin de signifier le mécontentement.
Quand on s'éloigne de Rouen, les personnes ont parfois moins de ressources, et des contrats d'assurance de moins bonne qualité. Certains se sont éloignés du centre-ville pour des raisons matérielles. J'ai ainsi reçu des personnes âgées, par exemple un retraité dont la pension de retraite était d'environ 700 euros et qui se servait de son potager comme moyen de subsistance et pour obtenir un complément de revenu. Les dépôts de suie ont détruit complètement cette ressource et, si les assurances ont souvent accepté de couvrir le nettoyage des maisons et du bâti, tout ce qui est extérieur n'est pas pris en charge. Il y a aussi des difficultés liées à la franchise : les assurances prennent en charge le nettoyage et les réparations, mais les franchises restent à la charge des particuliers. Et plus les contrats sont bon marché, plus les franchises sont importantes. Cela peut aller de 130 à 300 euros. C'est une somme importante, qui peut dissuader de faire des déclarations de sinistre. De plus, il arrive que les assurances ne mobilisent pas la bonne garantie et ouvrent des dossiers de protection juridique, et non de sinistre. Plus on s'éloigne de la couronne rouennaise, plus les difficultés sont importantes. Et 254 personnes reçues, c'est peu par rapport à l'immensité des dégâts... Cela ressemble plus à une marée noire dans les jardins qu'à de vagues dépôts de suie ! Le nettoyage d'une habitation coûte entre 7 000 et 8 000 euros.
Il y a une incompréhension, car les premières indemnisations sont arrivées, notamment pour les collectivités. Les agriculteurs ont aussi fait des demandes, même si elles s'accompagnent d'abandons de recours. Les commerçants aussi. Mais, pour les particuliers, rien ! Pour beaucoup, 300 euros de franchise, c'est une somme importante - sans compter les quantités d'eau utilisées pour le nettoyage. Sur tout cela, nous n'avons pas de réponse à apporter aux personnes, et nous n'avons rien entendu du côté de Lubrizol. Habituellement, pour les particuliers, un accord-cadre est proposé. Pour l'instant, nous n'avons rien de tel. L'association d'aide aux victimes ne peut pas agir à la place des victimes, mais celles-ci constituent un groupe atomisé, qui n'a pas forcément les ressources pour se mobiliser et entamer une démarche collective.
Il serait souhaitable qu'un groupe opérationnel regroupant la justice, les associations d'aide aux victimes, les associations de victimes, les avocats et peut-être un représentant de l'État puisse officiellement se faire connaître auprès de Lubrizol. Nous ne connaissons toujours pas leur assurance, et ils n'ont pas de correspondant déclaré à la Fédération française des assurances (FFA) : nous n'avons pas d'interlocuteur ! Après l'incendie du Cuba libre, le comité de pilotage s'était réuni et, dans les semaines qui ont suivi, l'assureur AXA participait aux réunions et faisait des propositions pour les particuliers.
Nous leur poserons la question la semaine prochaine. L'État devrait-il prendre en charge le rôle d'assistance et de conseil pour une catastrophe de ce type ?
Oui. En tout cas, il doit garantir que chacun a accès au droit et à de l'aide s'il en a besoin, comme les textes le prévoient. Je ne dis pas que rien n'a été fait. Le procureur a réquisitionné la déléguée interministérielle et est intervenu pour que le CLAV se mette en place. Un numéro d'information du public a été diffusé, mais avec des informations très partielles : il avait pour fonction de rassurer, notamment sur les conséquences sanitaires et environnementales, mais n'apportait aucune réponse sur les questions juridiques, les précautions à prendre et le cadre juridique dans lequel l'indemnisation s'organiserait. De plus, ce numéro n'est plus disponible, deux mois après l'événement. Et le 116 006 n'est pas diffusé officiellement. Dans une telle crise, il faut un numéro unique et bien diffusé. Le 116 006 n'a reçu que 36 appels...
Et la coordination est tardive. En cas d'événements collectifs, il faut qu'un comité de liaison s'assure que les jalons sont bien posés. Les accords-cadres en matière d'indemnisation permettent de bien encadrer les problématiques individuelles. Il n'est pas normal que des victimes aient à payer une franchise alors même qu'on est sur le principe d'une réparation intégrale à terme. Pour l'instant, nous n'avons pas posé les jalons, alors que les textes le permettent. Il y a beaucoup plus de particuliers que de commerçants ou d'agriculteurs qui viennent nous voir.
Quelle différence faites-vous entre victimes, sinistrés et impactés ? Dans cette zone industrielle héritée de l'histoire, le risque zéro n'existe pas. N'avez-vous pas un rôle pédagogique à mener pour aider cette population fragile à relire ses contrats d'assurance, à les comprendre et à éviter toutes les mauvaises surprises que l'on découvre ?
Le préfet a donné un avis favorable au projet de réouverture partielle de l'usine Lubrizol. Pourtant, le dossier soumis au Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) souligne quelques problèmes et interrogations, puisque plusieurs prescriptions du préfet n'ont pas été encore mises en oeuvre. Que pensez-vous de cette réouverture ?
Victimes, sinistrés, impactés, impliqués : ces débats ont lieu à chaque événement collectif. Ce n'est pas aux associations d'aide aux victimes de qualifier, puisque nous recevons par principe toute personne qui en éprouve le besoin et exprime des demandes. Pour autant, nous nous interrogeons sur l'influence que peut avoir ce choix sur les dispositifs mis en place. Si on parle rapidement de victimes, on imagine des droits. Mais on ne sait pas s'il y en aura pour tout le monde. Le guide méthodologique sur la prise en charge des victimes d'accidents collectifs est très clair : un événement soudain, qui crée des dommages humains et matériels, nécessite, par son ampleur, la mise en oeuvre de moyens importants et de mesures spécifiques pour la prise en charge des victimes. Pour nous, la définition est très large, même si les droits peuvent être différents : tout le monde a besoin d'une écoute, d'une information.
En février 2019, nous avions soulevé la question des risques industriels : personne ne sait ce que sont les plans de prévention des risques technologiques (PPRT), même s'ils figurent dans les actes de vente des habitations. Le classement d'une usine en Seveso seuil haut signifie qu'on est au niveau maximal de sécurité. Les habitants n'ont pas la conception du risque, mais de la sécurité. Et ils raisonnent par analogie : comme employeur, les exigences vis-à-vis des salariés sont nombreuses. Comment un incendie, qui n'est certes pas le pire sinistre possible, a-t-il pu provoquer une pareille catastrophe ? Ils ont le sentiment d'une rupture du pacte de bonne compréhension industrielle. Le CLAV travaille aussi en amont. Pourtant, son activité demeure largement inconnue.
La prise en charge dépend de ce que les victimes ont vécu. Avec un bon accompagnement, on comprend les raisons du sinistre et l'on comprend que l'usine ne puisse pas rester fermée éternellement. Si l'on pense que la réouverture obéit surtout à des motifs économiques, on la vit négativement. Le comité de transparence devra en tout cas expliquer cette réouverture.
La catégorisation des victimes ne doit pas être un frein. Pour l'attentat sur la promenade des Anglais à Nice, tout le monde n'était pas concerné par l'indemnisation, mais des gens ont été choqués, des tiers sont intervenus : ils ont tout autant le droit d'être accompagnés psychologiquement, même s'ils ne sont pas concernés par le fonds de garantie. Avec les services de l'État, nous savons procéder au classement. Le guichet unique d'accueil est difficile à concevoir, car des milliers de personnes auraient pu pousser sa porte. Il y a donc eu une adaptation, par le biais de permanences.
Vous avez exprimé une certaine déception en disant n'avoir reçu que 254 personnes. Les autres vont rester avec leurs souffrances, leurs questionnements, leurs inquiétudes. Réfléchissez-vous à un nouveau mode de communication tourné vers les habitants éloignés de la couronne rouennaise, pour les informer de ce qu'ils peuvent venir vous contacter et déposer des recours ? Ne craignez-vous pas que, en l'absence d'interlocuteur, certaines victimes se découragent ?
Si, c'est pourquoi nous insistons sur la coordination. La mission des associations d'aide aux victimes s'inscrit dans le cadre de conventionnements et, demain, d'agréments. Nous agissons avec les pouvoirs publics : France victimes ne communiquera pas d'elle-même sur le 116 006, car ce numéro ne nous appartient pas. Grâce à notre réseau de 1500 intervenants, nous pouvons apporter des renforts. Et le ministère de la justice a accordé une subvention complémentaire à l'Avipp pour qu'elle se renforce. Il faut mettre tous les acteurs autour de la table, y compris le responsable supposé, pour encadrer les suites.
Nous travaillons sur le temps long. Nous avons bénéficié d'une dotation complémentaire du ministère de la justice ; elle ne va pas nous permettre d'effectuer un recrutement, qui est en cours. Nous continuons à maintenir des permanences dans les zones rurales. Elles sont toujours complètes : dix ou quinze personnes par matinée. C'est le seul espace de parole pour pouvoir raconter l'événement à un tiers. L'écoute et la verbalisation de l'événement sont très importantes. Elles font aussi émerger des détails. Parfois, des assureurs oublient les VMC, si bien que les pollutions demeurent. À Mont-Saint-Aignan, une expertise a révélé des niveaux de pollution anormaux dans un appartement. Il serait étonnant que les appartements voisins ne soient pas touchés et nous pouvons suggérer aux habitants de communiquer entre eux.
Sur l'absence d'interlocuteur, j'espère bien que les choses vont évoluer.
L'Avipp est-elle membre du comité de transparence et de dialogue ? Des fonds sont débloqués pour les agriculteurs, les entreprises, les collectivités locales, et le Premier ministre est venu lui-même mettre le dispositif en place, pour que, sans attendre que la justice ait fait son travail, sans attendre même de savoir qui est l'assureur de Lubrizol, Lubrizol débloque déjà des sommes pour payer les premières dépenses qui incombent aux victimes. Pourquoi les particuliers n'ont-ils pas été mis dans cette boucle ?
L'Avipp n'est membre que du comité local d'aide aux victimes.
Avez-vous demandé à rejoindre le comité de transparence et de dialogue ?
Pas du tout.
Peut-être. Des associations de victimes y participent ; nous échangeons avec d'autres associations, comme l'association des sinistrés de Lubrizol ou Respire.
On constate de nouveau une difficulté de transmission de l'information. Vous êtes-vous rapprochés des associations d'élus comme l'AMF ou l'association des maires ruraux de France (AMRF) ?
Nous avons eu recours à l'association des maires de Seine-Maritime. Un message a été envoyé aux municipalités qui auraient souhaité mettre en place des permanences. Nous nous sommes rendus disponibles pour tout le monde. Le niveau pertinent est celui des centres-bourgs. Certaines municipalités n'ont pas souhaité notre aide.
Le travail avec l'AMF est primordial, car il y a un gros effort de pédagogie à faire en direction des élus locaux. Notre réseau associatif préexiste à tout événement. Or les élus découvrent l'existence de nos associations à l'occasion d'un sinistre. Nous sommes intervenus au Congrès des maires de France et nous allons sans doute passer un accord avec l'AMF pour que les élus locaux perçoivent mieux qu'ils peuvent eux aussi utiliser nos associations d'aide aux victimes.