Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 17 décembre 2019 à 14h30
Lutte contre les contenus haineux sur internet — Suite de la discussion en procédure accélérée et adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le moins que l’on puisse dire est que le texte que nous examinons aujourd’hui suscite de réelles interrogations et une grande perplexité sur toutes les travées de notre hémicycle.

Très clairement, cette impression ne vient pas d’une méconnaissance du problème, bien au contraire. Les élus que nous sommes sont aussi parfois exposés à la haine en ligne. Nous n’ignorons pas les aspects destructeurs des campagnes de calomnie et de propos odieux sur internet. À ce titre, je suis solidaire de notre collègue députée Laetitia Avia qui en a été la victime.

Dans ce contexte, pourquoi sommes-nous collectivement si réticents au dispositif qui nous est soumis ?

Au Sénat, nous savons écouter. Or les retours que nous avons des tribunaux, des associations de défense des libertés, des meilleurs spécialistes, bref, de presque tout le monde, sont partagés : il y a ceux qui pensent que cette proposition de loi n’aurait aucune utilité, et ceux qui l’estiment dangereuse. Il faut l’admettre, on a connu des accueils plus enthousiastes !

Au Sénat, dans nos commissions et groupes, nous avons des principes avec lesquels nous ne transigerons pas, et qui nous conduisent à une approche prudente, circonspecte, de l’article 1er et du retrait en vingt-quatre heures. J’avoue être franchement hostile à l’idée de confier aux Gafam le droit de juger ce qui est licite ou illicite. Ces plateformes qui nous abusent fiscalement, pillent allègrement nos données personnelles pour les revendre et contribuent à manipuler les scrutins se verraient confier un rôle de censeur… Non seulement elles façonnent toujours plus nos comportements et sont des menaces avérées pour nos démocraties, mais elles pourraient en plus exercer une police de la pensée et de l’expression…

Cela étant, nous avons la conviction, et de très longue date, au Sénat, qu’il est nécessaire d’avancer sur la régulation du monde numérique. C’est pourquoi nous avons regardé avec attention les autres dispositions du texte, qui précèdent la future loi audiovisuelle.

Sur le fond, la commission de la culture s’est saisie des articles 4, relatif à la régulation du CSA, ainsi que 6 bis et 6 ter, consacrés à l’éducation au numérique.

Sur ce dernier sujet, c’est le Sénat qui a introduit en 2009 la nécessité pour l’école d’informer les élèves sur les risques liés aux usages des services de communication au public en ligne. Depuis, le code de l’éducation s’est enrichi de très nombreuses dispositions relatives à la sensibilisation à propos d’internet, parfois redondantes. Ce qu’il faut, en fait, c’est rapidement donner à l’école les moyens financiers et humains de remplir ce rôle. Cela passe avant tout par la formation initiale et continue des enseignants, comme nous l’avons signalé encore lors des débats sur la loi pour une école de la confiance.

En ce qui concerne la régulation, la commission de la culture a adopté plusieurs amendements visant à mieux préciser l’action du CSA. Force est cependant de constater, une nouvelle fois, que nous avons délibérément choisi de remettre une fraction essentielle de notre souveraineté entre les mains d’acteurs mondialisés réticents à toute forme de régulation, et même de discussion, avec des autorités démocratiquement élues, comme l’illustrent jusqu’à la caricature les développements sur les droits voisins des éditeurs et des agences de presse.

Ces acteurs ne se contentent pas d’être puissants, riches, et souvent méprisants : ils ont conçu un écosystème qui encourage, diffuse, promeut la haine. J’en veux pour preuve les travaux de la sociologue turque Zeynep Tufekci, auxquels je vous renvoie : elle a montré que les algorithmes d’une plateforme comme YouTube, c’est-à-dire Google, nourris de milliards de données personnelles collectées sans que l’utilisateur s’en rende compte, produisaient des résultats qui échappent maintenant à notre compréhension, nous rapprochant toujours plus du monstre de Frankenstein. Ils ont donc tendance à proposer des contenus toujours plus odieux, haineux, « de plus en plus hardcore ». Selon cette sociologue, « YouTube est certainement aujourd’hui l’un des plus puissants outils de radicalisation de ce XXIe siècle », avec une seule justification : cela fonctionne ! La morale la plus élémentaire passe donc derrière l’exigence de sur-rentabilité. C’est sur ce modèle économique délétère que nous devons vraiment travailler. La meilleure réponse est aujourd’hui de soutenir, comme le propose l’entrepreneur Tariq Krim, le mouvement sur les technologies éthiques.

Il s’agit d’un nouveau terrain de croissance industrielle pour l’Europe dans lequel nous aurions tout intérêt à nous investir. Il est soutenu par des entrepreneurs qui réfléchissent à d’autres façons non aliénantes de concevoir la technologie et qui prônent l’arrêt de certaines pratiques toxiques. Ce faisant, ils sont complètement en phase avec la philosophie de notre règlement général sur la protection des données (RGPD).

Relevons aussi une évolution nécessaire du droit de la concurrence et de la directive e-commerce. Je reconnais la difficulté de l’exercice, monsieur le secrétaire d’État, mais ce n’est pas en répétant comme un mantra « c’est difficile » pour justifier de solutions attentistes et inefficaces que nous allons avancer. Cette directive, qui organise notre vie numérique depuis bientôt vingt ans, n’a plus d’autre rôle aujourd’hui que de protéger les monopoles de quelques géants anglo-saxons qui ont actuellement droit de vie et de mort sur nombre de nos entreprises. Il est grand temps de reconnaître qu’elle a échoué à transformer l’Europe en puissance numérique.

J’espère que nos discussions de ce jour nous permettront d’y voir plus clair sur les conséquences de ce texte. Personnellement, j’aurais aimé que, sur un sujet aussi complexe, aussi grave, nous prenions le temps d’une vraie navette parlementaire. Je m’en suis d’ailleurs émue lors de la dernière conférence des présidents. Nous aurions eu besoin de vraiment travailler en profondeur sur la réécriture de l’article 1er. Monsieur le secrétaire d’État, je sais que vous n’étiez pas insensible à nos arguments, car vous savez bien qu’il n’y a pas de solution évidente de prime abord. Il nous aurait fallu plus du temps pour éviter de produire un texte bâclé à la va-vite.

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