Intervention de Marie-Pierre de La Gontrie

Réunion du 17 décembre 2019 à 14h30
Lutte contre les contenus haineux sur internet — Suite de la discussion en procédure accélérée et adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Marie-Pierre de La GontrieMarie-Pierre de La Gontrie :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, toutes et tous ici, comme nombre de nos concitoyens, avons été les témoins, souvent impuissants, de propos haineux sur internet. Il a même pu arriver que nous en soyons les cibles.

Il n’est donc pas nécessaire de dresser un florilège des expressions odieuses, souvent anonymes, qui sont apparues progressivement avec le développement de cet outil de communication qu’est internet. Chacun sait ce qu’est l’expression de la haine raciste, antisémite, négationniste, l’apologie du terrorisme ou des crimes contre l’humanité, l’incitation à la haine en raison d’un handicap, d’une appartenance réelle ou supposée à une orientation sexuelle, d’une orientation politique, d’une croyance religieuse. Chacun convient tout autant de l’absolue nécessité de lutter contre la pédocriminalité y compris sur internet.

Alors que nous abordons l’examen de cette proposition de loi après l’Assemblée nationale, je veux dire que les membres de mon groupe partagent les objectifs visés en l’espèce – c’est d’ailleurs, je crois, notre cas à tous.

Force est de constater que le droit en vigueur, qu’il s’agisse du droit français ou du droit européen, ne nous permet pas de lutter efficacement contre l’expression de la haine en ligne. Nous sommes donc convaincus de la nécessité de renforcer l’arsenal législatif dédié à cette lutte, pour l’adapter aux nouveaux supports que cette haine emprunte pour proliférer.

Oui, il faut trouver un moyen pour qu’un contenu haineux puisse être signalé, supprimé, et sa viralité anéantie. Mais, monsieur Malhuret, pas au prix de l’atteinte à une liberté constitutionnelle !

J’ai déjà exprimé notre inquiétude sur les moyens potentiellement attentatoires aux libertés mis en œuvre au motif de défendre la sécurité et l’ordre public. Malheureusement, le constat s’impose à tous : depuis deux ans, l’actuelle majorité s’est fréquemment heurtée à cet écueil au prétexte de l’efficacité et a souvent consenti à ébrécher les libertés publiques.

Ne commettons pas, de nouveau, cette erreur morale et philosophique !

Je nous invite donc à aborder l’examen de ce texte en gardant en tête ce fil conducteur et ce principe simple : la lutte contre la propagation de la haine sur internet est fondamentale, mais elle ne peut être mise en œuvre au prix d’une atteinte à la liberté d’expression. C’est dans cet esprit, en tout cas, que mon groupe engage la présente discussion.

Or c’est à l’aune d’un postulat de départ plaçant la liberté au second plan, derrière la recherche de l’efficacité, que certaines dispositions de ce texte, pourtant centrales, s’avèrent problématiques et que certains manques se révèlent préoccupants.

En la matière, la recherche de l’efficacité revêt la forme de la prédominance donnée au contrôle privé, par les plateformes, au détriment du juge judiciaire, seul compétent, selon moi, en matière de limitation de la liberté d’expression. Plus grave, on prend le risque d’un « sur-retrait » – qualifié par certains de risque de censure – opéré par des opérateurs privés.

Il n’est pas anodin que, en sus de nos rapporteurs, le Conseil national du numérique, l’Arcep, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le Conseil national des barreaux, le syndicat de la magistrature, la Quadrature du Net, entre autres organismes, se soient exprimés en des termes sans équivoque pour dénoncer le choix de dispositions qui conduisent à s’interroger.

La Commission européenne a pour sa part émis des observations très préoccupantes, dont la prise en compte pourrait justifier le rejet de toute demande de condamnation d’une plateforme par un juge français.

Nous avons donc le devoir d’adapter notre droit aux évolutions du temps, mais nous devons absolument en préserver les principes fondamentaux. C’est l’objectif visé par mon groupe.

Quelles sont nos préoccupations ?

En premier lieu, les auteurs du texte n’ont pas jugé nécessaire de distinguer les organes de presse parmi les auteurs de contenus. Ce serait un oubli lourd de conséquences, si la future loi restait en l’état en ce domaine. Il est donc impératif que le Sénat défende la liberté de la presse en l’excluant du champ de la loi. Nous y reviendrons.

En second lieu, un certain nombre de garde-fous doivent être mis en place.

D’abord, il y a le fameux délai de vingt-quatre heures laissé à un opérateur pour déterminer si le contenu notifié est haineux ou non, et s’il doit être retiré ou non.

Cette mesure a été vivement critiquée, non sans raison. Ce délai conduit à s’interroger effectivement sur les décisions nécessairement radicales qui pourraient être prises par les plateformes numériques, en particulier s’agissant des contenus que l’on peut qualifier de « douteux ». Pour ces contenus, aussi dits « de zone grise », le risque de retraits excessifs est bien réel, d’où le choix du Sénat de supprimer cette disposition en commission.

Pour autant, il est primordial que nos travaux confèrent à ce texte les moyens de lutter efficacement contre la haine en ligne.

Le groupe socialiste avance un certain nombre de propositions pour dépasser cette problématique, en renforçant le rôle du juge. Il revient bien à la justice de se prononcer sur la conformité à la loi, ou non, des contenus douteux et de trancher la question d’une possible limitation de la liberté d’expression. Nous proposons donc d’instaurer une obligation de retrait ou de blocage en vingt-quatre heures à titre provisoire d’un contenu haineux manifestement illicite notifié, jusqu’à sa validation par le tribunal de grande instance statuant en référé.

Nous pensons enfin qu’il convient d’aller plus loin encore dans le rôle conféré au CSA dans le dispositif.

En organisant sous son autorité la coopération et le partage transparent d’informations entre les plateformes, on lui permettrait de contribuer à réunir les conditions pour lutter efficacement contre la duplication des contenus haineux, sujet sur lequel nous aurons aussi l’occasion de revenir à travers l’examen de certains amendements.

Le CSA doit également assurer son rôle d’autorité de régulation et de contrôle pour ce qui concerne les algorithmes utilisés par les plateformes en matière de suggestion et d’accès aux utilisateurs de certains contenus. Les moyens doivent lui être donnés d’assurer ces missions et d’en garantir la transparence. À défaut, nous serons pieds et poings liés face aux plateformes, qui pourront, grâce à des algorithmes que nous ne connaîtrons pas par hypothèse, censurer toute une série de contenus.

D’autres points méritent amélioration. Ils seront évoqués par mon collègue David Assouline dans quelques instants.

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le groupe socialiste aborde l’examen de ce texte avec un esprit de responsabilité. C’est le sens des amendements que nous proposerons : il s’agit bien de répondre aux deux exigences d’efficacité et de justice, à travers une lutte contre la haine sur internet qui préserve la liberté d’expression.

Nous entendons saisir l’occasion donnée au Parlement, par ce texte, incontestablement imparfait, de lutter contre cette haine en ligne, d’en protéger évidemment les victimes, tout en plaçant la justice de notre pays dans son rôle de garante des libertés fondamentales et, en l’espèce, de la liberté d’expression.

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