Intervention de Philippe Bonnecarrere

Réunion du 17 décembre 2019 à 14h30
Lutte contre les contenus haineux sur internet — Suite de la discussion en procédure accélérée et adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Philippe BonnecarrerePhilippe Bonnecarrere :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous venons d’entendre des points de vue très différents exprimés à cette tribune, ce qui montre bien que ce texte perturbe nos certitudes et que nous devons prendre le temps, collectivement, de nous écouter pour trouver les bonnes solutions.

Le caractère perturbateur de ce texte tient en ce qu’il pose un problème évident, extrêmement fort – celui des contenus haineux sur internet –, tout en avançant deux solutions relativement différentes. L’une, proposée aux articles 2 à 7, relève de la régulation ; l’autre consiste en la mesure pénale de l’article 1er.

S’agissant du premier point, qui est de savoir si notre société doit s’armer pour lutter contre les contenus haineux sur internet, la réponse est bien sûr positive.

Que nous raisonnions en nous fondant sur les explications de notre excellent rapporteur, lequel a retracé les difficultés rencontrées, que nous reprenions les chiffres qu’il donne dans son rapport – 163 723 signalisations annuelles à la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements, la plateforme Pharos, ou que nous pensions à l’intervention de M. Claude Malhuret nous invitant à lutter contre la « pourriture », pour reprendre son terme, oui, la nécessité de lutter contre le mauvais usage d’internet, contre tous ses excès, contre la polarisation en train de frapper nos sociétés – en France, comme ailleurs – fait du combat proposé par l’auteure de la proposition de loi et par le Gouvernement un combat parfaitement respectable. Nous devons le mener ensemble, indépendamment de l’approche qui est la nôtre – personnelle ou plus sociétale.

Reste la question des deux armes employées.

La première – je commence par la deuxième partie du texte – est celle de la régulation

Elle est intéressante, pertinente et, sans aller jusqu’à employer le terme « disruptive », en tout cas nouvelle.

Comment inciter le secteur numérique à s’autoréguler ? Comment le responsabiliser ? C’est le propos tenu par M. Claude Malhuret lorsqu’il invitait précédemment ceux qui avaient créé le problème à trouver les moyens permettant de le résoudre.

La voie de la régulation me paraît donc pertinente. Elle met à la charge des plateformes de nouvelles obligations, des obligations de moyens, en leur imposant d’assurer une régulation systématique et concrète des contenus.

Je vois tous les avantages à cette solution.

D’abord, la situation en la matière est déjà bien connue dans d’autres domaines. Ainsi, le dispositif s’inspire assez largement de la supervision bancaire, avec ses obligations de régulation et cette attention portée aux comportements concrets.

En outre, ces obligations de moyens impliquent que l’on vérifie comment travaillent les plateformes. Ont-elles des modérateurs ? Combien sont-ils ? Comment les recrutent-elles ? Comment les rémunèrent-elles ? Comment les forment-elles ? Autrement dit, le régulateur, en l’espèce le CSA, devra mettre les mains dans le cambouis, si je puis dire, et regarder concrètement ce qu’il se passe au sein des plateformes.

En envisageant une telle responsabilisation, une telle autorégulation, faisons-nous preuve de naïveté, notamment, madame la présidente de la commission de la culture, dans notre appréhension de l’action des grandes plateformes internationales ? Allons-nous, comme j’ai pu l’entendre, jusqu’à nous transformer en représentants des intérêts des lobbies ?

Je ne le crois pas ! Au final, le régulateur a tout de même la possibilité, s’il considère que l’obligation n’est pas respectée, d’infliger une sanction pouvant représenter jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial, ce qui n’est pas rien ! D’ailleurs, nous proposerons, à travers un amendement de la commission des lois, de porter cette limite à 20 millions d’euros pour les plateformes n’ayant pas de ressources commerciales.

C’est dire, mes chers collègues, si je ne partage pas l’avis de ceux qui pensent que la régulation serait sans intérêt. Elle est équilibrée, proportionnelle, efficace, et je la crois réaliste !

J’en viens à l’arme pénale qui nous est proposée à l’article 1er, avec un délit puni d’un an de prison et de 250 000 euros d’amende, si, comme vous le savez tous, une plateforme ne retire pas un contenu odieux manifestement illicite à l’expiration d’un délai de vingt-quatre heures.

Je peux comprendre le message politique ; je peux comprendre l’audace affichée… Mais cette audace est imprudente et, surtout, elle est infondée !

L’article 1er a effectivement toutes les chances d’être déclaré inconstitutionnel. Si tel n’est pas le cas, il sera au moins, de toute évidence, annulé par la Cour de justice de l’Union européenne pour cause de non-conformité avec nos dispositions conventionnelles et, accessoirement, sera inapplicable par nos magistrats.

Quelques précisions, sans vouloir aller trop loin dans les aspects techniques.

Cet article est inconstitutionnel au regard du principe de légalité – la définition de l’infraction est insuffisante – et du principe de proportionnalité – je doute qu’une sanction d’un an d’emprisonnement en cette matière respecte ce principe. A minima, s’il n’était pas déclaré comme tel, les dispositions qu’il contient seraient assorties de telles réserves qu’on pourrait avoir des doutes sur leur applicabilité.

Cet article n’est pas conforme au droit européen, car, en laissant de côté des éléments techniques comme le principe du pays d’origine ou la responsabilité atténuée des hébergeurs, on achoppera sur la notion de ciblage – elle rejoint le principe de légalité – et, de nouveau, sur la notion de proportionnalité.

Par pitié, mes chers collègues, la comparaison avec l’Allemagne, qui affleure effectivement dans l’avis du Conseil d’État, n’est pas justifiée ! Le système allemand ne prévoit pas de dispositions pénales, ce qui explique pourquoi la Commission européenne a pris une autre position à son sujet, et le législateur allemand a fixé les éléments de l’obligation de moyens, bien qu’il y ait aussi un régulateur.

En conclusion, madame la ministre, monsieur le secrétaire d’État, il faut deux lectures sur ce texte. La rapidité n’est, ici, pas bonne conseillère. Nous approuvons les aspects positifs de la proposition de loi – l’ensemble du volet régulation ; laissez-nous le temps de travailler, dans le cadre de la navette entre l’Assemblée nationale et le Sénat, pour mettre au point l’article 1er. Vous aurez alors la satisfaction d’avoir une mesure tenant la route !

Je terminerai en évoquant la dimension politique. Doit-on voir, dans la position que nous défendons, une action politique volontaire et critique de la part de notre assemblée ? Non ! Il s’agit pour nous, au contraire, d’assurer la crédibilité de la parole politique dans ce pays !

Imaginez que le Gouvernement, voire le Président de la République, s’exprime dans les enceintes publiques, qu’il déclare avoir trouvé la solution pour lutter contre les contenus haineux à travers ce texte et que celui-ci soit frappé d’inconstitutionnalité ou se révèle inapplicable par les juges du fait, notamment, des problèmes que nous rencontrons en matière de responsabilité pénale des personnes morales, l’effet serait très négatif ! Je vais donc espérer qu’il nous sera possible d’éviter cette situation…

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion