Intervention de Bernard Rougier

Commission d'enquête Combattre la radicalisation islamiste — Réunion du 17 décembre 2019 à 14h30
Audition de M. Bernard Rougier professeur à l'université sorbonne nouvelle — Paris 3

Bernard Rougier, professeur à l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 :

Merci de m'accueillir. On a assisté à une révolution salafiste qui s'est imposée dans le monde musulman et en Europe au cours des trente dernières années, soit en une génération. Pour résumer les choses en une formule, je dirais que l'on est passé des pères, aux frères puis aux fils. Les pères, les chibanis, sont arrivés en France pour travailler dans les années 1970 et 1980. Les Frères musulmans ensuite sont apparus avec l'affaire du voile en 1989 et l'émergence de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF). Enfin, il y a les enfants, qui sont salafistes.

Le terme salafiste dérive de l'arabe salaf, qui signifie « les ancêtres », les premiers musulmans. L'idée sous-jacente est de revenir à l'islam des origines. Il s'agit évidemment d'une idée fantasmée, car, comme pour toutes les religions, la question des origines constitue un angle mort, et on ne sait pas ce qui s'est passé. Mais c'est une manière de prendre le pouvoir sur l'islam en affirmant connaître sa nature originelle et donc son message authentique. Le référent salafiste confère une légitimité de l'origine, au plus près du message de Mahomet. C'est l'immersion dans un imaginaire, celui du Coran et, surtout, celui des hadiths, ou dits prophétiques, ces paroles ou gestes attribués à Mahomet et rapportés au fil des âges. Au travers de cette survalorisation de l'islam des origines se manifeste une survalorisation des premiers temps, des conquêtes, de la violence. Cet imaginaire procède par identification, à tel point que ceux qui commettent des actes terroristes s'inscrivent eux-mêmes dans ce grand récit. Le lexique de la tradition islamique et de l'origine est tellement riche que chaque mot peut s'appliquer à une situation actuelle, même si, évidemment, le contexte était différent à l'époque. Tout l'enjeu pour les salafistes est ainsi de superposer le texte avec un référentiel contemporain pour affirmer une rupture, une norme, etc.

Comment le salafisme s'est-il imposé ? Il faut tout d'abord évoquer la fin des empires, notamment ottoman, et la naissance des États modernes. Ces derniers entraînent l'émergence d'une bureaucratie et les religieux deviennent des fonctionnaires. Cela marque la fin des communautés intellectuelles qui réfléchissaient sur la jurisprudence et l'élaboraient. Paradoxalement, cette évolution a eu pour conséquence de changer le sens de la charia, la « voie » en arabe : initialement, celle-ci signifiait faire le bien, servir l'islam, mais ne comportait aucune prescription normative. Avec la création de l'État moderne, les islamistes vont relire la charia à la lumière des catégories du code Napoléon et considérer qu'elle doit s'imposer de manière impersonnelle, obligatoire, générale, à tous les individus qui vivent en « terre d'islam ». Ce passage dans la modernité étatique, à l'ère du marché et de la bureaucratie impersonnelle, a provoqué la fin de l'islam des communautés locales et de l'islam individuel, maraboutiques et affectifs.

Il faut aussi évoquer des causes stratégiques. La première est l'émergence de l'Arabie saoudite qui a récupéré le wahhabisme. Au milieu du XVIIIe siècle, la tribu des Al Saoud s'allie avec le prédicateur Mohamed Ibn Abdelwahhab. Cette prédication était peu écoutée - jusqu'au XXe siècle, on l'appelait, d'ailleurs, la prédication du Najd, du nom d'une région d'Arabie centrale. Elle entendait revenir à l'origine et à la pureté de l'islam, éradiquer le culte des esprits ou des bétyles. Elle excommuniait le reste du monde et s'opposait à l'Empire ottoman. Au XXe siècle, Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, le fondateur du Royaume proclamé en 1932, a eu l'idée géniale de récupérer le référent salafiste. Alors qu'il s'agissait, au XIXe siècle, d'un mouvement de réforme intellectuelle visant à moderniser l'islam et à le rendre compatible avec l'esprit du temps, celui-ci va alors changer de sens, pour signifier, désormais, la supériorité de la lettre sur l'esprit. Finalement, au XXe siècle, grâce au contrôle du pèlerinage de la Mecque et à l'enrichissement lié au pétrole, la prédication wahhabite prend un tour plus universel et se diffuse, non plus comme prédication du Najd, mais comme prédication salafiste à vocation universelle.

Il faut aussi évoquer le pacte conclu entre les militaires et les religieux, dans les années 1990, pour sortir de la guerre civile en Algérie. Des militaires racontent qu'ils larguaient par hélicoptère, au-dessus des maquis, des tracts, signés par des oulémas saoudiens, pour inviter les membres du Groupe islamique armé (GIA) à rendre les armes. En échange, les religieux se voyaient reconnaître un rôle dans l'espace culturel et religieux algérien. Ce pacte a été soutenu par les militaires, avant d'être approuvé par M. Bouteflika, sans avoir l'agrément, apparemment, du ministère des affaires religieuses et des biens religieux algériens. Ce pacte a eu pour effet de déliter le pacte républicain, car le salafisme s'accompagne de ruptures.

On doit également souligner le rôle de relais joué, dans la diffusion de ce type d'islam, auprès des communautés maghrébines, notamment des ressortissants franco-marocains, des imams envoyés en France et payés par l'État. Ils ont eu un rôle majeur dans la diffusion de ce référentiel salafiste, qui a été adopté par tous les courants de l'islam en France. Avec mes travaux, menés avec mes étudiants dans les prisons et les quartiers, je veux montrer qu'il existe un écosystème islamique ou islamiste et qu'au cours des trente dernières années l'islamisme a pris, très largement, le contrôle de l'islam de France. Les imams ne sont pas tous islamistes, mais une grande partie d'entre eux le sont. Les composantes de l'islamisme, l'islam comme idéologie, sont les Frères musulmans, les groupes qui se réclament explicitement du salafisme, le mouvement du Tabligh et les djihadistes. Si ces groupes sont en compétition pour contrôler l'offre d'islam dans un quartier, un territoire ou une prison, ils se retrouvent quand il s'agit de se définir par rapport et en opposition à la société française. Tous partagent ainsi une même détestation de la laïcité.

Grâce à mes étudiants, issus des quartiers concernés et hostiles à l'islamisme, j'ai pu étudier, pendant trois ou quatre ans, les prédications et les cours donnés dans les mosquées de plusieurs départements d'Île-de-France. Les présidents de ces associations s'affichent bien volontiers aux côtés du député, du sénateur et du préfet ! Il en ressort pourtant que l'on y enseigne qu'il ne faut pas serrer la main d'une femme, qu'il ne faut pas s'asseoir sur une chaise sur laquelle une femme se serait assise, qu'il ne faut pas choisir ses amis parmi les juifs et les chrétiens, qu'il ne faut faire allégeance qu'à des musulmans, etc. Il s'agit d'extrapolations dérivées des hadith et qui sont surtout enseignées dans les cours. On retrouve ces prescriptions dans tous les groupes.

Le groupe du Tabligh, qui a son centre à Saint-Denis, prône une réislamisation un peu folklorique à l'image du prophète. Il organise des sorties de prédication de trois jours, quarante jours, voire trois mois. Ce mouvement se dit apolitique et fait partie du Conseil français du culte musulman (CFCM), mais il prône une logique de la rupture.

Chaque mouvement a son style particulier, mais une dialectique s'instaure entre ces groupes : on s'aperçoit que le Tabligh prépare souvent le terrain au salafisme, notamment pour ceux qui sont en quête d'une « science » plus forte et plus convaincante, qui donnerait plus de place aux textes - les hadith - et moins aux personnalités - les cheikhs. Quand le Tabligh est présent dans une mosquée, il y a de très fortes chances pour que, quelques mois ou années plus tard, les salafistes aient pris leur place. C'est presque mécanique.

Les Frères musulmans nous réaffirment, après chaque attentat, qu'ils respectent les lois de la République. Eux aussi ont été déstabilisés par la révolution salafiste. Ils sont à l'origine de l'Alliance citoyenne, organisatrice du happening du 21 mai à Grenoble. Cette action est sociale - nettoyer les immeubles, faire fonctionner les ascenseurs, etc. -, mais aussi religieuse.

Le collectif contre l'islamophobie va aussi me tomber dessus, comme instrument d'intimidation juridique.

Quant au prédicateur, il est le plus souvent salafiste et extrêmement conservateur.

On observe donc un réseau avec des tâches bien réparties, entre deux types de groupes salafistes : ceux, majoritaires, qui refusent le jeu institutionnel, et ceux qui sont des groupes de pression quasi politiques, avec des élus dans des listes souvent de gauche comme à Aubervilliers et qui assument leur objectif de conquête de l'espace institutionnel et leur stratégie de pouvoir local.

Le lien entre salafisme et wahhabisme, c'est la notion de pureté, d'unicité divine, le taw?îd. Si vous votez, si vous adorez un joueur de foot, si vous aimez la littérature de Flaubert ou de Balzac, vous trahissez Dieu. Le principe de l'unicité divine devient un principe de mobilisation permanente.

Nous avons étudié les trajectoires de socialisation d'une petite cinquantaine de femmes emprisonnées, de 20 à 40 ans, prévenues ou condamnées pour djihadisme. La plupart d'entre elles avaient d'abord été salafistes avant de basculer dans le djihadisme. L'une d'entre elles avait arrêté l'école en classe de quatrième, mais nous a expliqué dans un texte de dix pages mêlant l'arabe et le français - un bon français, sans fautes d'orthographe - en quoi le djihad était un devoir conforme aux prescriptions divines. Le salafisme et le djihadisme ont eu la même fonction de resocialisation intellectuelle que l'école.

Des débats houleux agitent le monde universitaire pour savoir si le salafisme favorise le djihadisme ou s'il s'agit d'une communauté tout à fait inoffensive. Dans plus de 90 % des cas, le parcours de ces femmes a prouvé qu'il existe une socialisation salafiste qui s'est ensuite projetée vers le djihadisme.

Dans certains territoires, on assiste à une superposition des espaces religieux, professionnel, résidentiel, voire ludique et de loisirs. La norme - l'autorisé et l'interdit, le pur et l'impur - devient alors dominante et forme une frontière invisible. On ne peut plus alors échapper au contrôle collectif. C'est ce qui se passe dans le quartier du Mirail à Toulouse - il est très difficile d'échapper à ce contrôle et à cette homogénéisation, sauf à déménager - ou dans la ville de Molenbeek en Belgique. Cet écosystème ne permet pas la dissidence.

Ces structures respectent le cadre de la loi - sauf peut-être sur la question de l'égalité entre les hommes et les femmes -, mais créent un écosystème idéologique, au sein duquel une partie de leurs partisans les plus radicaux sont prêts à passer à l'action violente.

J'ai pu, via un journaliste américain, avoir accès au contenu du téléphone portable d'Abdelhamid Abaaoud, un des terroristes du 13 novembre. Outre les images lamentables de son pick-up transportant des cadavres de l'armée syrienne libre, on y trouve également la reprise de slogans dénonçant l'islamophobie et le racisme, notamment ceux du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF). En effet, les discours dirigés contre la France, réputée islamophobe, légitiment la logique de la rupture.

Comment expliquer le continuum et l'hybridation que l'on constate entre les milieux criminels et Daech ? Pourquoi d'anciens trafiquants deviennent-ils membres de l'État islamique ? Depuis longtemps, une partie des idéologues de Daech considère que faire du trafic de drogue, braquer une banque, etc., tant que ces actions ne sont pas tournées contre l'islam, est acceptable, car c'est déjà une forme de lutte contre l'État mécréant qui contribue au djihad. En devenant militant déclaré ou militant hybride, on fait oeuvre de rédemption. Des profils comme celui de Mohammed Merah ou de Sabri Essid sont issus de ce monde criminel, ne l'ont jamais quitté et ont vécu dans les deux systèmes. On présente souvent, à tort, Mohammed Merah comme un loup solitaire, c'est oublier qu'il est le produit de cette socialisation locale.

À travers des études de cas, ma thèse est de montrer le rôle central de cette socialisation et la volonté d'un certain nombre d'entrepreneurs religieux de parler au nom de l'islam et de contraindre les autres à se ranger à leur définition.

Le récit sur la guerre d'Algérie est particulièrement préoccupant : il révélerait la vérité sur l'État français, raciste et structurellement islamophobe. On observe alors des points de rencontre entre islamistes - fréristes ou salafistes - et intellectuels de gauche anticolonialistes, de Paris VIII par exemple, qui n'ont pas vraiment d'ancrage populaire, mais qui vont dans les quartiers pour prétendre parler en leur nom.

Certains islamistes, proches d'Al-Qaida ou des Frères musulmans, vont chercher dans le discours savant, voire universitaire, les catégories de pensée pour délégitimer l'État : même les mécréants montrent que celui-ci est violent, dénué d'autorité et qu'il ne faut pas le reconnaître. Tel est le constat que je peux dresser.

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