Les travaux que nous avons menés sont qualitatifs et non quantitatifs, mais, dans chaque terrain dont ma petite équipe a entamé l'exploration - Argenteuil, Aubervilliers, Sevran ou Tremblay-en-France -, nous avons constaté à peu près les mêmes phénomènes, à des degrés divers : un ancrage frériste très puissant à Tremblay-en-France, fréro-salafiste à Aubervilliers, plus salafiste à Argenteuil, encore plus à Champigny, où l'un de mes étudiants pratique l'observation participante.
Nous nous sommes demandé, entre autres, comment les prédicateurs rédigeaient leurs sermons du vendredi ou leurs leçons. Il s'avère que c'est par répétition. Nous sommes décrits, traduits, décodés en termes religieux à travers des cours suivis au Yémen, en Égypte ou en Arabie saoudite. Parfois, ces hommes utilisent leur cahier d'étudiant, de retour de leur séjour, durant lequel ils ont acquis un excellent niveau d'arabe, mais conservent un mauvais français, ce qui n'est pas important à leurs yeux puisqu'il s'agit de la langue de la mécréance, et nous décrivent en termes religieux réprobateurs, passant d'une langue à l'autre pour inclure ceux qui ne parlent pas arabe. La légitimité de la parole est fondée sur l'origine et passe donc par la maîtrise d'un arabe religieux appris dans la péninsule arabique. Cet effet d'autorité se retrouve partout : tous ceux qui veulent disposer d'une structure de socialisation convaincante adopteront ce vocabulaire et cette vision des choses.
En sociologie, on sait qu'une idée, un habit ou un comportement a d'autant plus de chance d'être accepté qu'il est confirmé par une diversité de sources. Or ici, le cheikh de quartier, le cheikh du bled, les résultats des recherches sur Google et les savants saoudiens disent la même norme, c'est donc bien la norme, c'est cela l'islam.
Nous n'avons pas vu que le 11 septembre avait provoqué des interrogations parmi les jeunes générations sur ce qu'est l'islam. Elles ont trouvé la réponse dans ces différentes sources, et, ainsi que notre ouvrage va l'illustrer, dans la littérature : les librairies islamiques proposent en effet une offre salafisée. Tous les livres sur l'islam y sont des traités de droit, concernant les relations entre les hommes et les femmes, le mariage, le commerce, l'esclavage, les chiites, etc., qui disent ce qui est permis et ce qui est interdit et précisent le châtiment qui attend le pécheur dans l'au-delà. Le religieux devient donc un système de normes. Tout ce qui relève de la spiritualité, du soufisme ou d'une vision intellectuelle, on le trouve à la Fnac, mais pas dans les librairies islamiques.