Je ne suis pas passé par les préfectures, car je m'en méfiais. J'ai parlé aux préfets, et leur ai donné des extraits du livre. Certains m'ont accusé, quasiment, d'avoir produit des faux, ou de m'être appuyé sur des sources malveillantes. Je n'accepte pas cette mise en cause du travail de terrain qu'ont mené pendant trois ans mes étudiants : jouer au foot, faire de la boxe, aller dans des sandwicheries bas de gamme, rentrer à trois heures du matin... Heureusement que je les ai contournés, car certains préfets ont l'illusion de contrôler quand ils souffrent d'une méconnaissance dramatique, ce qui explique qu'ils se soient sentis remis en cause. Le renseignement territorial, qui est l'outil principal pour comprendre l'évolution du tissu social, fait défaut, il me semble.
Il y a une rupture générationnelle : les parents sont tenus pour non-musulmans, athées, ce qui est faux ; simplement, ils ne sont pas salafistes. Dans les banlieues, tout le monde connaît les annulatifs de l'islam. La socialisation ne se fait plus dans la transmission familiale - pères absents, mères débordées -, mais au sein du groupe de pairs, ou groupe primaire : amis de classe, du quartier, du sport... Les petits terrains de basket, qui n'ont pas été contrôlés par la Fédération, ont été un lieu majeur de diffusion. Tous les lieux où il y a du collectif sont stratégiques, et ont été identifiés comme tels par des islamistes ayant déjà l'expérience acquise dans les pays du sud de la Méditerranée, ce à quoi nous n'avons pas pris garde. L'apprentissage de l'arabe joue aussi, comme langue de la vérité religieuse, avec des manuels souvent saoudiens, qui aboutissent à ce qu'on parle le langage de l'autre pour se dire soi-même.