Monsieur le secrétaire d’État, l’hôpital est malade, et vous n’avez posé que des cautères qui ne règlent rien. Les urgences embolisées, les manifestations des soignants, les démissions vous l’expriment presque tous les jours, sans que vous apportiez la moindre réponse acceptable. Le secteur psychiatrique est plus atteint encore, et, disons-le tout net, cela ne date pas d’hier. Le rapport de Michel Amiel réalisé en 2017 montrait déjà l’état de déshérence dans lequel se trouve ce secteur.
La psychiatrie infanto-juvénile n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était. On ne voit plus que le squelette de son organisation territoriale, qui se voulait performante. Elle a largement participé au dépistage précoce des signes de souffrance et des troubles psychiques. Mais la pédopsychiatrie publique ne peut actuellement apporter à tous les enfants, protégés ou non, les soins dont ils devraient bénéficier, faute de structures et de moyens suffisants.
L’ensemble des dispositifs du parcours de soins est en mauvais état, notamment le dépistage. On sait combien le dépistage précoce est déterminant dans le pronostic de retour à meilleure santé mentale. On constate toutefois un dépistage très tardif pour les enfants confiés aux départements.
Ainsi, études et rapports montrent que les enfants confiés à l’ASE présentent des troubles multiples, avec notamment une surreprésentation des troubles psychoaffectifs et du comportement : 13 % à 15 % des enfants confiés ont un dossier auprès d’une MDPH, c’est-à-dire sept fois plus que la population générale ; 1, 6 % des mineurs placés dans des établissements sont sous antidépresseurs, soit sept fois plus que la population générale ; 7, 2 % des enfants sont sous neuroleptiques, soit vingt-quatre fois plus que dans la population générale.
La médecine scolaire est dans l’incapacité de saisir dès le plus jeune âge, celui de l’école maternelle, les premiers symptômes de troubles du comportement.
On considère que la dépression maternelle périnatale, génératrice de risques particuliers pour l’enfant, touche aujourd’hui 15 % des femmes enceintes. Un tel chiffre suppose qu’un dépistage précoce de la dépression périnatale puisse être mis en place. Ce n’est pas le cas. Le diagnostic met un temps considérable à être établi, ce qui hypothèque gravement les chances d’une guérison.
On note, lors d’une table ronde, que l’âge moyen d’accueil des enfants dans la pouponnière spécialisée d’Angers est de 21 mois, alors que leur situation a été identifiée douze mois plus tôt. Le responsable signale combien ces enfants sont déjà profondément cassés, avec des troubles fixés, dont on sait qu’il sera beaucoup plus compliqué de les guérir pour leur permettre de reprendre un développement normal.
Nos collègues Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien rapportaient, dans la mission qu’elles ont conduite sur les troubles psychiques des mineurs victimes d’agressions sexuelles, les propos de la psychiatre Muriel Salmona : « Il faut rappeler que, presque partout, le délai minimum pour une prise en charge en centre médico-psychologique (CMP) est de six mois, mais le plus souvent compris entre douze et dix-huit mois. »
Et le témoignage d’une maman, parmi tant d’autres : « J’ai essayé d’obtenir un rendez-vous en CMP. J’ai rappelé, on est sur liste d’attente, j’ai réexpliqué le cas de mon fiston. Pour moi, ça devient urgent, je suis très inquiète de son comportement et aucun délai ne m’a été annoncé ; mon fils pense souvent à la mort, il a peur de nous perdre, sans compter ce qu’il y avait avant, je ne sais plus comment faire, je suis désemparée ».
Les CMPP connaissent les mêmes embolies et délais d’attente pour l’établissement d’un diagnostic, avec des prises en charge trop tardives et des perspectives de guérison aléatoires.
Les centres de planification familiale repèrent des situations d’addiction, de décrochage scolaire, les signes révélateurs de violence sexuelle ou de maltraitance physique ou psychologique. Mais les moyens dont ils disposent sont notoirement insuffisants.
Quant à la prise en charge des enfants ou adolescents victimes de troubles psychiques, elle se dégrade dangereusement. Leur nombre connaît une forte augmentation. On constate une demande de soins psychiatrique des mineurs en augmentation de plus de 14 % en dix ans.
Michel Amiel note dans son rapport les difficultés d’accès aux soins psychiatriques et les retards de prise en charge : « Ces difficultés constituent pour les mineurs atteints de troubles une perte de chance d’autant plus importante que la précocité de la prise en charge est déterminante. Plusieurs facteurs sont de nature à causer ces retards : l’inadaptation de l’offre et son insuffisance sont accentuées par la hausse de la demande. »
« La psychiatrie est sinistrée », titrait il y a peu un grand journal national, en apportant un certain nombre d’illustrations à cette affirmation.
En dix ans, le nombre de pédopsychiatres a été divisé par deux. L’offre de soins est la plus faible d’Europe. On compte seulement quatre professionnels, dont l’âge moyen est de 62 ans, pour 100 000 jeunes, et quatorze départements sont aujourd’hui sans pédopsychiatres. Bien que leur nombre ait baissé, 15, 6 % des postes de praticiens sont vacants.
Pourtant, le nombre de demandes est en constante augmentation : 400 000 de plus en dix ans. Nous sommes passés de 310 enfants par CMPP en 1996 à 510 aujourd’hui, avec une croissance de 50 % des troubles du développement, de 30 % des troubles d’hyperactivité et de 30 % des troubles du spectre autistique. S’ajoutent à cela de nombreuses demandes liées à un contexte de problématique sociale, de grande précarité, de désinsertion et de difficultés d’ajustement aux cadres collectifs, autant de problèmes de comportement que les enseignants subissent avec angoisse.
Dès lors, les conditions de travail se dégradent. Il devient difficile de recruter quand le pédopsychiatre est tiraillé entre les diktats administratifs, le mécontentement des familles, la détresse des enfants, le délitement du dispositif soignant… Les professions paramédicales – psychomotriciens, orthophonistes, psychologues –, indispensables à la mise en œuvre des suivis, ne sont pas mieux loties, avec des grilles de salaires peu attractives.
Le Président de la République affichait récemment sa volonté de « redonner une perspective à la pédopsychiatrie et à la psychiatrie ». Voilà une belle déclaration pour tenter de redonner à ce secteur les moyens de faire face à une nécessité nationale, mais ce n’est pour l’instant qu’une déclaration… C’est en effet une nécessité nationale, car les conséquences de cette situation pour la cohésion sociale sont considérables : développement de la violence gratuite et montée du sentiment d’insécurité, coût considérable pour la société des troubles psychiques, qui se sont développés faute d’avoir été soignés à temps, multiplication des phénomènes de radicalisation chez des personnes déstructurées, qui cherchent des moyens de légitimer leur agressivité et de se croire enfin importantes, reproduction, de générations en générations, selon un modèle déjà vécu, des mêmes marginalisations, qui fait de la France la vice-championne du monde du déterminisme social.
Il y va, monsieur le secrétaire d’État, de la santé des enfants et adolescents concernés, de leur sérénité et de leur développement harmonieux. Il y va donc de l’avenir de notre nation.
Il faut rapidement recréer une organisation efficace, en mobilisant sur un territoire toutes les forces qui peuvent concourir à dépister, accompagner et guérir efficacement.
Il faut mettre en œuvre les moyens d’attirer, de nouveau, des professionnels praticiens et paramédicaux vers des fonctions essentielles à la préservation de notre cohésion sociale.
Nous devons investir dans la formation de ces praticiens et dans des locaux fonctionnels adaptés – 41 % des praticiens déclarent les locaux des CMP inadaptés à leur activité –, créer des lits supplémentaires, pour éviter que des enfants aux difficultés de comportement puissent se retrouver à quatre dans une même chambre.
Certes, le malaise n’est pas nouveau, et personne ne songe à vous faire reproche de la dégradation de la situation, monsieur le secrétaire d’État. Mais vous êtes aujourd’hui aux responsabilités, et il vous appartient d’y apporter remède.
Quelles sont les marges de manœuvre dont vous disposez ? Après que les comptes de la sécurité sociale ont été ramenés à l’équilibre, vous vous êtes empressés de lui faire les poches, et elles sont désormais vides. Et ça, c’est de votre responsabilité ! Et ce n’est pas fini, si j’ai bien compris ! Aux 3 milliards d’euros non compensés du budget pour 2020 vont s’ajouter des manques à gagner bien plus considérables.
La réforme du système de retraite contient une modification des plafonds de cotisation, qui passeraient de 370 000 euros à 120 000 euros. Or les économies, en matière de versements de retraites, ne seront réelles qu’à partir de 2037. D’ici là, les nouveaux hauts salaires verront leurs cotisations diminuer considérablement, d’où une perte pour la sécurité sociale de l’ordre de 4 milliards à 5 milliards d’euros par an.
Pour les fonctionnaires, les cotisations patronales de l’État atteignent plus de 74 %. Elles tomberont à 16, 8 %, mais les retraites, qu’elles soient versées par la sécu ou un nouvel organisme, devront être au moins égales à celles d’aujourd’hui. Qui financera le déficit lié à cette perte de recettes, et comment ?
En réalité, au-delà de vos bonnes intentions, dont je ne doute pas, vous n’avez pas un sou pour les financer. Tel est bien le fond du problème !