Monsieur le président, madame la ministre, je tiens avant tout à remercier notre rapporteure, Nadine Grelet-Certenais, de la grande qualité de son travail sur la présente proposition de loi dont elle est co-autrice.
« Uber est le symbole d’un changement social irréversible » déclarait en 2015 son directeur général. C’est en tout cas ce que cette plateforme numérique et ses pareilles veulent nous faire croire. Ce faisant, elles prétendent nous imposer un nouveau contrat social avec lequel nous ne sommes pas d’accord.
Ce contrat présuppose notamment que le droit du travail soit soumis aux impératifs d’un certain type de modèle économique ou puisse être contourné par tout moyen possible, y compris par le biais du subterfuge numérique.
Pour notre part, au groupe socialiste et républicain, nous rappelons que notre organisation sociale repose sur un dogme juridique, porteur de valeurs. Ces valeurs, dont nous avons fait le choix, avec le Conseil national de la Résistance, ont présidé à la formalisation de notre ordre social et économique.
L’article 1er de notre Constitution dispose ainsi : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Elle est donc sociale !
Il n’y a pas de fatalité à subir les failles de notre système ni les choix d’acteurs ultralibéraux quand ils minent ce modèle et en remettent en cause les fondamentaux. Ces fondamentaux sont pourtant mis à mal par un type d’intermédiation qui a émergé avec l’économie 2.0.
L’intervention d’un tiers dans la relation salariale traditionnelle, qui unit de manière directe le salarié et son employeur, a été longtemps interdite en France. Il s’agissait d’empêcher les pratiques de marchandage ou les prêts de main-d’œuvre lucratifs par lesquels des intermédiaires s’immisçaient pour « revendre » le travail des ouvriers. Ce n’est qu’à partir de 1972 que cet interdit a été levé. L’intermédiation s’est en effet révélée prometteuse pour répondre aux défis de l’emploi.
S’il ne s’agit pas encore d’un phénomène massif dans notre pays, l’utilité des acteurs de l’intermédiation est démontrée. Celle-ci permet, par exemple, la mise en place de nouvelles formes de protection de travailleurs victimes de précarité dans le cadre de leur expérience professionnelle ; les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) en font partie. Toutefois, cette logique est dévoyée par des entreprises qui ont conçu un modèle de plateformes numériques exposant les travailleurs à la précarité. Ces entreprises font le choix d’organiser leur modèle économique autour de l’utilisation d’algorithmes, qui rebattent les cartes du secteur de l’intermédiation. Elles se sont structurées de façon à tirer profit des failles d’un système de protection sociale qui se veut protecteur des travailleurs.
Le recours abusif aux auto-entrepreneurs et l’utilisation d’algorithmes sont les moyens favorisant l’exploitation de ces failles. Cela exempte ces organisations du versement de cotisations sociales, alors même que leur modèle économique est si peu viable que le paiement de salaires en bonne et due forme les mènerait à la banqueroute…
Le récit de la révolution numérique et des nouveaux mondes que celle-ci ouvrirait vient achever l’opération de camouflage d’une entreprise prosaïquement opportuniste et niant les droits des travailleurs.
Ce subterfuge numérique, c’est l’invocation incantatoire des intelligences artificielles, qui remplaceraient le travailleur humain. Pourtant, derrière ces intelligences artificielles, ce sont des individus qui travaillent, trop souvent dans la précarité et pour des missions mal payées.
Ce subterfuge, c’est aussi le recours, par les plateformes dominantes, à la poudre aux yeux des algorithmes. La responsabilité de la détermination des conditions de rémunération des travailleurs et la contractualisation entre ces derniers et les plateformes sont abandonnées à ces algorithmes. Ces derniers sont l’expression d’une politique délétère de gestion des ressources humaines qui se déploie en toute opacité. Ils génèrent des conditions de travail instables et une rémunération volatile, sources de souffrance au travail.
Si l’activité des plateformes qui y recourent s’inscrivait dans l’esprit de notre République sociale, ces conditions seraient établies dans des contrats à même d’offrir de la prévisibilité aux travailleurs. Or tel n’est pas le cas ; les travailleurs concernés sont exposés à une relation commerciale structurellement inégalitaire.
Auto-entrepreneurs et micro-entrepreneurs sont dépouillés de leur droit à négocier les conditions dans lesquelles ils effectuent leurs prestations ainsi que leurs rémunérations.
Je parle des professionnels qui ont voulu faire le choix de l’autonomie, des livreurs de Deliveroo aux chauffeurs d’Uber. Une partie d’entre eux ne veut pas revenir dans le cadre protecteur du salariat, jugé trop contraignant. Ces travailleurs se trouvent pourtant aujourd’hui, contre leur gré, dans une situation de dépendance et de subordination de fait, situation qui, justement, définit la condition salariale. Dépouillés de leurs droits sociaux, ils n’ont cependant ni les avantages ni la protection de l’indépendance.
Ils sont pourtant combatifs ; ils ont su, malgré leurs contraintes professionnelles, faire émerger une problématique jusque-là méconnue. Nous les remercions pour leur rôle de lanceurs d’alerte ; ils donnent à la société l’occasion de se saisir d’une situation d’injustice et de mettre fin à des pratiques entrepreneuriales qui représentent un danger pour notre société.
Je pense aux chauffeurs de VTC, qui peuvent être victimes de déconnexions abusives ; un chauffeur peut en effet être radié, de manière arbitraire, de l’application qui lui permet de gagner son pain, sans recours possible. Les livreurs à vélo connaissent le même type de problèmes, et le tableau de leur situation est noirci par le caractère dangereux de leurs missions. En effet, évoluant en milieu urbain, ils sont vulnérables et incités à prendre des risques par un management qui fait fi de l’humain.
Ces plateformes ne font donc rien de moins que de remettre au goût du jour le tâcheronnage, en le revêtant des habits scintillants du progrès technique et des mirages numériques.
Pour l’instant, le capitalisme de plateformes n’a pas permis de servir l’intérêt général. Le travail que nous avons mené sur le sujet nous a au contraire conduits à la conclusion opposée.
Peu de sphères de notre société pourraient se targuer d’être à l’abri des bouleversements induits par ce nouveau type d’organisation économique. De très nombreux secteurs de notre économie de service sont susceptibles d’être « ubérisés », selon le terme désormais consacré. Il n’est pas un secteur qui ne soit susceptible de faire l’objet de cette révolution délétère.
Face à ce constat, nous avons tiré des conclusions. Nous considérons que la société ne doit pas fermer les yeux sur le détournement de son système de protection sociale à des fins privées, mettre à bas les droits des travailleurs, ni piller les caisses de la sécurité sociale pour garantir à des entreprises une viabilité qui n’est nullement acquise.
Certes, en France, comme à travers le monde, la justice a été saisie à plusieurs reprises pour mettre fin à des situations d’abus caractérisé. Ainsi, Deliveroo est en butte en France à des actions de ses livreurs, qui contestent un changement de tarification opéré en juillet.
Par ailleurs, la Cour de cassation a décidé, en novembre 2018, de requalifier en contrat de travail le contrat commercial d’un ancien livreur de Take Eat Easy, société aujourd’hui liquidée. À la suite de cet arrêt, tous les chauffeurs ou livreurs auto-entrepreneurs se sont trouvés en mesure de demander une requalification de leur contrat commercial en CDI, la requalification des salariés déguisés en salariés de plein droit étant rétroactive.
Les plateformes se sont trouvées confrontées au risque de devoir verser des cotisations sociales qu’elles n’avaient sans doute pas provisionnées. Les conséquences financières de cette décision sont potentiellement énormes, notamment au profit de l’Urssaf.
L’une des réactions des plateformes à ces décisions consiste en la mise en place de mesures qui ne valent que par leur effet d’annonce. Deliveroo a ainsi annoncé, en octobre 2019, la mise en place, pour ses livreurs, en France, d’une assurance maladie complémentaire des indemnités journalières de la sécurité sociale. Il s’agit, selon les principaux intéressés, d’un simple effet d’annonce…
Les recours juridictionnels et le droit existant nous paraissent donc insuffisants pour faire face à la nature et à l’ampleur des bouleversements qu’est susceptible d’induire l’économie de plateforme, d’autant que nous sommes confrontés à une démarche gouvernementale visant à exempter les entreprises de leurs devoirs en tant qu’employeurs. Je fais ici référence à l’inscription par le Gouvernement de chartes facultatives dans la loi Mobilités, qui disposait, dans son article 20, que les plateformes de livraison peuvent instaurer de telles chartes, qui seraient porteuses de droits sociaux. Cette parade vise à soustraire les plateformes à d’éventuelles requalifications des contrats des travailleurs indépendants en salariat.
Le groupe socialiste et républicain, emmené notamment par mon collègue Olivier Jacquin, coauteur de la présente loi, s’y est opposé, et cela n’a pas été, pour nous, une mince satisfaction que d’apprendre la censure partielle de cette charte par le Conseil constitutionnel.
Ainsi, nous proposons une réponse législative dédiée à cette problématique, mais il n’est pas question d’infléchir le droit du travail pour donner à des entreprises au modèle économique non rentable accès à des travailleurs bénéficiaires de droits au rabais et, donc, moins coûteux. Par conséquent, face à un dévoiement des dispositifs d’intermédiation, nous prenons le parti de promouvoir un modèle vertueux d’intermédiation, par le biais du recours aux coopératives d’activité et d’emploi.
La présente proposition de loi énonce ainsi que les plateformes numériques devront dorénavant recruter au travers soit du statut de salarié, soit de celui d’entrepreneur salarié d’une CAE. Il s’agit de réaffirmer des valeurs profondément progressistes de défense du droit du travail et de la citoyenneté sociale des travailleurs. C’est aussi pour nous l’occasion de mettre en valeur le modèle coopératif, qui repose sur la propriété collective d’un outil de production et sur la participation démocratique des coopérateurs aux décisions de l’organisation. Ce modèle résout le problème de l’indépendance, revendiquée par les travailleurs numériques ou, en tout cas, par leurs « représentants ».
L’entrepreneur salarié dispose des mêmes protections sociales qu’un salarié et d’un accompagnement de la coopérative pour la gestion administrative. En ce qui concerne son salaire, il reçoit une rémunération composée d’une part fixe versée mensuellement et d’une part variable calculée en fonction du chiffre d’affaires de son activité, après déduction des charges directement liées à celle-ci et de sa contribution relative aux services mutualisés proposés par la coopérative.
La présente proposition de loi constitue par conséquent une réponse législative sans ambiguïté face à la tentative des plateformes de contourner notre droit social conquis de haute lutte. Elle s’inscrit en défense du modèle social français.