Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de notre collègue Monique Lubin, que j’ai cosignée avec les membres du groupe socialiste et républicain, vise à rétablir les droits sociaux dont un nombre croissant de travailleurs sont privés, du fait du développement de l’économie des plateformes. En effet, si le numérique est porteur de nombreuses opportunités, il peut aussi représenter, pour notre cohésion sociale, une menace contre laquelle il est indispensable que les pouvoirs publics interviennent.
Les différents travaux lancés au Sénat sur le sujet témoignent de la prise de conscience de cette nécessité. Si la commission des affaires sociales n’a pas adopté de texte, elle a reconnu l’importance de cette question et elle a partagé certains constats.
L’apparition et le développement d’entreprises proposant de mettre en relation des travailleurs indépendants et des consommateurs via des applications numériques représentent l’une des évolutions majeures du marché du travail depuis les années 2010. Si chacun a en tête les voitures de transport avec chauffeur et la livraison de repas, ce phénomène touche un nombre sans cesse croissant de secteurs : métiers du numérique, services à la personne, hôtellerie-restauration et jusqu’aux micro-tâches extrêmement parcellisées confiées à des « travailleurs du clic ». L’économie des plateformes concerne potentiellement un périmètre très large.
Les informations sur la taille de cette économie restent toutefois, à ce jour, très incomplètes. L’estimation la plus répandue fait état d’environ 200 000 travailleurs actifs, à plein temps ou de manière plus ponctuelle. Il n’en reste pas moins que ce phénomène, de plus en plus visible, est révélateur d’une tendance inquiétante, dont la comptabilisation paraît constituer un enjeu en soi.
Le développement des plateformes numériques de mise en relation vient à rebours d’une longue dynamique créatrice de droits. En effet, le mode de fonctionnement de ces plateformes consiste, en s’abritant derrière une indépendance parfois purement formelle, à s’affranchir des obligations que le code du travail impose aux employeurs vis-à-vis de leurs salariés, tout en éludant largement la participation au financement de notre système de protection sociale. Elles s’appuient pour cela sur les avantages fiscaux et sociaux et sur la simplicité du régime de la micro-entreprise, ainsi détourné de sa finalité initiale.
Pour les travailleurs, l’illusion d’une autonomie et d’une liberté, ainsi que la préférence à court terme pour une rémunération plus élevée, se traduit en fait par une protection faible, voire inexistante, contre les risques d’accident du travail et de perte d’emploi, et par une absence de droits face au réel donneur d’ordres, notamment en matière de durée du travail. Ainsi, on peut voir dans le développement de l’économie numérique l’émergence d’une nouvelle forme de tâcheronnage.
Ce phénomène ne doit pas être considéré isolément. Il s’agit du dernier avatar de la flexibilisation des rapports de travail, qui accentue la polarisation du marché du travail et ouvre la voie à une « hyper-précarisation » de certaines populations.
Face à cette situation, le législateur a, jusqu’à présent, cherché à conférer aux travailleurs des plateformes des embryons de droits, dont une grande partie repose sur le bon vouloir des plateformes. Avec l’entrée en vigueur de la loi d’orientation des mobilités, les plateformes de VTC et de livraison ont désormais la possibilité d’établir unilatéralement une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de leur responsabilité sociale. Le Conseil constitutionnel, en censurant une partie de ces dispositions dans sa décision du 20 décembre dernier, a estimé que le législateur était allé trop loin dans l’abandon aux plateformes de l’exercice de sa compétence.
Cette démarche témoigne à mon sens d’une timidité des pouvoirs publics à l’égard des opérateurs de plateforme qui n’a pas lieu d’être, s’agissant de défendre une certaine conception de notre modèle social.
En outre, cette ébauche de cadre est source d’insécurité juridique, comme le prouve la jurisprudence récente de la Cour de cassation – le fameux arrêt Take Eat Easy du 29 novembre 2018 – établissant que les conditions dans lesquelles certaines plateformes se comportent à l’égard de leurs « partenaires » permettent d’établir l’existence d’un lien de subordination.
D’autres pays ont eu plus de courage ; je pense à la loi adoptée en septembre dernier par l’État de Californie, berceau des plateformes, qui soumet au respect de conditions rigoureuses l’emploi de travailleurs indépendants.
Cette proposition de loi adopte donc une démarche toute différente : son article unique remplace l’ensemble des dispositions de la septième partie du code du travail applicables aux travailleurs des plateformes par une règle simple, qui renvoie à des statuts préexistants et protecteurs au lieu de laisser prospérer un « tiers statut » incomplet. Il s’agit d’imposer aux plateformes d’avoir recours soit à des salariés directement, soit à des entrepreneurs salariés adhérant à une coopérative d’activité et d’emploi.
Ces CAE sont apparues dans les années 1990 et ont été consacrées par la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire. Il s’agit d’une forme originale de coopérative qui permet de concilier entrepreneuriat individuel et protection sociale.
En effet, cette loi, dite « Hamon », a introduit dans la septième partie du code du travail un nouveau type de contrat de travail à durée indéterminée : le contrat d’entrepreneur salarié et associé. Le titulaire de ce contrat a un statut hybride susceptible de répondre aux besoins d’autonomie et de protection des travailleurs de plateformes : vis-à-vis des clients, l’entrepreneur salarié est un entrepreneur indépendant ; vis-à-vis de la coopérative, il est un salarié à part entière.
Au-delà d’un statut, la CAE apporte au travailleur, en échange d’une contribution financière, un accompagnement dans son projet, des services mutualisés ainsi qu’un cadre collectif. Si elles restent méconnues, les CAE sont en plein développement. Certaines régions ainsi que des départements ont été des soutiens importants de leur constitution.
Cette proposition de loi s’inscrit dans la lignée d’expériences conduites en France et en Europe qui visent à promouvoir un modèle alternatif en s’appuyant sur un fonctionnement coopératif.
D’une part, à côté des plateformes de type capitalistique, d’autres types de plateformes émergent, parfois regroupées sous l’intitulé de « coopérativisme de plateforme ». Elles sont encore peu nombreuses en France, mais elles peuvent réussir, en se positionnant sur des niches que n’occupent pas, pour le moment, les grandes plateformes.
D’autre part, l’idée de l’entreprise porteuse coopérative proposant aux travailleurs opérant sur les plateformes un statut de salarié tout en les laissant autonomes dans l’organisation de leur profession a directement inspiré la présente proposition de loi.
Il existe à ce jour un précédent en Europe : l’expérience menée par la coopérative Smart, en Belgique, entre 2013 et 2017, auprès de coursiers à vélo. Cette expérience a permis de montrer qu’un tel modèle, très proche de celui de la CAE, pouvait aboutir à des résultats, en donnant à des travailleurs organisés sous forme de coopérative un pouvoir de négociation face aux plateformes. Elle a par ailleurs fourni de précieuses informations sur l’accidentologie des coursiers à deux-roues, confirmant le caractère particulièrement exposé de cette activité.
L’objet de cette proposition de loi est donc non pas de sécuriser économiquement et juridiquement le modèle délétère promu par les plateformes, mais bien de promouvoir un modèle susceptible de répondre à la recherche d’autonomie des travailleurs, tout en offrant à ceux-ci un soutien juridique, une inscription dans un collectif et une protection sociale appropriée.
Néanmoins, la commission des affaires sociales a considéré que les problématiques soulevées par le développement de l’économie des plateformes ne pouvaient trouver de réponse unique, en raison notamment de la diversité des acteurs et des situations, et que le salariat ne correspondait pas nécessairement aux aspirations de ces travailleurs. Elle n’a donc pas adopté la proposition de loi.
Vous comprendrez que, à titre personnel, je le regrette ; tous les travailleurs devraient bénéficier d’une protection sociale digne de ce nom, y compris ceux qui ne le demandent pas.
La commission a confié en septembre dernier à Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat une mission d’information, qui doit rendre ses conclusions au printemps. Cette mission se poursuivra donc, enrichie des réflexions et des débats menés dans le cadre de l’examen de cette proposition de loi, étant entendu que nous visons tous le même but : la protection des travailleurs.
À titre personnel, je vous invite, mes chers collègues, à adopter ce texte que la commission des affaires sociales a rejeté.