Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les plateformes numériques mettent en relation les consommateurs et les travailleurs indépendants. Elles ont ainsi fait émerger une nouvelle forme d’organisation du travail, qui bouleverse le fondement même que nous lui connaissons actuellement. Nous constatons en effet une organisation plus déshumanisée, puisqu’elle est gérée et fondée sur des algorithmes, des taux de marge très faibles et une flexibilité des heures de travail très large.
C’est pourquoi, consciente de ce nouveau schéma, la commission des affaires sociales a créé une mission d’information relative au « droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants ». Le 3 juillet 2019, le président Alain Milon nous nommait, Frédérique Puissat, Michel Forissier et moi-même, rapporteurs de cette mission. Nos travaux ont commencé en septembre dernier, et les conclusions doivent être rendues au printemps.
Comme son nom l’indique, notre mission est amenée à étudier ce sujet dans son ensemble. Ce champ comprend notamment le droit du travail, le traitement social et la protection sociale des travailleurs concernés. Plus généralement, comme l’a dit mon collègue, cette mission pourrait être l’occasion d’une réflexion sur les enjeux actuels du statut d’indépendant.
Avec tout le respect que je dois à votre travail, chers collègues, la proposition de loi que vous avez déposée le 28 novembre 2019 aborde ce sujet de façon trop simple et trop arbitraire. La complexité du dossier justifie que l’on y consacre une réflexion plus aboutie.
Sur la forme, évalué à 1 % de la population active, le nombre exact de travailleurs est difficile à estimer : l’activité peut être totale, secondaire ou même d’appoint. Il est tout aussi complexe de connaître avec précision les rémunérations, puisque certains opèrent sur plusieurs plateformes. Les statistiques relatives aux travailleurs des plateformes sont difficiles à trouver et donc à exploiter.
De plus, tous les modèles de plateformes ne sont pas comparables.
D’une part, certaines plateformes se limitent à un rôle de mise en relation, sans influencer les coûts et les conditions de travail – c’est le cas de Malt. D’autres déterminent le prix, mais pas les conditions de travail, comme Brigad. Enfin, des plateformes fournissent une prestation hors ligne, telles Uber ou Deliveroo. Ce sont les plus visibles et celles qui soulèvent de nombreuses problématiques.
D’autre part, il apparaît important de préciser le modèle de développement des acteurs du numérique, notamment de ces plateformes. La spécificité majeure du modèle d’affaires des plateformes réside surtout dans l’effet réseau, qui les conduit à investir d’emblée des ressources importantes pour s’inscrire dans un contexte mondial exigeant.
Les effets monopolistiques liés à cet effet réseau ne sont pas sans poser question, notamment quant à la soutenabilité de ce modèle économique particulier : il amène les entreprises de l’économie numérique à faire des levées de fonds massives, alors que leurs investissements en « capital de production » sont très faibles par rapport à une entreprise classique. Il leur faut se développer rapidement, sans chercher de prime abord la rentabilité – elles ne considèrent que la croissance. En effet, quand le marché arrive à maturité, les plus gros rachètent les plus petits et se partagent le marché en situation de quasi-monopole. C’est le cas, actuellement, de moteurs de recherche ou de réseaux sociaux.
Pour toutes ces raisons, la proposition que nous examinons aujourd’hui n’apporte pas une réponse suffisante. Tout n’est pas aussi simple, et le statut coopératif, tel qu’il est défini, paraît succinct.
Sur le fond, cette proposition de loi appelle un certain nombre d’observations.
Elle s’appliquerait à toutes les plateformes numériques, y compris celles dont le mode de fonctionnement ne pose aujourd’hui aucun problème. L’économie numérique constitue un enjeu important en termes d’économie future et de création d’emploi. Il convient de ne pas fragiliser un secteur qui permet à un certain nombre de nos concitoyens de sortir du chômage. Si les conditions de travail et de rémunération ne sont pas toujours satisfaisantes, c’est peut-être aussi lié à la situation de notre marché du travail. En effet, la situation des travailleurs des plateformes n’est pas nécessairement moins favorable que celle des salariés enchaînant des contrats très courts ou travaillant dans l’économie souterraine.
Le salariat ne correspond pas nécessairement non plus aux aspirations de tous les travailleurs concernés. Nous avons constaté que, quelles que soient les activités exercées, c’est la recherche d’une liberté, d’une indépendance et d’une autonomie que ces travailleurs appréciaient : choix des horaires et des tarifs, travail sur plusieurs plateformes…
Force est de constater que la protection sociale n’est pas une priorité pour ces travailleurs, majoritairement jeunes et qui ne sont pas encore sensibilisés aux accidents de la vie, aux problèmes de santé et même à la retraite – ou ne le sont que peu. Il nous appartient donc de travailler sur ce volet. Si la protection sociale des travailleurs des plateformes peut être améliorée, il convient plutôt de construire une protection sociale universelle et déconnectée du statut.
La mission doit encore enrichir ses travaux par des auditions complémentaires et une étude comparative des expériences de nos voisins européens ou d’autres États, tels le Canada ou encore les États-Unis.
Madame Lubin, nous saluons votre démarche et celle de votre groupe, ainsi que l’initiative de la proposition de loi déposée par Pascal Savoldelli et le groupe CRCE, qui nous permettent d’approfondir le sujet. Vos travaux sont intéressants en termes d’alerte et de communication.
Il est de notre responsabilité de parlementaires de nous en approprier. Cela dit, je rappelle que la commission des affaires sociales, en la personne de son président, Alain Milon, s’en était saisie bien en amont, dès la fin du mois de juin 2019. Je salue doublement cette démarche insistante et unanime des sénateurs, car je viens d’apprendre que Jean-Yves Frouin a été missionné par M. le Premier ministre sur le sujet le 13 janvier dernier.
À ce stade, la proposition de loi apparaît incomplète. Le groupe Union Centriste vous propose donc de voter contre, mes chers collègues. L’objectif partagé avec la commission des affaires sociales est vraiment d’élargir la réflexion, dans le but d’aborder l’enjeu social et sociétal de cette économie du futur, pour l’heure encore émergente.