Intervention de Bruno Sainjon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 décembre 2019 à 9h30
Audition de M. Bruno Sainjon président-directeur général de l'office national d'études et de recherches aérospatiales onera

Bruno Sainjon, président-directeur général de l'ONERA :

Je ne peux que reprendre l'expression que certains d'entre vous ont utilisée au sujet de ce problème de cohérence globale à propos de l'ONERA.

Vous avez évoqué ma passion. Je crois qu'elle est liée à ma conviction absolue que nous avons un outil remarquable - vous avez employé le mot de « pépite » -, mais je vous renvoie à tout ce qui se dit dans différents documents : cet organisme est en effet aujourd'hui sous tension, à la fois en matière économique et en matière de ressources humaines.

Nous sommes confrontés à un problème de pyramide des âges. C'est le premier élément d'importance, qu'il convient de traiter assez vite. Nous allons perdre 30 % de nos effectifs dans les cinq années à venir, et encore 30 % les cinq qui suivent. Un transfert de savoir-faire et de compétences est donc absolument indispensable. Dans certaines spécialités, les compétences reposent sur une seule personne.

Laissez-moi illustrer devant vous la fragilité du dispositif. Je vous ai vanté tout ce que l'on a fait sur GRAVES et ce que l'on prévoit de faire en matière de surveillance de l'espace, grâce à des équipes qui répondent à tous les qualificatifs extrêmement positifs que vous avez employés. Au moment où on discutait de la rénovation de GRAVES, la personne compétente qui en était en charge s'est hélas noyée. Rétablir des moyens, reformer les équipes a posé un vrai problème - même si nous y sommes parvenus.

1 910 personnes, dont près de 300 doctorants, pour couvrir l'ensemble du périmètre des activités de l'ONERA, qui vont de la défense à l'aéronautique civile en passant par le spatial, c'est très peu si l'on compare au DLR allemand qui, pour sa partie aéronautique, comptait 1 562 personnes en 2011 et 1 860 personnes en 2018. Sa subvention pour l'aéronautique a en outre progressé de 134 millions d'euros à 202 millions d'euros sur la même période, tandis que la nôtre passait de 115 millions d'euros à 105 millions d'euros.

Je rappelle en outre que le DLR aéronautique peut s'appuyer en partie sur le DLR central pour gérer ses finances et ses ressources humaines, ce que nous ne pouvons pas faire.

Il est donc de plus en plus compliqué de se maintenir au niveau de cet organisme. Lorsque nous nous sommes rencontrés au Bourget, comme chaque année, nous avons, avec nos homologues du DLR, commencé par faire le point de l'actualité. J'ai évoqué la bonne nouvelle que représente le regroupement, le prêt de la BEI, la médaille aéronautique remise par la ministre, en soulignant que la situation semblait s'améliorer. Pascale Ehrenfreund, la patronne du DLR, m'a indiqué que le Parlement, en fin d'année, avait voté un complément de subvention de 106 millions d'euros qu'ils n'avaient pas demandé - la nôtre représente 105 millions d'euros -, et que le ministère de la défense allemand avait signé avec eux un gros contrat pour leur expertise sur le SCAF. Elle m'a précisé que le DLR était également convaincu que ladite expertise était assez significativement inférieure à celle de l'ONERA.

En France, la situation du SCAF n'est toutefois pas si tragique qu'on pourrait le croire. Les Allemands se sont mis en ordre de marche, et l'expertise du DLR est contractualisée depuis la fin de l'année, si j'en crois ce que m'a dit Pascale Ehrenfreund. Ce n'est pas notre cas. Nous avons fait des propositions sur des sujets sur lesquels nous pouvons travailler et sur lesquels l'ONERA a passé contrat dans le cadre du FCAS franco-britannique.

Les entrées d'air du Rafale doivent beaucoup, par exemple, aux équipes de l'ONERA, et les entrées d'air du futur avion de combat lui devront probablement aussi beaucoup. Ces sujets, comme celui des matériaux, sont des questions sur lesquelles nous sommes force de proposition, mais on attend pour l'instant la réponse.

Je pense qu'on attendait, côté français, que les choses se mettent en place du point de vue industriel avant de les décliner. Il faut cependant aller vite car, à ressources humaines contraintes, comme c'est notre cas, on va avoir du mal à recruter des personnes pour réaliser le travail. J'ai parlé de la pyramide des âges. Le sujet juste derrière est la rémunération.

En effet, selon une étude de l'Agence de l'innovation de défense, nos ingénieurs, quel que soit leur âge, sont moins bien rémunérés que ceux de la DGA. Aligner l'ONERA sur la DGA reviendrait déjà à cinq millions d'euros. Je ne pense pas que ce soit la limite qu'il faille se fixer.

Nous avons cependant eu une avancée du côté du ministère des armées. Lors du conseil d'administration qui s'est tenu il y a dix jours, la tutelle a annoncé son intention de faire passer la subvention de l'ONERA pour 2020 à 110 millions d'euros, ainsi que pour 2021 alors qu'il avait été prévu qu'elle s'élève à 107 millions d'euros. Cela constitue une avancée, il faut le souligner. C'est sans doute un premier pas.

J'ai dit au conseil d'administration que je souhaitais pouvoir consacrer l'intégralité de cette augmentation de la subvention à la rémunération des personnels de l'ONERA, mais il est nécessaire de mener des négociations avec les organisations syndicales. Si cette nouvelle était arrivée en début d'année, on aurait eu le temps d'en discuter. Les élections des représentants du personnel ont eu lieu la semaine dernière, et on va seulement commencer à en débattre.

Un certain nombre de personnes partent à la retraite. S'y ajoutent les démissions. Je crois qu'il faut relativiser et exposer précisément cette question, notamment le départ de gens qui partent après une première expérience vers un autre secteur. C'est un problème global pour toute la profession. Tous les industriels le connaissent.

À fin septembre 2019, sur 22 démissions, 36 %, soit six ou sept personnes, sont parties après une première expérience. On n'est pas encore dans une situation catastrophique. Le problème de l'ONERA vient du fait que nous nous trouvons « au bout de la chaîne alimentaire » : un industriel dont un salarié est débauché peut à son tour débaucher quelqu'un de l'ONERA. S'il le fait avec un chèque, on aura beaucoup de mal à s'aligner en restant sur les limites actuelles. C'est donc là-dessus qu'il faut travailler.

Monsieur Boutant, vous avez évoqué le volet qui va de la recherche très appliquée à la recherche fondamentale. C'est bien là l'ensemble du spectre que doit couvrir l'ONERA. Je parlais de faire ou de faire faire. Il va de soi qu'un organisme qui doit passer une bonne partie de l'année dans la course aux contrats pour assurer son économie et rémunérer ses personnels à des niveaux dont on a dit qu'ils étaient insuffisants n'est pas incité à dégager des moyens pour faire travailler d'autres personnes à son bénéfice. C'est une limite. À l'inverse, les équipes de l'ONERA conservent un niveau d'excellence assez impressionnant.

Nous avons reçu cette année quatre prix de l'Académie des sciences et trois prix Amelia Earhart, qui récompense 30 jeunes doctorantes dans le domaine de la recherche aérospatiale à travers le monde. Nous en avions eu deux l'année dernière.

La semaine prochaine, l'Association des établissements de recherche européens en aéronautique (EREA), qui fête ses 25 ans, va remettre ses prix pour 2019. Nous ne sommes pas censés être au courant, mais étant donné que ce sont trois équipes de l'ONERA qui ont été invitées pour cette remise de prix, nous en déduisons que nous allons occuper le podium. Ce sera une première, même si on a gagné sept fois le prix au cours des dix dernières années. Cela démontre la valeur des équipes, mais les tensions sont fortes.

Vous avez parlé, Madame Raimond-Pavero, de la pérennité des sites, et notamment celui de Modane. Je fais le lien avec ce que disait M. Boutant à propos de la BEI. Le prêt que l'on a obtenu de la BEI pour consolider huit souffleries, qualifiées de stratégiques par nos industriels et par l'État, va nous permettre de consolider et de pérenniser ces installations.

C'est d'ailleurs l'occasion pour moi de préciser que la grande soufflerie de Modane n'est pas qu'une prise de guerre. Il y a derrière un travail de conception et de mise en forme assez impressionnant de nos ingénieurs de l'époque et des gens qui en ont assuré la réalisation pratique.

Cette soufflerie nous a posé beaucoup de soucis, car elle était au bord de l'effondrement. Nous avons réussi à obtenir les 20 millions d'euros que nous réclamions pour réaliser les travaux nécessaires. Le soutien de votre commission a beaucoup pesé. Depuis le tout début de cette année, on n'observe plus aucun affaissement. Nous continuons à la consolider.

On observe que le premier financement européen destiné à un acteur de défense revient à la France et à l'ONERA. L'Europe prend conscience de ce que représentent ce savoir-faire et ces souffleries, mais l'ONERA est quand même obligée d'emprunter pour assurer la continuité de ce service, ce qui est paradoxal.

Monsieur Allizard, vous évoquiez la nécessité de rechercher des contrats. Cela nous a en effet beaucoup mobilisés, d'autant que l'ONERA était tombé très bas en 2013, le niveau des commandes ayant alors chuté à 84 millions d'euros. Nous sommes remontés à 94 millions d'euros en 2014, 106 millions d'euros en 2015, 130 millions d'euros en 2016, 113 millions d'euros en 2017, 126 millions d'euros en 2018. Pour 2019, alors qu'on avait présenté une perspective de 110 millions d'euros en conseil d'administration en fin d'année dernière, nous pensons passer la barre des 120 millions d'euros, même si c'est une mauvaise année pour les souffleries. L'activité pour le compte d'industriels étrangers est en effet en baisse, et on est en train de rediscuter avec eux. Cela permet d'ailleurs aux équipes de se concentrer davantage sur les installations et les travaux de remise à niveau de ces souffleries.

On était, fin novembre, à un niveau historique pour mes départements scientifiques. Il va donc falloir prévoir les moyens humains derrière. Sur les cinq années écoulées, l'ONERA a perdu 111 personnes. Au niveau d'activité qui est le nôtre aujourd'hui, cela pose effectivement un problème de cohérence.

Je signale enfin que l'ONERA ramène des devises à notre pays - ce qui n'est pas négligeable. Au cours des cinq dernières années, ce sont 130 millions d'euros de commandes hors de France qui sont venus irriguer notre économie, 80 millions d'euros pour les départements, 50 millions d'euros pour les souffleries.

Le premier contributeur est Bruxelles, avec 60 millions d'euros pour les études Horizon 2020 et les programme Clean Sky. Le deuxième contributeur, pour 25 millions d'euros, est la Corée du Sud.

Il est à noter que l'ONERA bénéficie d'un flux d'activité et d'études de plus de 2 millions d'euros de la part des États-Unis. Peu de centres de recherche reçoivent de tels financements de la part d'Américains. Le patron du Jet propulsion laboratory (JPL) affirme d'ailleurs dans un courrier qu'il compte sur nous parce que nous sommes les meilleurs au monde.

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