Je laisserai à André Picot le soin de répondre à vos questions sur la toxicologie, car je ne suis pas expert en la matière. Mon travail consiste à réfléchir à la maîtrise des risques aujourd'hui et au pilotage des crises. Je ne reviendrai pas sur les différents éléments que j'ai déjà fait parvenir à votre commission, préférant vous livrer mes convictions.
J'évoquerai tout d'abord la maîtrise des risques. Selon moi, l'incendie de l'usine Lubrizol est davantage un révélateur qu'un accident.
Ma première conviction est que la maîtrise des risques industriels peut nous échapper et qu'il faut la repenser. Deux lignes sont à considérer.
Il est tout d'abord urgent de mettre en oeuvre une approche des systèmes à risque, et non plus installation par installation. Dire que le sinistre est venu de l'autre côté de la clôture traduit une défaillance stratégique dans l'examen des risques. Cet enjeu est pourtant connu depuis la fin des années 1970.
Il existe ensuite un risque de décrochage en matière de prévention. Il faut s'interroger aujourd'hui sur une possible perte de rigueur, d'exigence, de compétence, dans la gestion, le pilotage et le contrôle des risques. Nous sommes à l'ère du Boeing 737 MAX, du Dieselgate et autres falsifications, comme l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) l'avait déploré en 2017 dans le domaine nucléaire. Il faut également s'interroger sur la perte de statut et de moyens des autorités de contrôle, lesquelles doivent être fortes, indépendantes et respectées pour être efficaces. Il serait tragique de ne plus avoir ni les moyens ni la volonté de mener une politique très exigeante en matière de prévention des risques. À nous de relever ce défi pour que la catastrophe ne devienne pas « normale ».
Ma seconde conviction est que nos pilotages de crise sont dépassés et qu'ils doivent être réinventés. Nos moyens d'alerte sont d'un autre âge, cela a beaucoup été dit. Les sirènes, même si elles restent utiles dans certaines conditions, ont des limites. Le passage au Cell Broadcast semble poser des problèmes insurmontables en France, ainsi que l'intégration des réseaux sociaux. Il ne faudrait toutefois pas rester bloqué sur la seule technologie Cell Broadcast ; il nous faut du multicanal.
Ce qui nous fait bien plus défaut encore, c'est la capacité culturelle à donner des informations, même si l'on ne peut pas rassurer, ainsi que celle des citoyens à se les approprier. Cela semble pour l'heure hors de notre univers culturel. Il serait utile de méditer l'exemple de la Belgique, qui a une génération d'avance sur nous à cet égard. Sauf nouvelle donne décisive, nous nous exposons à des drames, et nous laisserons alors à Google ou à d'autres toute latitude pour prendre en charge les alertes, et éventuellement les manipuler à leur aise.
Notre vision du pilotage de crise est dépassée. Nous fonctionnons avec une pyramide hiérarchique, détentrice de l'expertise officielle, alpha et oméga de la communication, sous l'emprise de la crainte, de la panique de populations affolées. Or nous vivons désormais dans des sociétés complexes, où l'information est distribuée, où les dynamiques de connexion sont foisonnantes, l'hypervigilance poussée à l'extrême, la confiance perdue. L'ère des donjons est révolue.
Notre politique de santé publique est encore embryonnaire en matière de crise. La comparaison pathétique avec le feu d'habitation ne pourra pas nous convaincre que nous sommes en phase avec les défis actuels : incertitudes sur les rejets, sur les cocktails de combustion, analyses complexes, interprétations délicates, suivi à long terme quand on ne dispose pas de point zéro, etc. En dépit de tout cela, et alors même que l'on commençait à mobiliser de gros moyens en termes d'expertise, on a mis l'accent sur l'absence de risques. Le processus était bien mal engagé, et les raisons en sont non pas circonstancielles, mais structurelles.
Nous constatons également un déficit en matière d'aide à la décision. La première victime des situations de crise est la capacité de prise de recul, qui doit venir en complément immédiat du traitement des hémorragies. J'ai proposé une « force de réflexion rapide » pour aider à cette nécessaire prise de recul. Pareille compétence aurait été nécessaire pour venir instantanément en appui au préfet, mais elle n'existe pas, même à l'échelon national. Or, l'incendie de Rouen n'était pas AZF.
Il existe aussi un problème de préparation de l'expertise à opérer en univers largement inconnu. Comme le rappelait Dominique Dormont, chef de file du groupe d'experts sur le dossier de la vache folle : « Le premier message à faire passer doit concerner les limites des connaissances à disposition. » La première chose que doit faire le décideur est d'interroger l'expert sur les limites de son expertise.
Nous faisons également face à un problème de préparation des dirigeants. La question n'est plus seulement de coordonner des acteurs au sein d'un centre opérationnel départemental (COD), ni même de communiquer avec la télévision régionale. Il s'agit de naviguer dans des univers de très haute turbulence, en mutation permanente, sur fond d'expertise en grande difficulté, dans un univers médiatique pulvérulent et alors que la crédibilité sociale est en chute libre et le contrat social déchiré.
Dans les années 2000, sous la direction du préfet Christian Frémont, nous avions mis en place pour les préfets des séminaires sur ces questions abyssales. L'initiative fut abandonnée dès sa nomination en tant que préfet de zone à Bordeaux. Lorsqu'il a ensuite été nommé directeur de cabinet à la Présidence de la République, il m'a dit qu'il allait être possible de passer à la vitesse supérieure sur ces sujets hors cadres. Quand il quitta ses fonctions, il me confia que, malheureusement, cela n'avait pas été possible.
Un travail repensé avec les citoyens est nécessaire. Il ne s'agit plus de dire : « on va vous expliquer », « on vous dira ce qu'il faudra faire », mais : « on va travailler avec vous sur les questions que vous vous posez, à partir des ressources qui sont les vôtres et les nôtres. » Cela change radicalement l'approche de l'information et des exercices.
Il est nécessaire, désormais, d'intégrer cette nouvelle donne. Il serait dangereux de se dire qu'on n'a plus le choix, et qu'il faut avancer à l'aveugle sur une terre brûlée en termes de confiance.
En conclusion, en matière de maîtrise des risques, je retiendrai l'avertissement de la commission d'enquête sur l'accident nucléaire de Three Mile Island aux États-Unis en 1979 : « Nous sommes convaincus que si les exploitants et les autorités de sûreté n'entreprennent pas de transformations, ils finiront par détruire totalement la confiance du public, et ce seront bien eux les responsables de l'élimination de l'énergie nucléaire comme source viable d'énergie. »
En matière de pilotage des crises, il nous faut faire un bond décisif pour dépasser le constat de la commission d'enquête de la Chambre des représentants aux États-Unis sur la déroute après l'ouragan Katrina : « Mais pourquoi avons-nous toujours une guerre de retard ? ».
Il importe désormais de penser et de nous préparer différemment. Comme l'a souligné l'administrateur de la sécurité civile américaine peu après l'ouragan Sandy : « Nous devons fracturer nos univers mentaux. »