C'est aujourd'hui la première réunion de l'année 2020 de notre commission d'enquête ; j'adresse tous mes voeux aux membres de la commission, ainsi qu'à M. Lagadec. M. Picot nous rejoindra dans quelques instants. Nous avions également invité M. Narbonne, professeur honoraire de toxicologie, qui ne peut malheureusement pas être présent aujourd'hui en raison d'un problème de santé.
Nous souhaitons aujourd'hui aller plus loin sur deux points qui concernent la gestion des risques industriels.
La catastrophe de l'incendie de l'usine Lubrizol a suscité une grande inquiétude dans la population, renforcée par la persistance d'odeurs d'hydrocarbures pendant plusieurs semaines et par les déclarations pas toujours rassurantes des pouvoirs publics. Ainsi, lorsque le ministre de l'intérieur a expliqué qu'il n'existait pas de « toxicité aiguë », les habitants se sont logiquement interrogés sur cette notion : que faut-il entendre par « toxicité aiguë » ? S'il n'existe pas de toxicité aiguë, y a-t-il néanmoins toxicité ? Et quel type de toxicité ? Les substances nées de la combustion et les « effets cocktail », dont on mesure mal les effets, posent question encore aujourd'hui.
Lors de leur audition par notre commission, les dirigeants de Lubrizol nous ont affirmé que tout risque lié à la présence d'amiante était écarté. Peut-on considérer que leurs affirmations sont totalement fiables ? Qu'en est-il d'autres produits susceptibles d'avoir une incidence grave sur la santé ?
L'autre sujet sur lequel nous souhaitons votre éclairage, c'est la gestion et le pilotage de la crise. Vous avez récemment publié un article sur ce sujet, monsieur Lagadec. Quels enseignements pouvons-nous, selon vous, tirer de cet incendie en termes de gestion de crise ? Y a-t-il eu selon vous défaillance de l'État en la matière ? Quelles mesures préconisez-vous pour améliorer la situation dans des cas semblables ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Lagadec prête serment.
Je vous laisse la parole pour une présentation de quelques minutes.
Je laisserai à André Picot le soin de répondre à vos questions sur la toxicologie, car je ne suis pas expert en la matière. Mon travail consiste à réfléchir à la maîtrise des risques aujourd'hui et au pilotage des crises. Je ne reviendrai pas sur les différents éléments que j'ai déjà fait parvenir à votre commission, préférant vous livrer mes convictions.
J'évoquerai tout d'abord la maîtrise des risques. Selon moi, l'incendie de l'usine Lubrizol est davantage un révélateur qu'un accident.
Ma première conviction est que la maîtrise des risques industriels peut nous échapper et qu'il faut la repenser. Deux lignes sont à considérer.
Il est tout d'abord urgent de mettre en oeuvre une approche des systèmes à risque, et non plus installation par installation. Dire que le sinistre est venu de l'autre côté de la clôture traduit une défaillance stratégique dans l'examen des risques. Cet enjeu est pourtant connu depuis la fin des années 1970.
Il existe ensuite un risque de décrochage en matière de prévention. Il faut s'interroger aujourd'hui sur une possible perte de rigueur, d'exigence, de compétence, dans la gestion, le pilotage et le contrôle des risques. Nous sommes à l'ère du Boeing 737 MAX, du Dieselgate et autres falsifications, comme l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) l'avait déploré en 2017 dans le domaine nucléaire. Il faut également s'interroger sur la perte de statut et de moyens des autorités de contrôle, lesquelles doivent être fortes, indépendantes et respectées pour être efficaces. Il serait tragique de ne plus avoir ni les moyens ni la volonté de mener une politique très exigeante en matière de prévention des risques. À nous de relever ce défi pour que la catastrophe ne devienne pas « normale ».
Ma seconde conviction est que nos pilotages de crise sont dépassés et qu'ils doivent être réinventés. Nos moyens d'alerte sont d'un autre âge, cela a beaucoup été dit. Les sirènes, même si elles restent utiles dans certaines conditions, ont des limites. Le passage au Cell Broadcast semble poser des problèmes insurmontables en France, ainsi que l'intégration des réseaux sociaux. Il ne faudrait toutefois pas rester bloqué sur la seule technologie Cell Broadcast ; il nous faut du multicanal.
Ce qui nous fait bien plus défaut encore, c'est la capacité culturelle à donner des informations, même si l'on ne peut pas rassurer, ainsi que celle des citoyens à se les approprier. Cela semble pour l'heure hors de notre univers culturel. Il serait utile de méditer l'exemple de la Belgique, qui a une génération d'avance sur nous à cet égard. Sauf nouvelle donne décisive, nous nous exposons à des drames, et nous laisserons alors à Google ou à d'autres toute latitude pour prendre en charge les alertes, et éventuellement les manipuler à leur aise.
Notre vision du pilotage de crise est dépassée. Nous fonctionnons avec une pyramide hiérarchique, détentrice de l'expertise officielle, alpha et oméga de la communication, sous l'emprise de la crainte, de la panique de populations affolées. Or nous vivons désormais dans des sociétés complexes, où l'information est distribuée, où les dynamiques de connexion sont foisonnantes, l'hypervigilance poussée à l'extrême, la confiance perdue. L'ère des donjons est révolue.
Notre politique de santé publique est encore embryonnaire en matière de crise. La comparaison pathétique avec le feu d'habitation ne pourra pas nous convaincre que nous sommes en phase avec les défis actuels : incertitudes sur les rejets, sur les cocktails de combustion, analyses complexes, interprétations délicates, suivi à long terme quand on ne dispose pas de point zéro, etc. En dépit de tout cela, et alors même que l'on commençait à mobiliser de gros moyens en termes d'expertise, on a mis l'accent sur l'absence de risques. Le processus était bien mal engagé, et les raisons en sont non pas circonstancielles, mais structurelles.
Nous constatons également un déficit en matière d'aide à la décision. La première victime des situations de crise est la capacité de prise de recul, qui doit venir en complément immédiat du traitement des hémorragies. J'ai proposé une « force de réflexion rapide » pour aider à cette nécessaire prise de recul. Pareille compétence aurait été nécessaire pour venir instantanément en appui au préfet, mais elle n'existe pas, même à l'échelon national. Or, l'incendie de Rouen n'était pas AZF.
Il existe aussi un problème de préparation de l'expertise à opérer en univers largement inconnu. Comme le rappelait Dominique Dormont, chef de file du groupe d'experts sur le dossier de la vache folle : « Le premier message à faire passer doit concerner les limites des connaissances à disposition. » La première chose que doit faire le décideur est d'interroger l'expert sur les limites de son expertise.
Nous faisons également face à un problème de préparation des dirigeants. La question n'est plus seulement de coordonner des acteurs au sein d'un centre opérationnel départemental (COD), ni même de communiquer avec la télévision régionale. Il s'agit de naviguer dans des univers de très haute turbulence, en mutation permanente, sur fond d'expertise en grande difficulté, dans un univers médiatique pulvérulent et alors que la crédibilité sociale est en chute libre et le contrat social déchiré.
Dans les années 2000, sous la direction du préfet Christian Frémont, nous avions mis en place pour les préfets des séminaires sur ces questions abyssales. L'initiative fut abandonnée dès sa nomination en tant que préfet de zone à Bordeaux. Lorsqu'il a ensuite été nommé directeur de cabinet à la Présidence de la République, il m'a dit qu'il allait être possible de passer à la vitesse supérieure sur ces sujets hors cadres. Quand il quitta ses fonctions, il me confia que, malheureusement, cela n'avait pas été possible.
Un travail repensé avec les citoyens est nécessaire. Il ne s'agit plus de dire : « on va vous expliquer », « on vous dira ce qu'il faudra faire », mais : « on va travailler avec vous sur les questions que vous vous posez, à partir des ressources qui sont les vôtres et les nôtres. » Cela change radicalement l'approche de l'information et des exercices.
Il est nécessaire, désormais, d'intégrer cette nouvelle donne. Il serait dangereux de se dire qu'on n'a plus le choix, et qu'il faut avancer à l'aveugle sur une terre brûlée en termes de confiance.
En conclusion, en matière de maîtrise des risques, je retiendrai l'avertissement de la commission d'enquête sur l'accident nucléaire de Three Mile Island aux États-Unis en 1979 : « Nous sommes convaincus que si les exploitants et les autorités de sûreté n'entreprennent pas de transformations, ils finiront par détruire totalement la confiance du public, et ce seront bien eux les responsables de l'élimination de l'énergie nucléaire comme source viable d'énergie. »
En matière de pilotage des crises, il nous faut faire un bond décisif pour dépasser le constat de la commission d'enquête de la Chambre des représentants aux États-Unis sur la déroute après l'ouragan Katrina : « Mais pourquoi avons-nous toujours une guerre de retard ? ».
Il importe désormais de penser et de nous préparer différemment. Comme l'a souligné l'administrateur de la sécurité civile américaine peu après l'ouragan Sandy : « Nous devons fracturer nos univers mentaux. »
J'ai l'impression, en vous écoutant, que nous ne sommes pas encore au stade des propositions concrètes et opérationnelles. Nous sommes tous convaincus qu'il faut davantage sensibiliser les populations, mais comment ? Le but d'une commission d'enquête est de parvenir à des propositions très concrètes.
Nous accueillons maintenant M. André Picot, que nous allons entendre sur les dangers en termes de toxicité de la catastrophe de Rouen, notamment sur les risques liés à la présence d'amiante.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. André Picot prête serment.
Je vous remercie de votre invitation et je vous prie d'excuser mon retard.
Chimiste de formation, j'ai fait mes études au Conservatoire des arts et métiers. J'ai un double diplôme d'ingénieur chimiste et de biochimiste. J'ai fait de l'interdisciplinaire, à une époque où ce n'était pas du tout à la mode. J'ai commencé ma carrière dans le groupe pharmaceutique français Roussel-Uclaf, spécialisé dans les hormones stéroïdes, où j'ai travaillé à la synthèse de la pilule contraceptive. J'ai ensuite travaillé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), où j'ai peu à peu évolué vers la prévention des risques chimiques. J'ai pris mon bâton de pèlerin pour essayer de convaincre mes collègues chimistes d'améliorer leurs façons de travailler avec les produits chimiques.
J'ai mené, avec mes collègues, une réflexion sur ce que nous avons appelé la toxico-chimie et sur les relations structure-activité. Notre association a été interpellée par le cas de Lubrizol dès 2013. La communication tant de la part de l'entreprise elle-même que des pouvoirs publics était biaisée. Ils ont à l'époque déclaré que le produit rejeté était un mercaptan, ce qui n'était pas faux.
Un mercaptan est un produit soufré organique. Il constitue une famille, comme les alcools, les acides, etc. Les mercaptans dérivent d'un produit minéral extrêmement toxique, l'hydrogène sulfuré, beaucoup plus toxique que le monoxyde de carbone par exemple. Combiné à des composés carbonés, l'hydrogène sulfuré forme des organo-soufrés. La toxicité d'une molécule comprenant un atome de carbone reste très proche de celle de l'hydrogène sulfuré, qui sent très mauvais. Plus on augmente le nombre d'atomes de carbone, moins les molécules sont toxiques.
Le problème à l'époque est qu'on a laissé courir le bruit dans les médias que le produit était du méthyl-mercaptan, comprenant un seul atome de carbone, soit une molécule extrêmement toxique, alors que l'entreprise et le ministère savaient d'emblée qu'il s'agissait d'une molécule d'isopropyl-mercaptan, contenant trois atomes de carbone, et donc très peu toxique. Tout le monde le savait, mais personne n'a rien dit pendant deux mois. C'est un gros problème à mon sens.
En 2019, le processus a été exactement le même. Dans la première dépêche du préfet, il a été dit que les produits qui avaient brûlé étaient des hydrocarbures (des solvants, des carburants), soit des molécules en général peu toxiques, et des huiles, sans préciser s'il s'agissait d'huiles alimentaires ou industrielles. On est resté dans le flou. On n'a pas dit qu'il s'agissait d'huiles industrielles, dont la toxicité peut être extrêmement variable. Les huiles alimentaires, on le sait, ne sont en général pas très dangereuses. C'est ce qui explique qu'on ait perdu la confiance de la population. Elle s'est fait berner une première fois, pas la deuxième !
C'est difficile à dire. À mon sens, ceux qui ont été le plus exposés et qui pourraient rencontrer à long terme le plus de problèmes, ce sont les pompiers, non pas ceux qui étaient directement au feu - ceux-là portaient une combinaison étanche et n'ont pas respiré les vapeurs -, mais ceux du deuxième rang, qui portaient des masques en papier - c'est le terme utilisé, mais ces masques ne sont bien entendu pas en papier. S'ils sont adaptés pour les poussières en général, ils sont moins efficaces contre celles dont la taille est comprise entre 300 et 100 nanomètres, c'est-à-dire les nanoparticules. Or il se trouve que le toit de l'entrepôt de l'usine était en fibrociment, à base d'amiante, que l'entrepôt contenait sûrement des bouteilles de gaz comprimé, lesquelles ont explosé et complètement pulvérisé l'immense toit, qui a été dispersé. Des morceaux d'amiante ont été retrouvés jusqu'à deux kilomètres. Ce qui est très ennuyeux, c'est qu'il est ensuite tombé une pluie de poussières d'amiante.
Vous ne partagez pas le point de vue des responsables de Lubrizol, qui écartent tous les risques liés à la présence d'amiante ?
C'est leur parole.
Tout le monde connaît la toxicité de l'amiante à long terme. On ne parle pas là de toxicité aiguë. En toxicité aiguë, il est évident que l'amiante est surtout un irritant, sans plus, des voies pulmonaires, aériennes et profondes. En revanche, plusieurs enquêtes épidémiologiques, faites en particulier sur des pompiers en Californie, aux États-Unis, montrent que cette profession, à qui il arrive d'être au contact de l'amiante, est à haut risque à long terme. L'amiante a la propriété de déclencher des mésothéliomes, des cancers de la plèvre, l'enveloppe des poumons. Les chances de survie des personnes atteintes sont en général très faibles.
Lors de l'incendie de Lubrizol, les pompiers portaient des masques qui ne couvraient pas toute la zone. D'après la presse rouennaise, ces pompiers ont eu du mal à récupérer. Le ministère de la santé n'était pas très au fait du problème. Sous la pression des médias, Mme Buzyn a demandé que des analyses de sang soient pratiquées sur les pompiers afin de connaître l'état de leur foie. Or, on le sait, l'amiante n'a aucun impact sur le foie ! Il aurait mieux valu vérifier l'état de leur tractus pulmonaire.
Monsieur Lagadec, disposez-vous d'exemples de communication réussie autour d'un incident industriel comparable à celui de Rouen ? De quelles bonnes pratiques la France pourrait-elle s'inspirer ?
Monsieur Picot, selon vous le danger principal n'est pas l'effet cocktail à long terme, mais les risques liés à l'exposition des pompiers à l'amiante. Pourriez-vous développer ce point ?
J'ai dit que la population qui a été menacée immédiatement était celle des pompiers et des personnes qui sont intervenues pendant deux jours - la police, le personnel sanitaire - sur le site.
Les suies générées par la combustion de substances posent un problème totalement différent. En la matière, mon opinion personnelle est que l'on est incapable d'évaluer les retombées sur la population, car nous ne disposons d'aucun élément. Il est toutefois évident que cela n'aura pas arrangé le problème des asthmatiques, et que les femmes enceintes et les enfants sont des populations fragiles, donc plus exposées.
Il faut distinguer les effets immédiats et les effets de plus long terme.
Le problème est avant tout culturel : suis-je ouvert et à l'aise, en tant que décideur, pour aller sur les terrains que je ne connais pas ? Ou bien est-ce que j'affirme mon identité en donnant les réponses que j'ai déjà et qui sont sûres ? Si je suis dans cette deuxième optique, je ne peux pas gérer les crises d'aujourd'hui.
L'exemple qui m'a le plus frappé est celui du conseiller spécial auprès du directeur de la Federal Emergency Management Agency (FEMA) à Washington chargé de la gestion de l'ouragan Sandy. Il a ouvert instantanément trois cellules : détection des erreurs - comme on ne peut pas ne pas faire d'erreur, il faut les détecter le plus rapidement afin de les corriger ; détection des dynamiques émergentes ; et enfin invention, car quand on se trouve dans une situation qui n'est pas prévue, qui n'est pas dans les cartons, il faut bien inventer.
On ne gère pas AZF comme Rouen. À chaque fois, il faut s'arracher au terrain connu. En ce moment, la Chine est frappée par une épidémie de pneumonie liée à un coronavirus : on fait le point sur tout ce que l'on sait du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), mais finalement on se rend compte que ce n'est pas le SRAS, donc on est en situation d'invention.
En 1998, la tempête de glace au Canada a entraîné une perte complète de réseau. Les autorités pouvaient communiquer autant qu'elles voulaient à la télévision : les populations concernées n'y avaient pas accès. Les Canadiens ont donc travaillé quartier par quartier, petite région par petite région, au travers de missions en prise directe avec les populations, chargées d'écouter leurs questions et d'y répondre.
S'agissant de Lubrizol, la cellule nationale belge, qui a une génération d'avance sur nous, a tout de suite été à l'écoute des réseaux sociaux pour savoir sur quoi elle serait interrogée et comment elle pouvait entrer en relation avec les populations.
Mais si vous avez peur, si votre seule identité consiste à apporter les réponses définitives dont vous disposez afin de rassurer les populations pour qu'elles ne paniquent pas, vous ne pouvez pas gérer les crises actuelles. Ce n'est pas un fer à repasser que l'on passe à droite puis à gauche ; tout est pétri d'incertitudes qui vont muter dans le temps, donc si vous commencez par dire que vous avez les bonnes réponses, vous avez déjà perdu.
Monsieur Lagadec, vous dites que nous n'avons pas de culture du risque. Quelle serait selon vous une vraie politique de prévention ? Vous avez dit qu'il était nécessaire, par exemple, de ne plus mener des actions site par site, mais de mettre en place un système. Pourriez-vous formuler des propositions concrètes ?
Monsieur Picot, le président de Lubrizol a comparé l'incendie à celui d'une habitation. Ces propos nous ont choqués. Qu'en pensez-vous ? Mme Buzyn nous a dit que la combustion des molécules empêchait de retrouver les substances initiales dans l'environnement. Quelles sont vos réflexions à ce propos ? J'aimerais enfin connaître votre point de vue sur la problématique des effets cocktail.
Je n'ai pas dit que nous n'avions pas de culture du risque, mais seulement que le risque est sorti du domaine de compétence de nos outils, et que sa prise en compte impose une réflexion système et non installation par installation.
L'argument selon lequel « ça vient de l'extérieur, donc ce n'est pas nous » montre qu'il y a un problème de philosophie et de politique générale de gestion des risques. Nous n'en sommes plus là aujourd'hui.
Dans les années 1970, l'étude pionnière menée sur la zone de Canvey Island dans l'estuaire de la Tamise portait sur l'ensemble des interactions et des risques. J'ai assisté à des réunions très intéressantes avec les populations et la British Gas, qui ont permis de mettre au jour un certain nombre de problèmes de communication. Par exemple, il avait été dit aux écoles qu'en cas d'intoxication, il suffisait, s'il s'agissait d'un gaz léger, de placer les élèves sous les tables. Mais comment déterminer le type de gaz en cause ?
Il faut ouvrir des espaces de discussion avec les populations. Par exemple, lorsqu'un exercice est organisé, il faudrait interroger les directeurs d'école et d'hôpitaux pour savoir ce qui leur serait utile.
Il faut développer une forme de confiance dans l'apprentissage collectif pour aider les gens à aller au-delà des évidences du moment.
En 2001, 80 centimètres de neige sont tombés sur l'autoroute A8 en deux heures. Une fois la crise passée, nous avons invité tous ceux qui le souhaitaient à participer à une réunion. Les participants ont formulé des propositions d'une richesse fantastique. C'est une philosophie appliquée concrètement sur le terrain, par petits morceaux, et non à coup de grandes déclarations.
Le président de Lubrizol aurait dû s'informer auprès de ses pompiers, puisqu'il en a ! Ils lui auraient dit qu'en cas d'inondation chez un particulier, en général, ils n'ont qu'à pomper l'eau. En revanche, la même intervention dans une usine chimique où sont stockés des produits qui réagissent violemment avec l'eau nécessite des moyens totalement différents. Une telle déclaration est d'autant plus surprenante que le président de Lubrizol dispose de services de communication.
Par ailleurs, Mme Buzyn est une brillante biologiste, mais elle a dû oublier quelque peu la chimie ! De fait, les listes de produits qui ont été distribuées étaient totalement inexploitables. Parmi les huiles présentes sur le site, certaines contenaient de l'azote, qui, en brûlant, peut donner de l'ammoniac, puis des oxydes d'azote. Le préfet avait d'ailleurs tout de suite fait remarquer que les premières analyses d'air réalisées montraient la présence de dioxyde d'azote. Du reste, dans les villes, les moteurs diesel sont une des sources les plus importantes de dioxyde d'azote.
Une deuxième catégorie, de loin la plus abondante, est celle des produits soufrés. Le soufre donne d'abord de l'hydrogène sulfuré, très toxique, qui s'oxyde immédiatement en anhydride sulfurique, le SO2, qui est un irritant. La présence de SO2 a été détectée très vite.
Enfin, et c'est à mon sens le plus problématique, une grande partie de ces huiles contenaient des phosphates, qui en brûlant, donnent de l'acide phosphorique puis de l'anhydride phosphorique qui a une odeur âcre. Or les médias ont immédiatement signalé, après le deuxième accident, non pas une odeur d'oeuf pourri comme après le premier, mais bien une odeur âcre.
Je pense que la direction de Lubrizol a voulu garder le secret.
La préfecture était parfaitement au courant. La direction de Lubrizol savait ce que contenaient ses dépôts, et le ministère de l'environnement, par le biais de ces ingénieurs des sites classés, le savait aussi parfaitement.
Parce que la communication, ce n'est pas leur truc !
Il est possible que les autorités, publiques ou privées, sachent et ne communiquent pas, mais, dans ce type d'affaires, il y a parfois des angles morts complets.
À la suite de l'accident ferroviaire de Mississauga, en 1978, 216 000 personnes ont été évacuées parce que, contrairement aux recommandations, un wagon de chlore avait été placé entre un wagon de propane et un wagon de gaz. Or on s'est aperçu ensuite que, grâce à l'incendie énorme causé par les hydrocarbures, le chlore n'a pas posé de problème.
Les questions ont-elles seulement été posées ? Seule la main courante pourrait nous permettre de savoir qui a posé quelles questions à quel moment. Peut-être que tout était clair du côté de Lubrizol, mais peut-être que non ; je ne le sais pas. Peut-être que sur le moment, on ne savait pas et qu'on n'a pas cherché à savoir. Dans des univers aussi flous et incertains, la vraie question-clé est : « qu'est-ce que je ne sais pas ? »
Monsieur Picot, la directrice générale de l'Agence régionale de santé (ARS) nous a dit qu'il n'était pas nécessaire de faire réaliser de scanners pulmonaires pour recherche d'amiante, car il n'y en avait pas dans l'air.
C'est un peu désolant. Du fait de mon vécu, j'ai beaucoup de mal à faire confiance à l'ARS. Je me suis intéressé au problème des mines abandonnées : toutes les enquêtes menées par l'ARS se concluent par : « Circulez, il n'y a pas de problème. » C'est un peu désespérant.
S'agissant de l'amiante, il n'est pas question de faire des fibroscopies. Mais il aurait été mille fois plus utile de contrôler l'état pulmonaire des pompiers que d'analyser leurs transaminases.
Oui, en particulier si des pompiers sont pré-asthmatiques. Il faut toutefois être conscient que les pompiers sont sélectionnés pour leur condition physique. Alors effectivement, ils résistent !
Monsieur Picot, l'amiante est interdite depuis 1997. Ce n'est donc pas un sujet si l'ensemble des couvertures date d'après 1997. Il faut être précis pour ne pas faire naître de fausses inquiétudes. Si le fibrociment date d'avant 1997, la chaleur peut-elle fragmenter l'amiante et générer des particules fines d'amiante ?
Monsieur Lagadec, comment ne pas polluer l'information si l'on a recours à des canaux tels que les réseaux sociaux ?
Les bouteilles comprimées ont explosé et sont parties comme des fusées, si bien que l'on a retrouvé des morceaux de fibrociment à deux kilomètres de l'incendie. Si ces derniers ne présentent aucun danger, leur pulvérisation a fait tomber une pluie de particules. C'est pourquoi le suivi des personnes qui sont intervenues aurait dû être respiratoire avant d'être hépatique.
Oui, les services qui sont intervenus ont dosé des quantités non négligeables d'amiante.
Les réseaux sociaux impliquent une nouvelle donne. Il faut donc être compétent en la matière. De nombreuses préfectures, les sapeurs-pompiers, des réseaux citoyens s'y mettent.
Le fake va devenir structurel. Comme il y a beaucoup d'angoisse, cela va se compenser par beaucoup de faux sur les réseaux sociaux. Sachant qu'on ne pourra pas l'éteindre, le problème numéro un est de ne pas favoriser le phénomène. Cela suppose d'entretenir un terrain de confiance en permanence. « We know, we do, we care, we come back » : telle est la règle de la cellule nationale de crise belge.
Il y a deux semaines, une firme canadienne a eu un grave problème en Afrique. Dans son premier communiqué, elle indiquait l'état de la situation, mais elle prévenait aussi que ce premier communiqué se révélerait peut-être faux et qu'elle y reviendrait le plus rapidement possible, dès qu'elle aurait de nouvelles informations.
Cela n'empêchera pas qu'il y ait du fake, mais au moins, on ne laisse pas le champ complètement libre.
Monsieur Lagadec, la détection des erreurs pose un problème culturel, notamment vis-à-vis de l'autorité préfectorale. J'apprécie vos propos, mais ils soulèvent de nombreuses questions, y compris de formation.
Quelles sont les défaillances dans la tenue de nos sites à haut risque et comment y remédier ?
Dans les années 1970-1980, on a mis en place des révolutions en termes de compétences et d'analyse des systèmes à risques. Quand je vois les pertes de compétences dans certaines affaires emblématiques, je ne suis pas sûr que nous soyons encore dans cette dynamique.
Quand le patron de Facebook déclare qu'il ne se présentera pas devant une commission d'enquête au motif que la sécurité est le problème de l'État et non le sien, il me semble que nous sommes sur un trend dangereux, et je dis attention pour la tenue de nos systèmes à risque.
Monsieur Picot, pensez-vous qu'il y ait un risque chronique du fait des suies pour les pâtures, l'eau et les animaux ? Est-il possible que des conserves soient contaminées ?
Mon opinion personnelle est que les risques immédiats, donc aigus, concernent toutes les personnes qui sont intervenues tout de suite, et que ces personnes devraient être suivies.
Les suies sont des mélanges complexes qui contiennent des hydrocarbures quelques fois très dangereux, comme le benzène, qui peut causer des leucémies chez l'homme, et des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dont certains sont des cancérogènes à long terme chez l'homme.
Les analyses ont rapidement montré que les suies contenaient notamment un marqueur, le benzoapyrène, qui est un cancérogène avéré chez l'homme. J'ai été étonné de constater qu'on ne l'avait pas trouvé dans les premières analyses, alors qu'il est présent dans les suivantes, bien qu'en quantité extrêmement faible.
Ce cancérogène pénètre d'abord par voie pulmonaire, mais surtout par contact avec la peau. Les agriculteurs qui ont manipulé à mains nues des produits contenant de la suie ont été exposés, mais nous sommes incapables d'évaluer cet impact.
La presse a mis en avant le problème des dioxines. Les huiles présentes sur le site contenant peu de produits chlorés, on a dit qu'il n'y avait pas de dioxines. Mais les parois des bâtiments étaient en PVC, qui est le meilleur donneur de dioxines. On était donc encore une fois à côté de la plaque !
Les dioxines sont un bon marqueur, car elles ne se transforment pas dans l'organisme et que leur demi-vie est d'environ 20 ans. Contrairement aux hydrocarbures, que le corps élimine dans les urines, les dioxines se retrouvent dans le lait et les graisses.
La question que vous posez est complexe : que fait-on quand on ne connaît pas les effets à long terme ?
J'ai étudié le cas de l'incendie de Villeurbanne en 1986. Une fuite importante de polychlorobiphényles (PCB) avait alors suscité l'inquiétude. En laissant les experts s'exprimer devant la presse et les populations, le préfet Gilbert Carrère avait quasiment mis fin à toute inflation verbale.
Il faut donc naviguer entre la négation de toute retombée et l'évacuation de Marseille quand il se passe peut-être quelque chose à Rouen... Le terrain restera marqué par beaucoup d'incertitudes. Ce qui compte, c'est la qualité du pilotage : ce n'est pas parce que j'ai l'autorité que j'ai la connaissance finale et le monopole de la décision. Il faut tenir cette ligne de crête.
Il faut déjà que la question soit ouverte. Si elle est ouverte, nous pouvons réfléchir ensemble aux erreurs à ne pas commettre et au cône de pertinence de l'action.
Pour vous répondre au sujet des récoltes, en la matière, il me semble que le Gouvernement a été à la hauteur. À long terme, ce n'est peut-être pas pour les bovins, mais pour les abeilles qu'il faut s'inquiéter.
Monsieur Lagadec, pourriez-vous revenir sur le travail que vous aviez engagé avec le préfet Frémont ?
Monsieur Lagadec, j'ai vécu l'épisode mercaptan en tant que maire : absence de communication, flou total... Pourriez-vous préciser comment vous concevez l'aide stratégique aux dirigeants que vous évoquez dans l'article que vous nous avez communiqué ?
Monsieur Picot, fallait-il autoriser la reprise de l'activité d'une partie du site ? Une telle décision ne faisait-elle courir aucun risque aux salariés ?
Le travail que j'ai entrepris avec le préfet Frémont se nommait « Nouvelles crises, nouvelles attitudes ». Nous réunissions environ 25 préfets, que je rencontrais en amont pour savoir quels cas ils pourraient évoquer. Nous avons notamment organisé un séminaire « Tempête 1999 » et un séminaire « Erika ».
L'idée n'était pas de regarder le plan Orsec pour y trouver les réponses, mais de mettre en commun la capacité de poser des questions sur des situations qui sortent de notre cadre d'analyse. Le dispositif « force de réflexion rapide » est un groupe qui doit s'interroger en permanence sur quatre questions : de quoi s'agit-il ? Quels sont les pièges ? Qui sont les acteurs ? Quelles combinaisons d'invention immédiate devons-nous mettre en oeuvre tout de suite ?
Est-ce compatible avec la réduction des moyens humains qui sont mis à la disposition des préfectures ?
Il faut se débrouiller. Cela peut très bien se faire au niveau national. Par exemple, deux ou trois personnes de la cellule interministérielle de crise (CIC) pourraient être formées. Leur rôle serait d'attirer l'attention sur la nécessité non pas seulement de stopper l'hémorragie ou de communiquer des éléments rassurants, mais d'analyser la situation, de poser des questions... Si on y est préparé, ce genre d'intervention peut être très rapide.
Ce n'est pas dans notre culture, parce que le rôle de la CIC, tel que fixé dans les textes gouvernementaux, est d'anticiper ; or l'anticipation peut freiner ce type de démarche. La force de réflexion rapide peut mettre par terre toute la conception de l'intervention. La lecture même de l'affaire peut vous échapper : vous êtes dans une logique de sapeurs-pompiers, certes nécessaire, alors que le premier problème est un problème de santé publique.
Monsieur Picot, fallait-il rouvrir partiellement l'usine de Lubrizol ? Que faudrait-il faire en matière de suivi de la population pour mesurer l'impact de l'incendie ?
Pour compléter ce que vient de dire Patrick Lagadec, mon collègue Jean-François Narbonne propose la mise en place auprès de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) d'un groupe d'experts de différents domaines, par exemple notre association dans celui de la chimie ou de la toxicologie, capable de donner un avis immédiat. Notre association, en 2013 comme en 2019, aurait été capable d'indiquer immédiatement la nature des produits et, en 2019, celle des produits de combustion. On n'a parlé en 2019 que des produits stockés, mais on s'en moque ! Le véritable problème, c'est la combustion. Nous sommes vraiment à côté de la plaque... Il faut toujours dire la vérité, c'est important.
Fallait-il ou non rouvrir l'usine Lubrizol ? Seuls deux petits ateliers ont été rouverts. À mon sens, ce n'est pas grave du tout. C'est en revanche catastrophique d'un point de vue médiatique. Les gens vont dire qu'on ne leur dit rien sur ce qu'il faut faire, mais qu'on rouvre. Cette réouverture est juste pour les médias.
En matière de suivi, je pense qu'il faudrait faire des enquêtes non pas épidémiologiques, mais au moins assez précises de la population impactée.
Il appartient au ministère de la santé, aux agences régionales de santé de dire ce qu'il faut faire ; c'est leur travail.
Sur l'amiante, nous avons du recul. On sait que les gens exposés à l'amiante peuvent développer un mésothéliome vingt, trente ou quarante ans plus tard.
Absolument. Nos systèmes se saturent très vite. C'est très mauvais d'être exposé à des concentrations très fortes pendant un temps très bref.
Nous vous remercions, messieurs, d'apporter des réponses écrites aux questionnaires qui vous ont été soumis et de nous transmettre tout document qui pourrait nous être utile, ainsi que toute proposition opérationnelle que vous auriez à formuler sur l'ensemble des aspects qui ont été évoqués ce matin. Nous sommes preneurs afin de remédier aux dysfonctionnements que nous avons observés.
Je vous ai apporté un document de présentation de notre association, dans lequel nous faisons le parallèle, en termes de communication, entre ce qui s'est passé en 2013 et en 2019. C'est très intéressant. On constate que les recommandations que nous avions alors formulées n'ont pas été mises en oeuvre, à l'exception de la mise sur pied d'un service d'intervention rapide.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 20.