Intervention de Agnès Buzyn

Réunion du 28 janvier 2020 à 15h00
Bioéthique — Article 10 bis

Agnès Buzyn :

Il ne faut pas avoir d’a priori, monsieur le président…

Effectivement, le Gouvernement présente lui aussi un amendement de suppression de cet article, ajouté par la commission spéciale, qui permet la réalisation de tests génétiques généalogiques. Je souhaite exposer les raisons qui amènent le Gouvernement à être profondément défavorable à cette possibilité.

Le législateur a circonscrit, dès les premières lois de bioéthique de 1994, le recours aux examens génétiques. Ainsi, les finalités de ces examens sont limitées : ces tests peuvent être entrepris uniquement à des fins médicales ou de recherches scientifiques ainsi qu’à des fins judiciaires. Des garanties spécifiques entourent la réalisation de ces examens, quelles qu’en soient les finalités.

Lorsque le cadre est médical, le parcours de soins est très encadré et la discussion entre le médecin et le patient qui réalise le test est au cœur du processus. En recherche, les contraintes spécifiques pèsent sur les chercheurs, comme cela apparaît à l’article 18 de ce projet de loi.

Lorsque ces tests sont effectués à des fins judiciaires, seul un juge peut en ordonner la réalisation dans le cadre de mesures d’enquête ou d’instruction diligentées lors d’une procédure judiciaire.

Par ailleurs, toute discrimination sur des caractéristiques génétiques est bien entendu interdite, notamment dans le cadre des relations de travail. Les banques et les assurances ne peuvent pas prendre en compte ces caractéristiques, même si elles leur sont volontairement transmises par la personne concernée.

Je sais que ces tests génétiques, généalogiques, connaissent un fort développement à l’étranger et que certains de nos concitoyens y ont recours, malgré leur interdiction en France. Ces tests exposent à une multitude de risques peu connus, qui constituent toutefois une menace sérieuse pour la vie privée des consommateurs.

Les premiers risques qui peuvent être cités sont liés à l’incertitude sur la précision et la fiabilité des résultats obtenus. La qualité des résultats dépend des bases de données de référence utilisées pour comparer l’ADN avec un ADN de référence. Cela dépend notamment des tailles des échantillons dont disposent ces industriels, des types de population dont ils disposent dans leur base de données, des critères mobilisés pour créer des catégories, qualifier et délimiter des groupes de comparaison. Cela dépend aussi évidemment des algorithmes qu’ils ont mis au point. Cela explique les différences de résultats que l’on obtient en fonction de la marque du test utilisé.

Même les meilleures bases de données actuelles ne représentent qu’un échantillonnage très médiocre de la diversité génétique humaine mondiale. Ce manque de fiabilité transparaît dans les divergences de résultats obtenus pour un même ADN qui est envoyé à différents laboratoires.

Par ailleurs, les résultats obtenus sont potentiellement trompeurs, à tout le moins purement indicatifs. En effet, l’utilisation de populations contemporaines et non ancestrales pour la comparaison avec les ADN individuels testés ne fait qu’ajouter à la complexité des résultats et à leur interprétation.

Ces tests sont abusivement appelés tests d’origine ou d’ancestralité, mais ne révèlent pas d’où vient notre ADN dans le passé. Ils révèlent plutôt dans quelle mesure il ressemble à des ADN présents aujourd’hui sur la planète. Ces résultats imprécis et partiels ne sont donc à considérer qu’à titre indicatif.

Toutefois, bien au-delà de ces résultats non fiables, je tiens à alerter nos concitoyens et les législateurs que vous êtes sur les risques encourus. Ces tests sont également parfois utilisés à partir des données recueillies et exploitées à des fins commerciales. Nous ne sommes donc pas sûrs du respect de la protection de la vie privée, pas plus que de la confidentialité des données et il y a un manque de clarté sur les conditions générales de vente.

Par ailleurs, et c’est une utilisation que vous prévoyez, mesdames, messieurs les sénateurs, certaines entreprises offrent un service facultatif, en proposant à leurs utilisateurs de rechercher dans leur base privée de données d’autres usagers qui leur sont génétiquement similaires ou de préciser, pour chacun, leur degré de parentalité. Si cette recherche est utilisée par les personnes conçues à partir d’un don de gamètes ou de personnes adoptées nées sous X souhaitant, à partir d’une enquête généalogique et de déductions, retrouver leurs origines biologiques, ce service conduit parfois à des révélations inattendues au sein des familles, d’autant que les autres membres de la famille qui peuvent partager ce patrimoine génétique ne sont pas informés de la réalisation de ces tests et n’y ont donc pas consenti.

En outre, ces tests peuvent être volontairement détournés pour confirmer ou infirmer une paternité ou des liens de parenté.

Aux États-Unis, le Pentagone a également pris position sur ces tests, les militaires ayant fait l’objet de publicité de la part des sociétés qui les commercialisent. Une note visant à mettre en garde les soldats américains contre leur utilisation leur a été adressée par le secrétaire adjoint de la défense pour le renseignement. Elle mérite que l’on s’y attarde.

Cette note prévient que les tests ADN commerciaux, particulièrement non régulés, sont de nature à révéler des informations personnelles et génétiques, et pourraient avoir des conséquences imprévues pour les forces armées et leurs missions, ainsi que sur la carrière des militaires américains. Elle précise également que l’exposition d’informations génétiques sensibles à des tiers pose des risques personnels et opérationnels. La crainte des responsables du Pentagone est de voir tomber les données génétiques de ces soldats entre de mauvaises mains.

Cette note explique encore que la communauté scientifique est de plus en plus préoccupée par le fait que des tiers exploitent l’utilisation des données génétiques à des fins discutables, y compris la surveillance de masse et la possibilité de suivre les individus sans leur autorisation ou sans qu’ils en aient connaissance.

Par ailleurs, ces tests sont susceptibles de déceler de manière involontaire des marqueurs de certaines maladies et affections génétiques qui pourraient finir par affecter la carrière d’un militaire, comme celle de chacun d’entre nous, a commenté un porte-parole du Pentagone.

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous le comprenez : le risque est réel. Il est grave. Il constitue une véritable menace pour nos sociétés. L’ADN est une donnée fort utile pour qui cherche à trier, sélectionner, discriminer et assigner à des individus une identité figée sur la base d’informations biologiques pouvant être présentées comme scientifiques.

Si la lecture de la séquence d’un génome humain ne pose aucune difficulté – elle est même clairement démocratisée, si je puis dire –, son interprétation reste très complexe et dépend notamment des bases de données auxquelles on compare le génome ou les parties du génome que l’on examine. Elle doit être justifiée par des objectifs légitimes, notamment médicaux, et ne peut l’être uniquement par un pseudo-intérêt récréatif, qui peut entraîner des conséquences néfastes pour l’intéressé comme pour sa famille.

Il nous semble que ces tests n’ont de récréatif que le nom. Il n’y a pas de situation simple avec les tests génétiques. C’est pourquoi leur réalisation est très encadrée et très accompagnée en France.

À cet égard, il faut rappeler que le Conseil d’État a estimé, dans son étude « bioéthique » de 2018, que l’interdit visant des assurances « serait plus difficile à préserver dès lors que l’accès à l’information serait libéralisé et le séquençage banalisé ».

Nous devons nous positionner de façon rationnelle et raisonnable pour la responsabilisation des professionnels intervenant dans ce secteur, comme des consommateurs parfois attirés par ces nouveaux produits, en prenant en compte notre modèle bioéthique à la française, qui protège avant tout les droits et la liberté des individus.

La voix d’équilibre à privilégier nous paraît celle du maintien de notre cadre actuel, très protecteur en matière de génétique, a fortiori alors que nous permettons aux personnes nées d’AMP (assistance médicale à la procréation) avec tiers donneur d’accéder légalement à l’identité de ce donneur. C’est en garantissant ces limites aujourd’hui que nous pourrons ouvrir demain des développements, notamment issus d’une recherche bien encadrée, qui seront véritablement source de progrès médical et scientifique pour nos concitoyens.

Mesdames, messieurs les sénateurs, pour toutes ces raisons, je vous invite à voter en faveur de cet amendement de suppression proposé par le Gouvernement.

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