Intervention de Thani Mohamed Soilihi

Réunion du 4 février 2020 à 14h30
Droits des usagers des transports en cas de grève — Discussion générale

Photo de Thani Mohamed SoilihiThani Mohamed Soilihi :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous nous accorderons sur un point : les sujets qui nous réunissent aujourd’hui sont complexes. J’emploie le pluriel à dessein : il traduit la réalité des enjeux que soulève cette proposition de loi et qui doivent, tous, être considérés par le législateur que nous sommes.

Tout d’abord, un constat, que nous partageons avec les auteurs de la proposition de loi. La grève qui a frappé les services publics de transport à la suite de la mobilisation du 5 décembre dernier a pesé sur notre pays. Elle a pu, en particulier, léser les plus modestes, ceux qui ne disposent pas de moyen de transport alternatif, ceux dont l’emploi ne permet pas toujours d’avoir recours au télétravail.

Dans le même temps, il y a le droit. Et, plus spécifiquement, le droit de grève. Celui-ci s’exerce « dans le cadre des lois qui le réglementent » et qui doivent, conformément à la jurisprudence constitutionnelle, le concilier avec d’autres droits fondamentaux, tels que la continuité du service public, et cela dans une logique de proportionnalité.

C’est justement dans ce cadre que le législateur est intervenu en 2007, avec la loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres.

Voilà d’où part la présente proposition de loi, mes chers collègues. D’une réalité complexe, donc, à laquelle nous devons appliquer, autant que faire se peut, une approche nuancée, qui ne soit réductible ni à un « réflexe » ni à une « démangeaison législative », pour reprendre les mots de Guy Carcassonne.

Or le texte, déposé juste avant les mouvements de grève du mois de décembre 2019, ainsi que son évolution après examen en commission, laisse à penser qu’il s’agit là d’une « réponse » plutôt que d’une « solution », pour poursuivre avec la terminologie précitée.

Initialement, la proposition de loi prévoyait ainsi la définition légale d’un service minimum de transport terrestre, maritime et aérien de personnes, correspondant à un tiers du service normal. Était également prévue la réquisition des personnels non grévistes par les entreprises de transport en cas d’impossibilité d’assurer ce niveau de service.

Le dispositif a nécessairement été assoupli lors de l’examen en commission. En effet, il n’apparaissait pas proportionné et présentait donc un risque sur le plan de sa constitutionnalité.

Par ailleurs, il privait de leur faculté d’appréciation les AOT, qui, dans de nombreux cas, relèvent de l’échelon territorial.

Or, nous le savons bien au sein de cette assemblée, cette faculté d’appréciation qu’ont les AOT est pertinente, car elle est fondée sur une connaissance du territoire et des besoins de la population. Elle apparaît par là même comme une condition nécessaire au caractère proportionné des limitations du droit de grève.

Finalement, après assouplissements, le texte que nous examinons aujourd’hui dispose, comme c’est actuellement prévu par le code des transports, qu’il revient à chaque AOT de déterminer le niveau de service minimum.

Autres assouplissements : la suppression de l’amende prononcée par l’AOT à l’encontre des entreprises de transport, ou encore le rétablissement de la définition contractuelle des modalités pratiques de remboursement.

Enfin, la faculté de réquisition est conservée, mais ne peut intervenir qu’après injonction de l’AOT, qui ne peut elle-même être prononcée qu’après un délai de carence de trois jours.

L’évolution importante dont a fait l’objet la présente proposition de loi témoigne d’un déficit de recul. Or le temps de la réflexion, cher à la Haute Assemblée, est indispensable à l’analyse d’une situation complexe ayant des implications juridiques et pratiques non négligeables. D’autant que le niveau de service minimum défini par l’AOT serait désormais au fondement d’une faculté de réquisition du personnel, ce qui implique une attention particulière au regard du droit constitutionnel.

L’extension, en commission, de l’obligation d’exercer le droit de grève pendant toute la durée du service peut également poser question, eu égard à la différence de situation des salariés des entreprises de transport et des fonctionnaires territoriaux. Cette mesure aurait dû impliquer, en tout état de cause, une étude de son impact juridique.

Nous pourrons probablement trouver un point d’accord sur la nécessité de mener une réflexion quant au bilan de la grève qu’a connue notre pays ces dernières semaines. Mais, justement, une telle réflexion ne peut qu’être approfondie et s’inscrire dans un temps réfléchi et apaisé.

Le droit en vigueur offre à ce titre un levier, en prévoyant que les entreprises de transport établissent un bilan annuel, détaillé et rendu public des incidences financières de l’exécution des plans de transport. Il est même précisé qu’elles doivent dresser la liste des investissements nécessaires à l’amélioration de la mise en œuvre de ces plans.

Aussi, mes chers collègues, force est de constater qu’il n’y a pas de vide juridique en matière de continuité du service public des transports. La loi de 2007 mentionnée précédemment permet d’organiser le service en amont, pendant et en aval des perturbations prévisibles du trafic, dont la grève est une composante.

Est notamment prévue la définition d’un plan de transport adapté aux dessertes prioritaires, ainsi qu’un accord collectif de prévisibilité du service applicable. Notons que cet accord va jusqu’à organiser la réaffectation des personnels non grévistes, en fonction des besoins du service concerné.

Soulignons également, à titre d’exemple particulièrement significatif, l’existence du contrat entre la RATP et Île-de-France Mobilités, qui prévoit la mise en œuvre d’un service minimum équivalant à 50 % du service normal.

Ainsi, avant d’entreprendre toute démarche législative, réfléchissons attentivement à la mise en œuvre du droit en vigueur, telle que les récents mouvements sociaux nous l’ont donnée à voir.

Plus spécifiquement, axons cette réflexion sur les négociations conventionnelles et le dialogue social. Cette dimension sociale constitue en effet un véritable « hors champ » du texte initial, alors même qu’elle est centrale dans la loi de 2007 et qu’elle se trouve au fondement de la mise en œuvre du service minimum. Il est difficilement envisageable de changer de paradigme sans étudier l’impact que cela aurait ou sans même consulter les personnes morales aujourd’hui compétentes.

Pour conclure, mes chers collègues, ne dressons pas de vaines oppositions entre ceux qui, soutenant la proposition de loi, seraient pour l’ordre et du côté des usagers, et ceux qui, exprimant des réserves sur le texte, seraient en faveur du blocage du pays et de la dégradation de la situation.

En effet, la vocation de la loi est d’être non pas performative, mais bien normative. Dire qu’une proposition de loi « répond aux besoins essentiels du pays en cas de grève » ne revient pas à répondre de manière effective aux besoins essentiels du pays en cas de grève.

En témoignent les évolutions de la proposition de loi : lors de son examen en commission, le dispositif s’est justement révélé peu proportionné aux besoins pourtant mentionnés dans son intitulé. De même, ne pas voter un texte ne revient pas nécessairement à s’opposer à son objet. L’enjeu est dans le contenu normatif.

Ainsi, une approche nuancée n’est pas réductible à une position tiède, fébrile ou circonstanciée politiquement. En tant que législateur, nous devons être à la hauteur du réel et de sa complexité, ne pas confondre précipitation et réactivité.

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