Chers collègues, nous sommes saisis en nouvelle lecture de la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet. Ce texte, vous le savez, vise à lutter contre la propagation de certains « discours de haine » sur internet. Il renforce les sanctions pénales encourues par les grandes plateformes qui ne retireraient pas certains contenus illicites 24 heures après leur signalement. Il met également en place une régulation administrative des grandes plateformes, sous l'égide du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), qui serait chargé de contrôler le respect des nouvelles obligations de coopération et de moyens mises à leur charge. Il facilite enfin, à la marge, l'organisation de la réponse judiciaire et promeut certaines actions de prévention en milieu scolaire.
Partageant l'objectif poursuivi par ce texte, le Sénat a abordé son examen en première lecture dans un esprit ouvert et constructif ; en témoignent les nombreuses améliorations adoptées par la commission et en séance grâce aux amendements émanant de la quasi-totalité des groupes politiques de notre assemblée. Nous avons tenté de tenir une délicate ligne de crête entre, d'une part, la protection des victimes de haine et, d'autre part, la protection de la liberté d'expression telle qu'elle est pratiquée dans notre pays.
Examiné - hélas ! - selon la procédure accélérée, ce texte n'a fait l'objet que d'une seule lecture par l'Assemblée nationale, puis par le Sénat avant la réunion d'une commission mixte paritaire. Cette précipitation, que nous avons déplorée, a desservi le rapprochement des positions, et elle ne semble sérieusement justifiée par aucune contrainte de calendrier. Malgré un travail constructif entre rapporteurs, la principale divergence avec les députés tient à la rédaction retenue par l'Assemblée nationale pour l'article 1er, qui crée un délit de non-retrait en 24 heures des contenus haineux, et ce en dépit d'un large consensus sur la nécessité de renforcer la régulation des plateformes et d'encourager la prévention et l'efficacité des sanctions contre les auteurs de haine en ligne.
Preuve d'une large convergence de vues entre les deux chambres, l'Assemblée nationale a conservé, lors de la nouvelle lecture, de nombreux apports du Sénat.
Les modalités générales de notification des contenus illicites aux hébergeurs, en application de la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN), ont été précisées afin d'être rendues plus aisées pour les internautes, tout en restant pleinement respectueuses du droit européen. Les principaux apports du Sénat pour sécuriser juridiquement la régulation des grandes plateformes et la rendre plus conforme au droit européen ont été conservés. Nous avons ainsi précisé les nouvelles obligations de moyens, strictement proportionnées à l'objectif de préservation de la dignité humaine, en interdisant toute obligation de surveillance générale des réseaux. Nous avons aussi renforcé les pouvoirs de contrôle - accès aux algorithmes - et de sanction du CSA - publicité des décisions, quantum des amendes administratives.
Consensuelles entre nos deux chambres, les dispositions relatives à l'éducation et la prévention de la haine en ligne et celles qui sont destinées à renforcer l'efficacité des sanctions judiciaires des auteurs de contenus illicites - spécialisation du parquet, injonction - n'ont fait l'objet que de corrections formelles.
Enfin, ont été conservées ou confortées les mesures introduites par notre assemblée pour lutter contre le financement des sites haineux - « follow the money » -, en limitant la publicité susceptible d'y être diffusée, pour lutter contre la viralité, en encourageant les plateformes à limiter les fonctionnalités de partage et l'exposition du public aux contenus signalés, et pour consacrer dans la LCEN la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la mise en jeu de la responsabilité civile et pénale des hébergeurs.
Notre principale divergence concerne, comme je l'ai dit, le délit de non-retrait en 24 heures de contenus haineux, dispositif pénal que nous avons jugé juridiquement inabouti, contraire au droit européen et déséquilibré au détriment de la liberté d'expression. L'Assemblée nationale a rétabli en nouvelle lecture la création de ce nouveau délit, tout en le modifiant encore une fois. Ainsi, les types de contenus haineux concernés par l'obligation de retrait ont encore changé ! En sont désormais exclues les infractions de traite des êtres humains, de proxénétisme, ainsi que l'exposition des mineurs à des messages violents, incitant au terrorisme, ou à des jeux dangereux, seule l'exposition des mineurs à des messages pornographiques étant conservée. La peine de prison a été supprimée, au profit d'une amende. Le critère d'intentionnalité du délit de non-retrait de contenu haineux a été précisé, et l'infraction serait désormais explicitement constituée même en cas de simple négligence.
De façon inopinée, les députés ont introduit en séance, à l'initiative du Gouvernement, la nouvelle obligation pour tout hébergeur ou éditeur, quelle que soit l'importance de son activité, de retirer en une heure les contenus à caractère terroriste ou pédopornographique notifiés par l'administration, sous peine de lourdes sanctions pénales.
Il importe de rester ferme sur la défense de la liberté d'expression et de lutter plus efficacement contre les ressorts de la haine en ligne. Les hésitations des députés et les nouvelles modifications apportées au dernier moment à un dispositif pénal pourtant déjà largement amendé par eux en première lecture sont bien la preuve de son caractère encore inabouti. Je vous proposerai donc plusieurs amendements pour confirmer l'approche du Sénat en première lecture.
Premièrement, sur le retrait en 24 heures des contenus haineux par les grandes plateformes, il faut privilégier une obligation de moyens sanctionnée par le régulateur. Le Sénat ne s'est évidemment pas résolu à l'inaction face aux grandes plateformes, mais il privilégie les solutions qui conservent toute leur place à la puissance publique, par le biais de la régulation du CSA, plutôt que des innovations incertaines déléguant toujours plus aux géants américains du numérique la police de la liberté d'expression.
Tout en refusant de créer ce nouveau délai couperet pénalement sanctionné au moindre manquement, le Sénat a réaffirmé, en première lecture, que le délai de 24 heures pour le retrait d'un contenu manifestement haineux doit être un objectif à atteindre pour les grandes plateformes, consacrant ainsi une obligation juridique de moyens. Le régulateur se voit d'ailleurs confier à cette fin de solides pouvoirs de contrôle et de sanction - l'amende administrative pouvant aller jusqu'à 4 % du chiffre d'affaires annuel - afin de s'assurer que les plateformes mettent en oeuvre suffisamment de ressources humaines et techniques pour pouvoir remplir cet objectif.
Deuxièmement, concernant le retrait en une heure des contenus à caractère terroriste ou pédopornographique, il faut attendre le règlement européen et écarter l'adoption précipitée d'un dispositif juridiquement fragile ; la gravité du sujet mérite mieux qu'un amendement de dernière minute que personne n'a réellement pu expertiser.
Troisièmement, il convient de prévoir un meilleur encadrement de la conservation des contenus illicites retirés par les hébergeurs en vue de faciliter les poursuites. Leur conservation doit être temporaire, en vue d'une transmission à la justice. Il faut trouver un équilibre délicat entre la facilitation des enquêtes et les contraintes imposées aux hébergeurs.
Quatrièmement, concernant la viralité, les faux comptes, les « fermes à trolls » et l'interopérabilité, je regrette que l'Assemblée nationale ait supprimé du texte plusieurs mesures significatives introduites par le Sénat pour s'attaquer aux ressorts profonds de la diffusion de la haine en ligne - je vous proposerai de les rétablir.
Il s'agit d'abord la possibilité d'introduire une certaine souplesse dans le champ de la régulation du CSA, afin de lui permettre de contrôler et d'imposer des obligations aux sites qui, sans répondre au critère de fort trafic, accentuent fortement la viralité des contenus. Je propose également de réintroduire le dispositif permettant au CSA d'encourager la lutte contre les faux comptes qui, sur les réseaux sociaux, ne sont dédiés qu'à la seule propagation de contenus haineux illicites, les « fermes à trolls ». Enfin, me paraît fondamentale la mission d'encouragement de l'interopérabilité des grandes plateformes confiée au CSA, afin de fluidifier le passage des utilisateurs de l'une à l'autre pour qu'ils puissent réellement choisir celles ayant les politiques de modération des contenus qui leur conviennent le mieux. Je vous inviterai à adopter le texte ainsi modifié.