Intervention de Franck Menonville

Réunion du 6 février 2020 à 14h30
Le foncier agricole : les outils de régulations sont-ils toujours pertinents — Débat organisé à la demande du groupe les indépendants – république et territoires

Photo de Franck MenonvilleFranck Menonville :

Je me réjouis que notre assemblée se saisisse de cette thématique et mène une réflexion sur la pertinence des outils de régulation du foncier agricole.

Dans un ouvrage intitulé Utopie foncière, Edgard Pisani écrivait : « J’ai longtemps cru que le problème foncier était de nature juridique, technique, économique et qu’une bonne dose d’ingéniosité suffirait à le résoudre. J’ai lentement découvert qu’il était le problème politique le plus significatif qui soit parce que nos définitions et nos pratiques foncières fondent tout à la fois notre civilisation et notre système de pouvoir, façonnent nos comportements. »

La politique foncière agricole s’est construite en France après la Seconde Guerre mondiale afin de permettre à notre pays d’atteindre l’autonomie alimentaire. Elle a permis d’encourager l’investissement et d’accroître la productivité. Elle a été renforcée dès la fin des années 1950 par la création de la PAC.

La première véritable politique des structures agricoles est née de la nécessité d’entamer un processus de modernisation de notre agriculture. Elle s’est fondée non seulement sur une politique de marché et de renforcement des filières, mais aussi sur un changement profond des structures d’exploitation agricole.

Les lois d’orientation de 1960 et 1962 ont offert un ensemble cohérent de textes visant à infléchir et à encadrer l’évolution des exploitations, changeant ainsi profondément le paysage agricole et rural français. Ces deux lois ont constitué une étape absolument décisive dans le processus de modernisation de notre agriculture. Elles ont notamment permis la création des Safer (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), en leur octroyant un droit de préemption. Elles ont aussi promu les structures d’exploitation familiale et établi la parité de revenus entre l’agriculture et les autres activités économiques.

Ces transformations supposaient une politique d’aménagement foncier adaptée et des transferts de terres très importants. L’État s’est alors doté d’outils de maîtrise de cette politique foncière.

Il s’agissait d’abord de mettre en valeur le droit d’usage au même titre que le droit de propriété. À cette fin, la loi d’orientation de 1960 s’est appuyée sur le statut du fermage, datant de 1946, en le consolidant et en élargissant notamment les possibilités de modernisation de l’exploitation. Ce statut a encore été complété dans les années 1970, pour conforter la stabilité et la liberté d’investissement des fermiers.

Aujourd’hui, malgré leur consolidation, ces outils de régulation du foncier sont fortement fragilisés par l’évolution de la structuration de notre agriculture, notamment par la progression de diverses formes sociétaires. En effet, les enjeux actuels de la régulation foncière sont multiples. Bien entendu, je ne peux que les évoquer rapidement, tout en gardant à l’esprit leur complexité.

Les exploitations sont moins nombreuses et leur taille est de plus en plus souvent capitalistique. Leurs montants complexifient leur transmission et aggravent les difficultés de l’accession au foncier, laquelle est pourtant essentielle, notamment pour les jeunes agriculteurs. Le développement de l’évolution de la structuration en société rend, dans un certain nombre de cas, les outils de régulation du foncier inopérants. On vend et on achète de plus en plus de parts de société, mais de moins en moins de foncier classique. Force est de constater que ce phénomène est encore plus important dans la filière viticole.

Les exploitations agricoles sont donc portées, le plus souvent, sous des formes sociétaires, comme les GAEC, les EARL, les SCEA ou les SA, complétées par d’autres dispositifs sociétaires concernant plus spécifiquement le foncier et l’immobilier, tels que les GFA et les SCI, entre autres structures.

Ces évolutions ne sont pas négligeables. D’une part, les Safer et, plus largement, la politique des structures sont limitées quant à leur possibilité d’orientation. D’autre part, ces transformations ouvrent la voie à une financiarisation croissante du foncier et à des acquisitions extérieures non contrôlées et non régulées. Elles peuvent entraîner des concentrations foncières très importantes, fragilisant ainsi le tissu agricole et viticole.

S’y ajoute un autre phénomène : le mode classique de faire-valoir indirect, qui permet notamment aux propriétaires bailleurs de louer en fermage leurs terres à des fermiers exploitants, est concurrencé par le travail à façon. Les exploitants font ainsi réaliser leurs travaux agricoles par une entreprise. Cette délégation représente aujourd’hui 12 % des exploitations dites « de grandes cultures ». Cela doit nous inviter à réfléchir à la redéfinition du statut de l’exploitant agricole, réflexion sans doute à relier à la négociation de la nouvelle PAC.

Je souhaiterais développer beaucoup d’autres enjeux, mais, faute de temps, je ne pourrai que les citer. Je pense à l’artificialisation des sols ; au changement climatique et à la gestion de la ressource en eau ; ou encore à d’autres conflits d’usage, en lien avec les énergies renouvelables et les compensations forestières et écologiques, qui sont d’autres sources de pression sur le foncier agricole.

D’autres acteurs interagissent dans l’aménagement foncier. Ainsi, les collectivités territoriales jouent un rôle essentiel dans l’aménagement du territoire, en partenariat avec les EPF (établissements publics fonciers) et les Safer.

Les notaires concourent eux aussi à la transparence du marché. Le notariat français a d’ailleurs consacré son congrès de 2018 au foncier agricole, proposant notamment de fixer de nouveaux objectifs afin d’être en ligne avec les besoins de demain.

Un ajustement législatif nous semble une nécessité incontournable. Il permettrait à nos outils de régulation d’être modernisés et, ainsi, de garder toute leur efficacité.

Notre politique foncière, depuis près de soixante ans, a permis de bâtir une agriculture moderne performante, diversifiée et présente sur l’ensemble du territoire, avec comme fil conducteur l’autonomie et la souveraineté agricole et alimentaire de notre pays.

Mes chers collègues, vous l’avez compris, il y a urgence à se préoccuper de cette question. C’est la raison pour laquelle les élus du groupe Les Indépendants ont souhaité l’inscrire à l’ordre du jour du Sénat. Faisons le vœu que ce débat nous permette d’abord d’évaluer la pertinence des outils de régulation et, ensuite, de trouver les solutions pour les améliorer et les adapter aux réalités d’aujourd’hui.

Il faut limiter les excès tout en laissant à la liberté d’entreprendre toute sa place et sa créativité.

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