Merci de me donner l'occasion de vous apporter quelques éléments d'information sur le rôle de Tracfin en matière de lutte contre les fraudes aux finances publiques, et en particulier contre la fraude fiscale internationale.
Tracfin est un service de renseignement spécialisé et non un service de police. Contrairement à d'autres services de renseignement, nous n'avons pas à aller chercher le renseignement, ni à le rémunérer. Le renseignement vient à nous par le biais du dispositif anti-blanchiment et par le moyen des déclarations de soupçon, de la communication systématique d'informations et des informations qui nous viennent spontanément de nos homologues étrangers.
Tracfin a vingt-cinq ans. À l'origine, sa mission était exclusivement de lutter contre le blanchiment de la criminalité organisée. Après le 11 Septembre, Tracfin a aussi été chargé de la lutte contre le financement du terrorisme.
C'est seulement depuis la transposition de la troisième directive anti-blanchiment - en 2010 - que la lutte contre la fraude fiscale a intégré le dispositif anti-blanchiment. En effet, souvenez-vous que, pour faire accepter l'idée même d'une déclaration de soupçon à l'ensemble des professionnels, notamment au secteur financier, le message politique qui a suivi le sommet du G7 de l'Arche, en 1987, consistait à dire qu'une muraille de Chine serait érigée entre la lutte contre le blanchiment et la lutte contre la fraude fiscale. En clair, on disait : messieurs les banquiers, vous n'avez pas à dénoncer la fraude fiscale, qui n'entre pas dans le champ du dispositif anti-blanchiment !
Depuis 2010, cette muraille de Chine est devenue un mur de Berlin et l'infraction de fraude fiscale est aujourd'hui un sous-jacent du délit de blanchiment que les professionnels assujettis se doivent de signaler à Tracfin.
En matière fiscale, les choses sont toujours plus simples qu'ailleurs : le législateur et le pouvoir réglementaire ont donc défini un cadre spécifique précisant ce qui relève de la fraude fiscale grave et justifie à ce titre un examen en vue d'une déclaration de soupçon.
Le pouvoir réglementaire, par un décret du 16 juillet 2009, pris en application du code monétaire et financier, a défini seize critères alternatifs. L'idée est de repérer tout ce qui relève du offshore, tout ce qui relève de transactions financières avec certains pays à risque. Cela fait partie du corpus réglementaire de ce qui doit être regardé et observé au titre de la lutte contre le blanchiment.
Il ne s'agissait pas seulement d'approvisionner Tracfin en déclarations de soupçon à coloration fiscale, mais de lui permettre de partager et de transmettre cette information aux autorités qui exploitent le renseignement financier. C'est le cas de l'autorité judiciaire, bien évidemment, mais aussi de l'administration fiscale.
C'est donc uniquement depuis 2010 que Tracfin est autorisé à transmettre des informations à l'administration fiscale et, depuis 2012, aux administrations sociales. C'est la raison pour laquelle Tracfin est devenu un acteur clé de la lutte contre les fraudes aux finances publiques.
Vous m'avez interrogé sur les déclarations de soupçon. Elles ont augmenté de 55 % depuis 2013 et ont été multipliées par quatre depuis 2010. Les effectifs de Tracfin, eux, ont été multipliés par deux. On flirte aujourd'hui avec les 45 000 déclarations. Depuis le début de l'année, leur nombre a encore augmenté de 50 %.
Nous constatons donc un mouvement de fond sur toutes les têtes de chapitre : lutte contre le blanchiment, lutte contre la fraude fiscale, lutte contre le financement du terrorisme...
La structure de cette augmentation des déclarations de soupçon demeure classique : 85 % des déclarations proviennent du secteur financier - banques, assurances, etc. -, le reste des autres professionnels assujettis. Parmi ces derniers, la participation des administrateurs judiciaires, par exemple, s'est nettement améliorée. Ce n'est pas le cas de tous les professionnels...
Tracfin est armé pour être efficace en matière de détection. Toutefois, il ne suffit pas d'avoir de l'information, encore faut-il être capable de la traiter, de l'analyser. Il faut savoir analyser les chiffres : les lignes de comptes ne parlent pas toutes seules, même aux experts comptables. Faire parler les chiffres, c'est notre métier.
Il est très important pour nous de disposer d'outils efficaces. Le fait que 25 % des agents de Tracfin soient des inspecteurs des finances publiques recrutés dans les meilleures divisions d'enquête explique que nous soyons capables d'analyser les mécanismes fiscaux et financiers au sein même du service et de comprendre si telle ou telle déclaration correspond véritablement à une fraude.
Nous avons également accès à l'ensemble des fichiers fiscaux, ce qui est très important. Tous les agents de Tracfin ont des clés d'accès sécurisées à l'ensemble des bases fiscales. Cela nous permet par exemple de vérifier si telle ou telle personne a fait l'objet d'une mesure dite de « dégrisement ». Si le flux concerné ne fait pas l'objet d'une mesure de régularisation, nous pouvons alors transmettre l'information à l'administration fiscale sur la base de cet indice de fraude.
Enfin, Tracfin continue de s'adapter en permanence pour assurer cette mission de lutte contre la fraude fiscale : à compter du 1er septembre 2016, je disposerai enfin d'un officier de liaison au sein de la DGFiP pour assurer un meilleur suivi des dossiers transmis.
Un tiers de la forte augmentation des déclarations de soupçon que j'ai évoquée - 18 % l'année dernière, 56 % en 2013, 300 % depuis 2010 - a une coloration, une saveur fiscale.
Nous sommes amenés à enrichir, compléter, analyser des données de plus en plus importantes, diversifiées et précises.
Que deviennent ces informations ? À partir de ces 45 000 déclarations de soupçon, nous avons la capacité de mener une investigation approfondie sur 10 000 dossiers. Toutefois, sur un même dossier, il arrive que nous utilisions 10, 20, 30 ou même 50 déclarations de soupçon. Le ratio n'est donc pas de 10 000 sur 45 000.
Par ailleurs, nous externalisons environ 1 500 dossiers par an : 500 pour la justice, 500 pour l'administration fiscale et les administrations sociales et encore 500 pour les services de renseignement au titre de notre activité de lutte contre le financement du terrorisme.
S'agissant de la lutte contre la fraude fiscale grave, nous avons transmis, en 2015, 410 notes à l'administration fiscale, c'est-à-dire à l'administration centrale de la DGFiP et à la Direction nationale des enquêtes fiscales. Ce chiffre est en augmentation de 12 % par rapport à l'année précédente.
S'agissant de la lutte contre la fraude sociale, nous avons transmis une centaine de dossiers aux organismes concernés.
Nous avons dressé un bilan, fin 2015, du devenir de l'ensemble des 1 355 notes transmises depuis 2010. LA DGFiP nous a indiqué que 1 286 notes avaient fait l'objet d'une vérification fiscale, soit 90 % d'entre elles. Cela montre le caractère pertinent de nos détections aux yeux de l'administration fiscale.
Fin 2015, 700 contrôles fiscaux étaient clôturés et 260 étaient encore en cours. Le montant des droits rappelés par l'administration fiscale sur la base des notes transmises est de 580 millions d'euros, auquel s'ajoutent un peu plus de 200 millions d'euros de pénalités.
Nous travaillons donc sur la détection de fraudes graves. Si nous calculons le ratio - il ne s'agit que d'une moyenne - cela représente un peu plus d'un million d'euros par dossier. Pour lutter contre la petite fraude de quartier, il faudrait multiplier nos effectifs par dix ou vingt... Nous travaillons à la détection de la fraude fiscale organisée.
Comment amener le secteur financier à détecter ce qu'il convient et à prendre en compte les sociétés offshore, ainsi que l'opacité des structures internationales ? Là encore, nous sommes dans une logique partenariale.
Le terme « assujetti » est un terme juridique que je me dois d'utiliser, notamment pour ceux qui ne jouent pas le jeu. Mais nous avons noué une relation partenariale avec ceux qui nous alimentent, à savoir le secteur financier à 85 %.
Cette logique partenariale est la même avec les pouvoirs publics. Nous devons travailler en équipe pour lutter contre la fraude fiscale grave. Nous le faisons avec la Banque de France et avec l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (l'ACPR).
À titre d'exemple, nous avons rédigé et diffusé des lignes directrices communes avec l'ACPR le 20 novembre 2015. Ces lignes directrices, qui n'avaient pas été actualisées depuis cinq ans, comportent beaucoup d'éléments. S'agissant de la lutte contre la fraude fiscale, je vous invite à consulter tout particulièrement les pages 11, 14 et 31 de ce document, que vous trouverez sur le site de Tracfin ou de l'ACPR.
Retenez simplement qu'un paragraphe entier est consacré aux mesures de vigilance en cas de rapatriement de fonds provenant de l'étranger dans le cadre de la régularisation fiscale. Certains contribuables ont une mémoire sélective quand il est question de comptes détenus à l'étranger... Ils oublient même que la coopération fonctionne bien avec certains pays et que personne n'est à l'abri, y compris au plus haut niveau. Encore faut-il pouvoir détecter les contournements de ces régulations.
Ce dispositif fonctionne. Les établissements financiers doivent demander à leurs clients de justifier des opérations de régularisation fiscale et vérifier que les opérations financières correspondent à ces régularisations.
Sans trahir aucun secret, je peux vous dire qu'une part non négligeable des 410 notes transmises à l'administration fiscale correspond à des détections de régularisations incomplètes.
L'examen renforcé, c'est-à-dire les mesures de vigilance renforcées, prévues par le code monétaire et financier, fait aussi l'objet de dispositions très précises dans ces lignes directrices communes : il appartient aux organismes financiers d'analyser et de comprendre les montages juridiques et financiers des opérations qui leur sont confiées, en particulier quand il s'agit de montages particulièrement complexes. Lorsque de tels montages paraissent dénués de toute rationalité économique ou lorsque leur complexité ne paraît pas être intrinsèquement nécessaire à l'opération, mais plutôt relever de la recherche de moyens pour éviter ou opacifier la traçabilité des fonds, ils sont tenus de les signaler.
En clair, les établissements financiers doivent se demander quel est le bénéficiaire effectif de l'opération et pourquoi telle société a été insérée dans le processus de transferts de fonds. Pourquoi, sur telle opération économique, accepter de payer des frais de gestion supplémentaires et recourir à des structures juridiques de tel ou tel pays, par exemple le Panama ? Si les justificatifs ne sont pas apportés, la déclaration de soupçon s'impose. L'augmentation du nombre de déclarations que j'ai évoquée tient beaucoup à ces nouvelles dispositions.
Enfin, au paragraphe 2.4.2 des lignes directrices communes, nous décrivons et analysons les seize critères relatifs au soupçon de fraude fiscale.
On critique souvent l'absence de coordination, mais on ignore comment les choses fonctionnent concrètement au-delà des pétitions de principe concernant l'articulation entre ce qui relève de la lutte contre la fraude fiscale et la lutte contre le blanchiment.
Nous demandons très clairement aux établissements financiers de faire preuve d'une vigilance renforcée sur les opérations financières concernant des pays ou des territoires n'ayant pas conclu avec la France une convention fiscale permettant l'accès aux informations bancaires. Je précise que les conventions citées aujourd'hui ne produiront d'effet opérationnel qu'en 2018.
Nous faisons également référence - page 31 des lignes directrices - au rapport annuel du Gouvernement, que vous attendez avec impatience, portant sur le réseau conventionnel de la France en matière d'échange de renseignements et qui est annexé au projet de loi de finances.
Les choses sont donc très cadrées, très bordées. Il ne peut en être autrement en matière de fiscalité.
En conclusion, je peux dire que Tracfin est en capacité, malgré ses multiples missions, de participer à la lutte contre la fraude fiscale internationale et à la lutte contre la fraude fiscale grave. Les données que je vous ai transmises en témoignent.
Nous parcourons ce chemin à grande vitesse. L'ensemble des acteurs, pour des raisons différentes - techniques, juridiques, politiques, de sensibilité au climat international... - a la possibilité de nous adresser toujours davantage d'informations. De notre côté, toujours avec un léger effet de retard, nous nous efforçons de nous doter des moyens de les analyser, de les traiter, de les croiser, de les enrichir, notamment grâce à la coopération internationale - qui s'est améliorée - entre cellules de renseignement financier.