Intervention de Jean-François Gayraud

Commission d'enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers dans l'évasion des ressources financières en ses conséquences fiscales et sur les équilibres économiques ainsi que sur l'efficacité du dispositif législatif, juridique et administratif destiné à la combattre — Réunion du 29 mai 2013 : 1ère réunion
Audition de Mm. Jean-François Gayraud criminologue et noël pons ancien inspecteur des impôts

Jean-François Gayraud, Criminologue :

Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Mesdames, Messieurs, bonjour. Je m'exprime aujourd'hui à titre d'essayiste, et non à titre professionnel. Je n'ai pas de compétence directe sur le sujet traité par la commission, qui est très difficile. Je vous proposerai un cadre interprétatif qui pourrait vous être utile, autour de deux sujets que j'ai traités au cours des dernières années. Le premier est celui d'une problématique peu traitée en France, l'articulation entre certains phénomènes criminels et les phénomènes macroéconomiques, le second, une réflexion sur le concept de crime organisé et de crime en col blanc.

Peut-on réfléchir à certains phénomènes macroéconomiques à travers le crime ? Est-ce qu'un événement macro-économique, et j'ai particulièrement étudié les crises financières, peut déclencher ou accélérer des phénomènes criminels ? Cette question fait l'objet d'un déni total de la part des criminologues et des économistes. Il y a très peu de travaux sur ce sujet. Ce que je constate est que les crises financières des dernières décennies nées des phénomènes de dérégulation ont une dimension criminogène importante. Elles procurent des incitations et des opportunités criminelles inédites. La dérégulation fait qu'elles ont une dimension criminelle très intéressante. C'est une criminalité en col blanc, qui n'a rien à voir avec le crime organisé traditionnel. Lorsque nous étudions la grande crise du Japon dans les années 80/90, la faillite des caisses d'épargne aux Etats-Unis, la crise des subprimes, ou les crises bancaires anglaise, espagnole et slovène, celles-ci comportent une dimension de prêts frauduleux et douteux.

La crise des subprimes fut l'enchaînement d'une bulle immobilière et financière. Les prêts subprimes étaient des prêts menteurs, prédateurs, des prêts « ninja », c'est-à-dire des prêts accordés alors même que les classes moyennes américaines les plus pauvres n'avaient no income, no asset, no job. Ces prêts avaient une dimension de tromperie. Ils étaient perclus de faux, d'abus de confiance, d'escroquerie, etc. Au-delà des conséquences à long terme de cette crise financière, qui mutent toujours en crise économique et sociale, celle-ci a entraîné une augmentation des dettes souveraines, par le processus de privatisation des gains et de socialisation des pertes pour venir au secours du système bancaire, puis des restrictions de budget dans presque tous les Etats, y compris dans les service de renseignement, police et justice, puis notamment en Italie, une augmentation des processus de blanchiment d'argent, du fait que les petites entreprises, PME et banques exsangues se sont tournées vers le shadow banking du crime organisé.

Le lien entre crise financière et criminalité est un champ d'étude très vaste, peu étudié, qui fait l'objet d'un déni profond. Nous pourrions réfléchir au déterminant criminel des crises budgétaires et fiscales.

Mon second sujet d'étude au cours des dernières années qui constitue un autre cadre interprétatif, est une réflexion sur les concepts de criminologie et de crime organisé, ainsi que de criminalité en col blanc, concepts nés aux Etats-Unis dans les années 1919-20 et 1930 par Edwin Sutherland.

A ce titre, je ferai deux remarques. La première porte sur le concept de criminalité en col blanc. Lorsqu'Edwin Sutherland invente le concept de criminalité en col blanc, il affirme un point de vue révolutionnaire, à savoir qu'il existe une criminalité des bas-fonds sociaux qui se manifeste par des crimes violents, mais aussi des élites, économiques et sociales, qui présente trois caractéristiques majeures. Tout d'abord, c'est une criminalité liée aux fonctions de ces élites. A l'occasion de leur activité normale, ces élites peuvent avoir une activité criminelle. Cette activité est fortement invisible d'un point de vue judiciaire, comme cela a été constaté dans l'affaire des subprimes, alors que les deux rapports du Congrès des Etats-Unis mettent en exergue la dimension frauduleuse de cette crise.

Enfin, ces criminels en col blanc ne se perçoivent pas comme des déviants. Edwin Sutherland n'a plus été tellement lu après la diffusion de son concept, alors qu'il expliquait que la criminalité en col blanc était une forme de criminalité organisée. A ce jour, le concept de criminalité organisée est associé à celui des gangsters traditionnels. Nous avons perdu de vue que c'était un pressentiment fort né des années 20 et 30, du fait que la crise de 29 a eu une forte dimension criminelle. Roosevelt a eu une analyse criminologique de la crise de 29. La commission Pecora avait mis en relief cette dimension criminelle.

Aujourd'hui, dans le monde post-guerre Froide, dérégulé et globalisé, nous voyons monter des phénomènes de criminalité organisée en col blanc, qui ne sont pas le fait d'individus isolés qui commettent ponctuellement ces crimes ; il y a des phénomènes associatifs, comparables à ceux du gangstérisme traditionnel, que nous éprouvons des difficultés à percevoir pour des raisons intellectuelles et de visibilité.

Le système judiciaire américain cherche actuellement à se faire pardonner son impéritie dans la non répression des délits liés à l'affaire des subprimes. Il est en train de réprimer durement des grands délais d'initié de Wall Street, qui sont en réalité endémiques et épidémiques. Dans la presse américaine, nous voyons à travers les déclarations, pour en avoir discuté avec des agents du FBI, que pour lutter contre le phénomène de criminalité en col blanc, ils sont obligés, du fait de la dureté de ses cibles, de changer d'univers mental, et d'utiliser les outils de la lutte contre le crime organisé traditionnel.

Enfin, j'interviendrai plus globalement sur le poids des phénomènes criminels dans notre environnement contemporain. C'est une question de niveau stratégique. Nous ne parviendrons à les comprendre que si nous changeons de paradigme d'action, si nous utilisons l'outil du renseignement en sortant de logiques réactives pour aller vers des logiques proactives, comme nous l'avons fait depuis quelques décennies, notamment pour le terrorisme.

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