Les sanctions doivent frapper les individus, de haut en bas de la chaîne hiérarchique, plutôt que les institutions. Les individus doivent intégrer que s'ils manient du risque, ils seront mieux rémunérés mais que leur responsabilité personnelle sera engagée. C'est la déresponsabilisation de l'ensemble de la chaîne qui conduit à prendre des risques démesurés, au nom de l'intérêt de l'entreprise ou que sais-je.
Pourquoi cet esprit moutonnier ? La technicité du sujet est telle que la plupart des acteurs sur ces marchés utilisent des modèles très sophistiqués. Nous savons manier des modèles qui reposent sur des aléas gaussiens, c'est-à-dire sur des distributions de probabilités où les évènements extrêmes sont rares. Or dans la réalité les queues de distribution sont larges, les évènements très extrêmes se produisent. La catastrophe que l'on pense infiniment peu probable l'est en fait un peu plus, comme l'a constaté Harold Edwin Hurst en étudiant les crues extrêmes du Nil. Les travaux du mathématicien Mandelbrot sur les fractales ne disent pas autre chose. Le modèle conduit à prendre plus de risque qu'on ne devrait, car le modèle est faux...
Deuxième raison de cette prise de risque excessive : le gendarme n'est pas assez armé. Quand une Ferrari dépasse les limitations de vitesse, on ne lance pas les gendarmes à ses trousses en Clio. De même, les surveillants doivent avoir les mêmes compétences techniques que ceux qu'ils surveillent. Comment faire, quand de l'autre côté de la barrière, on gagne cent à deux cents fois plus que ce que la puissance publique est capable d'offrir ? Résultat, les gendarmes rament loin derrière...
Aux États-Unis, le système était organisé selon l'activité première de l'institution financière : AIG, compagnie d'assurance à l'origine, relevait ainsi de l'organe de régulation des assureurs. En Europe, la supervision est éclatée. En dépit des discours, il n'y a toujours pas d'union bancaire et de supervision transfrontalière.
La vraie question est celle de la contagion transfrontalière tant redoutée, qui explique les réticences à agir massivement au début de la crise grecque. Dès lors que la supervision est nationale et non intégrée, la contagion est possible. Est-ce le superviseur du home country, le pays d'origine, qui va surveiller la filiale d'une banque française en Grèce, ou celui du host country, le pays hôte ? Dès qu'un problème n'est pas réglé, cela ouvre des failles, exploitées par les acteurs. Il faut donc une supervision intégrée, une vraie union bancaire, ce que le FMI réclame depuis des années. Avec la crise, les Européens l'ont acceptée - sur le papier. En réalité, beaucoup veulent garder leurs superviseurs nationaux, à commencer par de très, très grands pays européens, qui ont de très gros problèmes avec leurs banques régionales mais préfèrent pousser tout cela sous le tapis.
Les résultats du premier stress test conduit à la suite de la crise évaluaient les besoins de recapitalisation des banques européennes à 3 milliards d'euros. Le FMI estimait quant à lui, à partir de données publiques et d'hypothèses différentes, qu'il faudrait 70 à 80 milliards. Il fut prié de garder pour lui ce chiffre, qui a fuité depuis. Quelques mois plus tard, la crise irlandaise révélait qu'il manquait aux banques irlandaises 24 milliards en capital ; le FMI avait anticipé 17 milliards... Les superviseurs nationaux ont caché les difficultés de leur propre système, pour des raisons politiques ou pour éviter d'attirer les rapaces. En Chine, les autorités ont laissé grimper en flèche les NPL, les prêts non performants. Au Japon, on s'est refusé à fermer, racheter ou recapitaliser des institutions financières pour éviter à leurs dirigeants et employés de perdre la face... Pour des raisons culturelles, économiques, la supervision fonctionne mal, or elle est essentielle pour localiser ceux qui prennent des risques et les mettre en garde contre les risques indus. Le résultat, c'est la catastrophe de la crise chypriote. En appeler aux déposants pour remettre sur pied les institutions financières, c'est ruiner la confiance que ceux-ci ont dans leur banque, donc tuer le système ! Tout cela pour dire que les esprits animaux existent, et qu'il faut des gendarmes d'une autre nature que ceux dont nous disposons aujourd'hui.