La réunion

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Photo de François Pillet

Nous auditionnons M. Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et des finances et ancien directeur général du fonds monétaire international (FMI). Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Dominique Strauss-Kahn prête serment.

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Je précise que les règles du FMI, au travers des traités internationaux, m'enjoignent de ne pas révéler un certain nombre d'informations qui ont pu m'être transmises sous le sceau du secret.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Votre présence, monsieur le ministre, correspond au souhait unanime du bureau de notre commission, qui a déjà entendu une dizaine de personnes et poursuivra ses auditions. Notre commission d'enquête est consacrée au rôle des banques et plus largement des acteurs financiers : assurances, gestionnaires de fonds, investisseurs, entreprises non financières en leurs fonctions financières - à Londres, le shadow banking a été multiplié par trois en dix ans - ou encore les banques centrales.

Par capitaux, nous entendons l'ensemble des richesses cristallisées dans des supports financiers ou monétaires ; par évasion, les mouvements qui visent à soustraire ces richesses aux règles fiscales et financières sans autre but que de profiter des frottements dans les différents espaces de souveraineté. Nous nous intéressons plus largement aux phénomènes de prédation que recèle de plus en plus la vie financière contemporaine,. Je relève que, si la répudiation des dettes est une pratique récurrente de la vie financière, la répudiation massive et systématique des créances telle qu'elle est apparue dans l'épisode des subprimes est peut-être sans précédent. Nous souhaitons recueillir votre témoignage en votre qualité d'ancien directeur général du FMI, observateur et acteur dans la crise financière, et d'ancien ministre de l'économie et des finances.

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Le sujet est si vaste qu'on ne sait pas bien où l'arrêter. L'économie réelle, c'est-à-dire la production, les échanges, le marché du travail, constitue une discipline assez simple ; le corpus théorique accumulé au XIXème et au XXème siècle en cerne correctement le fonctionnement, les instruments d'analyse sont assez bien définis. Tout se complique lorsqu'on introduit la monnaie, ou, dans sa version plus moderne, l'ensemble de la finance. C'est plus qu'une complication supplémentaire, en fait : c'est un autre monde. Ces quelques mots ont servi d'introduction au cours d'économie monétaire que j'ai dispensé pendant des années à l'université. Dans une économie mondiale de plus en plus monétisée, de plus en plus financiarisée, il n'est pas surprenant que l'analyse soit devenue très sophistiquée et qu'elle laisse souvent les responsables un peu démunis, car les raisonnements sont souvent contre-intuitifs.

Il y a énormément de dysfonctionnements dans ce système et, par ailleurs, des situations individuelles parfois scandaleuses. Les dysfonctionnements ont des conséquences systémiques ; les scandales individuels touchent à l'équité, à l'image de la vie en société. Ces dysfonctionnements atteignent, à certains moments, un degré catastrophique, telle la crise qui sévit depuis fin 2007 en est la preuve, qui a produit quelques dizaines de millions de chômeurs.

Très évidemment, le système fonctionne mal. Toutefois, incriminer la finance dans le désastre économique que nous vivons a pour moi la même pertinence qu'incriminer l'industrie automobile pour le nombre de morts sur la route. Bien sûr, toute amélioration du produit est bienvenue, et mieux vaut avoir des voitures plus sûres, comme il vaut mieux améliorer le fonctionnement et les produits bancaires ; c'est ce qu'a fait notre pays récemment. Mais le vrai problème, c'est le comportement des individus. C'est moins la finance qui est en cause que les financiers. Si j'étais provocateur, je dirais qu'à trop s'occuper de la finance, on ne s'occupe pas assez des financiers ! On laisse faire le plus nocif en se satisfaisant, tant bien que mal, des aménagements que l'on apporte au fonctionnement de l'industrie elle-même.

Un certain nombre d'acteurs, banques et d'autres, agissent avec des motivations lucratives, mais leur action peut déstabiliser l'économie mondiale. La régulation doit donc contrer ces comportements quand ils sont nocifs pour la collectivité, non se limiter à des règles de fonctionnement de l'industrie financière. Certes, la séparation entre banque d'investissement et banque commerciale va dans le bon sens, mais améliorer la machine n'empêchera pas certains de brûler les feux rouges. Je ne souhaite pas fustiger les instruments, ils sont nécessaires - car il faut préserver des zones de prise de risques - mais ils ne doivent pas être utilisés à mauvais escient.

Le problème ne réside pas tant dans la difficulté technique, même si elle existe, que dans la volonté politique d'agir sur les acteurs. Les gouvernements ont parfois des discours volontaristes, qui ne sont guère suivis d'effet et les crises se perpétuent... On sait globalement traiter les problèmes techniques, mais faire qu'à l'échelle planétaire, les plus grands pays se conforment aux déclarations de leurs dirigeants en matière d'assainissement du système financier, c'est une autre paire de manches.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

J'ai lu dans une interview la phrase suivante d'Olivier Blanchard, économiste en chef au FMI : « nous avions sous-estimé le rôle de la finance, les économistes avaient oublié les leçons de l'histoire ». Partagez-vous ce point de vue ? Pouvez-vous préciser cette pensée ?

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

J'aurais des scrupules à parler à la place d'Olivier Blanchard, l'un des plus grands économistes de notre temps. Cette phrase fait écho à mon propos : les économistes sont mal armés sur la question de la finance. L'aspect monétaire est souvent laissé de côté dans l'enseignement et la recherche. Ceux qui sont censés être les experts sont en réalité peu formés à ce qu'est devenu, en très peu de temps, le monde de la finance.

Les « leçons de l'histoire » sont sans doute celles de la crise de 1929, et de la contagion de la Kredit-Anstalt. La transmission se fait bien plus rapidement dans la finance que par les canaux traditionnels de l'économie réelle.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

On dit que les paradis fiscaux et territoires off shore abriteraient 18 000 milliards de dollars, soit le tiers du PIB mondial. Confirmez-vous ce chiffre ? En avril dernier, le FMI estimait que les paradis fiscaux ne constituaient pas une menace pour la stabilité financière mondiale. N'y a-t-il pas là une contradiction ?

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Il faut distinguer paradis fiscaux et territoires off shore. Les deux se recoupent souvent, mais la mécanique n'est pas la même. L'estimation de 18 000 milliards concernait les paradis fiscaux ; elle me paraît réaliste, voire faible, car en matière financière, les grandeurs sont souvent des multiples des grandeurs réelles.

Contradiction ? Oui et non. Le paradis fiscal a des conséquences injustes en ce qu'il prive des États de recettes fiscales mais n'a pas forcément de conséquences systémiques. Il y a des conséquences, en revanche, lorsque la création d'instruments financiers fondés sur l'opacité conduit à une crise comme celle des subprimes, liée fondamentalement à la méconnaissance qu'avaient les acheteurs des paquets structurés qu'ils achetaient. C'est cette opacité là, renforcée par les territoires off shore, qui est très déstabilisante. La partie purement fiscale est une chose, l'équilibrisme financier en est une autre.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Quel est le rôle exact du FMI concernant cette activité financière dans les paradis fiscaux et territoires off shore ? Quelle action meniez-vous en la matière ?

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Peu, pour deux raisons. D'abord parce que cela ne figure pas dans les fonctions dévolues au FMI à l'origine - à l'époque de Bretton Woods, le problème n'existait guère. Ensuite parce que le FMI n'intervient dans un État qu'à la demande de celui-ci. Les paradis fiscaux ou centres off shore ne sollicitant pas son intervention, difficile pour le FMI d'y mettre son nez. Certes, une décision internationale peut tordre le bras à ces États, souvent peu puissants ; mais peu d'investigations ont eu lieu. La voie d'accès privilégiée est celle du contrôle prudentiel. Mais dans les Etats figurant sur la liste rouge, les banques concernées ont vite été irréprochables... Ce n'est que lorsque le pays fait appel au FMI que l'on peut aller plus avant.

Le FMI tient compte de ces sujets, d'autant que le souci de la stabilité financière globale a pris une importance croissante depuis 2007-2008, mais, contrairement à ce que beaucoup pensent, le Fonds n'est pas le gendarme de la finance internationale : il n'en a pas les moyens légaux, et, partant, il n'en a pas non plus les moyens intellectuels.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

des financiers, avez-vous dit. Qui sont ces esprits animaux ? Les traders, les dirigeants, les superviseurs, les banques ?

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Fin 2008, quelques semaines après le krach de Lehman Brothers, j'assistais à Washington à un dîner réunissant, autour du secrétaire du Trésor des États-Unis Henry Paulson, quelques grands banquiers américains. J'eus la surprise d'entendre l'un d'entre eux réclamer, d'un ton implorant, que la puissance publique mette en place des règles strictes, afin que les banquiers soient contraints de s'y conformer. Autrement dit, ce sont des êtres faibles incapables de se réguler seuls... Les esprits animaux existent, tout le long de la chaîne. Sans empêcher toute prise de risque, il faut réprimer la prise de risque excessive qui ne se justifie que par le lucre personnel escompté.

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Les sanctions doivent frapper les individus, de haut en bas de la chaîne hiérarchique, plutôt que les institutions. Les individus doivent intégrer que s'ils manient du risque, ils seront mieux rémunérés mais que leur responsabilité personnelle sera engagée. C'est la déresponsabilisation de l'ensemble de la chaîne qui conduit à prendre des risques démesurés, au nom de l'intérêt de l'entreprise ou que sais-je.

Pourquoi cet esprit moutonnier ? La technicité du sujet est telle que la plupart des acteurs sur ces marchés utilisent des modèles très sophistiqués. Nous savons manier des modèles qui reposent sur des aléas gaussiens, c'est-à-dire sur des distributions de probabilités où les évènements extrêmes sont rares. Or dans la réalité les queues de distribution sont larges, les évènements très extrêmes se produisent. La catastrophe que l'on pense infiniment peu probable l'est en fait un peu plus, comme l'a constaté Harold Edwin Hurst en étudiant les crues extrêmes du Nil. Les travaux du mathématicien Mandelbrot sur les fractales ne disent pas autre chose. Le modèle conduit à prendre plus de risque qu'on ne devrait, car le modèle est faux...

Deuxième raison de cette prise de risque excessive : le gendarme n'est pas assez armé. Quand une Ferrari dépasse les limitations de vitesse, on ne lance pas les gendarmes à ses trousses en Clio. De même, les surveillants doivent avoir les mêmes compétences techniques que ceux qu'ils surveillent. Comment faire, quand de l'autre côté de la barrière, on gagne cent à deux cents fois plus que ce que la puissance publique est capable d'offrir ? Résultat, les gendarmes rament loin derrière...

Aux États-Unis, le système était organisé selon l'activité première de l'institution financière : AIG, compagnie d'assurance à l'origine, relevait ainsi de l'organe de régulation des assureurs. En Europe, la supervision est éclatée. En dépit des discours, il n'y a toujours pas d'union bancaire et de supervision transfrontalière.

La vraie question est celle de la contagion transfrontalière tant redoutée, qui explique les réticences à agir massivement au début de la crise grecque. Dès lors que la supervision est nationale et non intégrée, la contagion est possible. Est-ce le superviseur du home country, le pays d'origine, qui va surveiller la filiale d'une banque française en Grèce, ou celui du host country, le pays hôte ? Dès qu'un problème n'est pas réglé, cela ouvre des failles, exploitées par les acteurs. Il faut donc une supervision intégrée, une vraie union bancaire, ce que le FMI réclame depuis des années. Avec la crise, les Européens l'ont acceptée - sur le papier. En réalité, beaucoup veulent garder leurs superviseurs nationaux, à commencer par de très, très grands pays européens, qui ont de très gros problèmes avec leurs banques régionales mais préfèrent pousser tout cela sous le tapis.

Les résultats du premier stress test conduit à la suite de la crise évaluaient les besoins de recapitalisation des banques européennes à 3 milliards d'euros. Le FMI estimait quant à lui, à partir de données publiques et d'hypothèses différentes, qu'il faudrait 70 à 80 milliards. Il fut prié de garder pour lui ce chiffre, qui a fuité depuis. Quelques mois plus tard, la crise irlandaise révélait qu'il manquait aux banques irlandaises 24 milliards en capital ; le FMI avait anticipé 17 milliards... Les superviseurs nationaux ont caché les difficultés de leur propre système, pour des raisons politiques ou pour éviter d'attirer les rapaces. En Chine, les autorités ont laissé grimper en flèche les NPL, les prêts non performants. Au Japon, on s'est refusé à fermer, racheter ou recapitaliser des institutions financières pour éviter à leurs dirigeants et employés de perdre la face... Pour des raisons culturelles, économiques, la supervision fonctionne mal, or elle est essentielle pour localiser ceux qui prennent des risques et les mettre en garde contre les risques indus. Le résultat, c'est la catastrophe de la crise chypriote. En appeler aux déposants pour remettre sur pied les institutions financières, c'est ruiner la confiance que ceux-ci ont dans leur banque, donc tuer le système ! Tout cela pour dire que les esprits animaux existent, et qu'il faut des gendarmes d'une autre nature que ceux dont nous disposons aujourd'hui.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

L'optimisation fiscale se nourrit de la concurrence entre États : avez-vous pu entreprendre des actions tendant à l'harmonisation ? Le gouvernement français peut-il jouer sur d'autres leviers que diplomatiques pour forcer ses partenaires à un tel rapprochement ?

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Les pouvoirs du FMI pour obtenir une harmonisation fiscale sont nuls. Au sein de l'Union européenne, les États qui le veulent peuvent avancer mais ceux qui bloquent le processus ont un pouvoir considérable. Les petits États, certes, finissent par céder, mais c'est le fruit d'un rapport de forces politiques. Il faut une volonté considérable pour progresser, or elle s'exprime fortement dans les discours, moins nettement en actes.

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Nous avons déjà formé une commission d'enquête sur l'évasion fiscale, mais quelles difficultés, ensuite, pour promouvoir les mesures que nous préconisions ! Hormis la formation des agents de supervision, il y a les fameux prix de transfert, qui sont un gros problème. Au-delà de l'autopsie à laquelle procède un film comme Inside job, que faire, et comment prévenir les conflits d'intérêts, qui sont au coeur de certains dysfonctionnements ?

Debut de section - PermalienPhoto de Yvon Collin

Quelles constatations avez-vous pu faire concernant le fonctionnement et le contrôle des banques sur le continent africain, notamment dans les pays destinataires de l'aide au développement ? La corruption fait obstacle à l'efficacité de cette aide dit-on. Lors de la mise au point de programmes d'ajustement structurel, le FMI a-t-il eu la possibilité d'examiner ce problème de près ? Comment analysez-vous la contradiction qui existe entre le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca) américain, sévère à l'égard des particuliers, et le régime fiscal favorable réservé par la législation fiscale des Etats-Unis aux entreprises, qui ne sont pas taxées sur les bénéfices réalisés à l'étranger dès lors qu'ils ne sont pas rapatriés : est-ce une arme suprématiste contre l'Europe ?

Debut de section - PermalienPhoto de Corinne Bouchoux

Prenons un exemple micro-économique : les pratiques de la famille Wildenstein, qui mêlaient prêts, recours à des trusts, dons, activités financières et liens avec des banques, ont été mises à jour. Pas moins de 650 millions d'euros à recouvrer ! Avez-vous des précisions à nous apporter sur ces comportements ? Cet exemple éclaire notre sujet.

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Les conflits d'intérêts sont une question centrale. Il y a les conflits d'intérêts au sens traditionnel, lorsqu'une personne intervient dans un domaine où elle a des liens ; il y a aussi les conflits entre les intérêts particuliers et ceux de la collectivité. Je ne suis pas convaincu que la position américaine soit la meilleure car elle est trop extrême et donc inopérante : le conflit d'intérêts est caractérisé dès lors qu'il pourrait apparaître qu'un conflit d'intérêts existe. Lorsque l'on sanctionne le conflit d'intérêts ex post, au moins, on sait de quoi l'on parle ! Le résultat en est qu'aux États-Unis, les présidents ont le plus grand mal à constituer des équipes : les personnalités pressenties craignent qu'on les censure à la moindre révélation d'une contravention impayée trois ans avant !

Quant aux prix de transfert, c'est l'un des canaux, le principal parfois, pour maquiller une réalité économique et déplacer des profits. Mme Goulet a également mentionné la formation : effectivement, des compétences considérables sont requises pour superviser les activités bancaires et financières, or comment attirer de tels professionnels ?

Je suis d'accord avec M. Collin : la corruption nuit à l'efficacité de l'aide... On peut être rigoriste et couper toute aide dès lors que la corruption est avérée, ou pragmatique en estimant les fuites inévitables. Souvent, les prélèvements sont très importants. Le FMI n'a l'occasion d'en connaître que s'il a été appelé dans le pays. Oui, la question mérite d'être posée. Mais là encore, le gendarme n'est armé que d'une épée de bois.

Il est évident que le fisc américain mène une action déterminée contre les particuliers et se montre bien laxiste à l'égard des Google et autres grandes entreprises. C'est que la préoccupation est plus vaste, elle rejoint l'intérêt national. Pourquoi de très, très grands pays tiennent-ils des discours résolus sur les paradis fiscaux et n'engagent-ils aucune action pour en venir à bout ? Impuissance à agir ? En réalité, les opérations extérieures, militaires ou pas exactement militaires, ne se passent pas en pleine lumière, or elles ont besoin de canaux de financement. Quand on intervient aux quatre coins de la planète, on met en jeu des sommes considérables, qui transitent par des dizaines de sociétés écrans. On n'a alors aucune intention de lutter contre les paradis fiscaux. Racontars, diront certains...

Je n'ai pas plus d'informations que celles données par la presse sur l'affaire mentionnée par Mme Bouchoux. Je ne peux donc vous apporter de précisions.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

Je m'interroge sur la présentation que vous avez faite concernant la nature du problème : ce sont les comportements qui pervertiraient un système en lui-même satisfaisant. Je pense le contraire. Le système est lui-même dangereux et il l'est d'autant plus que le décrochage est massif entre finance et économie réelle. Lionel Jospin avait signé une brillante tribune sur la question en 2008.

Si les superviseurs étaient meilleurs, les choses fonctionneraient bien ? Je n'en crois rien. Ils tirent leur légitimité non de leur compétence mais de l'intérêt général, du bien commun. Les États sont en compétition, économique et géopolitique, et n'ont pas l'intention de se démunir de leurs moyens. L'attitude sage est alors de chercher à dégraisser le système de ses plus mauvaises pratiques. Êtes-vous favorable à l'interdiction du trading haute fréquence ? À une limitation du champ d'intervention de certains hedge funds ? À une généralisation de la taxe Tobin ? Que pensez-vous des dernières décisions du G8 sur les paradis fiscaux ? Ces bonnes paroles auront-elles la même suite que les fois précédentes ?

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Hélène Des Esgaulx

Que pensez-vous de la loi Fatca ? Le nombre souvent extravagant de filiales des banques ne crée-t-il pas en lui-même un paradis fiscal, une opacité nuisible ?

La réponse ne réside-t-elle pas dans une harmonisation fiscale, du moins à par grande région du monde, à défaut de mieux ?

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Bécot

Les superviseurs n'ont pas les moyens de rémunérer les compétences pointues dont ils ont besoin, dites-vous. Avez-vous eu l'occasion d'alerter les gouvernements sur ce problème ? Pendant votre présidence, le FMI est-il intervenu dans des pays où existaient des zones d'ombre ? Quelle attitude avez-vous alors adoptée ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Les dérives du système affectent la souveraineté des États et la démocratie. Les flux internationaux de capitaux circulent à la vitesse de la lumière. Mais n'y a-t-il pas des outils pour rétablir la souveraineté et la démocratie ? S'il s'agit seulement des salaires à offrir aux agents de la supervision, le problème doit pouvoir se régler ! Dans une zone limitée, Union européenne ou zone de libre échange entre les États-Unis, l'Europe et le Japon, ne pourrait-on mettre en oeuvre une régulation suffisamment forte pour protéger nos valeurs politiques ?

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Rossignol

Si je comprends bien, la finance rémunère tellement bien l'intelligence que celle-ci est drainée à son seul service. La fraude fiscale sert les intérêts des États, elle représente pour eux un choix pragmatique. Dans ce sombre tableau, y a-t-il un espace de régulation possible, un petit espoir ? Une petite bouffée d'optimisme ?

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

La rémunération des superviseurs n'est qu'un aspect, que j'ai cité pour illustrer un propos plus large.

Avec Marie-Noëlle Lienemann, nous avons un débat très ancien... Je ne dis pas que le système est bon en lui-même et perverti par quelques esprits mauvais. Il est comme il est, mais il fonctionnerait mieux si l'on s'appliquait à infléchir les comportements particuliers. Aux États-Unis ou ailleurs, lorsqu'une nouvelle loi tente de corriger le système, celui-ci se défend à la manière d'une baudruche, se dégonflant ici, se regonflant ailleurs. Mieux vaudrait attaquer là où la marge de progrès est considérable : les comportements. Mais je pense moi aussi que le système est dangereux !

Le Fatca est un instrument au service des États-Unis, bien sûr. Mais n'est-il pas naturel de légiférer dans l'intérêt national ? Le débat qui s'ouvre sur le traité commercial est en revanche un piège pour les Européens et la France a raison de se battre pour l'exception culturelle - qui est tout petit aspect du problème. Le vrai sujet, ce sont les normes. Les États-Unis ont déjà un accord avec le Pacifique, exception faite de la Chine. Ils veulent en obtenir un avec nous afin de bloquer les Chinois. Nous sommes dans un monde de méchants : il faut se battre, chacun le fait pour soi, ne croyons pas que les propositions présentées par tel ou tel le sont au nom de l'intérêt collectif.

Le grand nombre de filiales est peut-être néfaste, mais qu'on en réglemente plus strictement l'usage et cet instrument sera délaissé pour d'autres. C'est la volonté d'échapper qu'il faut cibler. Pour la réprimer, il est indispensable de sanctionner directement, personnellement, les risques pris. L'harmonisation fiscale serait une solution et chaque avancée est bienvenue, mais je n'ai pas l'impression que l'on progresse beaucoup.

Il y aurait de gros avantage à interdire le trading haute fréquence mais celui-ci n'est pas totalement inutile : si la parité euro-dollar est la même à New-York, Paris et Tokyo, c'est en raison de l'infinité des petits mouvements correcteurs issus des arbitrages. La régulation doit bien sûr s'appliquer aux hedge funds comme aux banques qui prêtent à ces fonds de placement. Nos partenaires américains y sont toutefois très hostiles... Quant à la taxe Tobin, c'est une vaste illusion. Cette mesure ne mène à rien, sinon à satisfaire ceux qui, craignant des mesures plus sévères, sont ravis de sa mise en oeuvre ! Ce n'est pas avec une taxe aussi faible que l'on piègera les mouvements de capitaux déstabilisants.

Les déclarations récentes sur les paradis fiscaux connaîtront sans doute le même sort que les propos tenus par un précédent président de la République, à l'issue d'un G20. « Les paradis fiscaux sont morts », annonçait-il. On attend toujours.

Oui, le FMI est intervenu dans des pays abritant des paradis fiscaux, mais son domaine se limite aux politiques monétaires et budgétaires et à la stabilisation des comptes.

M. Leconte et Mme Rossignol posent une bonne question. Nous avons les moyens intellectuels, législatifs, pour jouer à l'échelle nationale. Mais l'aire de jeu s'est élargie : difficile d'appliquer les règles du basket sur un terrain de football. En partageant la souveraineté, nous en aurions plus, nous pourrions avancer et restaurer des marges de démocratie. C'est en abandonnant la souveraineté à des nationalismes rampants - puis de plus en plus exacerbés - que l'on porte la plus grave atteinte à la démocratie et que l'on se marginalise.

Encore faut-il ne pas se leurrer sur la régulation à appliquer. La crise a accéléré la mise en oeuvre de Bâle III, comme si la solution résidait dans des banques plus capitalisées. La réalité, c'est que le numéro deux du Comité de Bâle vient d'outre-Atlantique ! La réglementation de Bâle III est très favorable aux banques américaines, d'abord parce qu'elles ne la respectent pas, ensuite et surtout parce que les entreprises se financent sur le marché, non par l'intermédiation bancaire comme en Europe. Les nouvelles exigences desservent les établissements européens. Oui, il existe un espace pour la régulation, mais toute régulation n'est pas bonne à prendre. Rien ne sert de vouer le système aux gémonies, il faut savoir où porter le fer !

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Une loi de séparation des activités bancaires a été adoptée en France récemment, comme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Est-on selon vous loin du compte ?

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

C'est une bonne chose, mais elle ne révolutionne pas grand-chose.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je me souviens d'Alan Greenspan se félicitant de « l'exubérance rationnelle des marchés ». Quelle est la responsabilité des banques centrales dans la crise ?

Debut de section - Permalien
Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI

Il a dit cela au moment de la bulle internet, il y a une dizaine d'années, lorsqu'il était gouverneur de la Réserve fédérale. Une banque centrale est prêteur en dernier ressort ; c'est un instrument puissant dont le gouvernement américain et le gouverneur Ben Bernanke ont su jouer de façon exemplaire, évitant bien des ennuis. Reste aujourd'hui à dégonfler le bilan de la Fed.

En Europe, dans le même temps, Mario Draghi a déployé des efforts considérables pour maintenir le système. Mais la BCE n'est pas un prêteur en dernier ressort adossé à un Etat ; c'est un ersatz de banque centrale et cette situation est source d'instabilité. Les banques centrales ont bien joué leur rôle depuis 2007 et ont sauvé la mise à plusieurs reprises...

Une remarque sur les interventions de la BCE à court terme : les gouvernements européens ont eu tendance, après l'annonce des programmes outright monetary transactions (OMT), à se reposer sur l'action de la banque centrale. Or si elle seule peut stabiliser les marchés à court terme, attention à l'effet pervers, car cela ne dispense pas les États des réformes nécessaires à moyen et long terme.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Notre commission d'enquête, qui représente mathématiquement tous les groupes politiques, avait souhaité unanimement entendre l'ancien directeur général du FMI. C'est chose faite et je vous en remercie.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Nous auditionnons maintenant M. Bernard Petit, sous-directeur de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière au sein de la direction centrale de la police judiciaire du ministère de l'Intérieur. Comme vous le savez, une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bernard Petit prête serment.

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

sous-directeur de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur. - Je suis sous-directeur à la direction centrale de la police judiciaire, chargé de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière.

La sous-direction qui m'a été confiée comprend presque exclusivement des services opérationnels - offices centraux ou brigades nationales - pouvant intervenir en tout point du territoire et rassemblant des personnels de la police judiciaire, de la police technique et de la police scientifique, des gendarmes, des douaniers, des inspecteurs des impôts et des personnels administratifs. Outre les services spécialisés par champ thématique, la sous-direction compte plusieurs services transversaux, qui interviennent en tant que de besoin sur le champ économique et financier. Ainsi le service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (SIRASCO) sert-il des renseignements, y compris de nature économique, aux services d'enquête. Le service interministériel d'assistance technique (SIAT) offre quant à lui des capacités techniques à toutes les unités.

Avant de présenter les services plus spécialement dédiés à la lutte contre la délinquance financière, je ferai trois remarques préliminaires. Dans la sous-direction, la distinction entre services criminels et services financiers n'a pas cours. Nous travaillons en effet en unités regroupées, en task forces, mêlant les approches financière et criminelle. Cette organisation est plus efficace, notamment en ce qui concerne les infractions commises en bande organisée. À titre d'exemple, les agents de la division nationale d'investigations financières et fiscales (DNIFF) peuvent utiliser les moyens de la brigade de recherche et d'intervention (BRI) nationale pour effectuer des filatures et des surveillances. Par ailleurs, ma présentation ne mentionnera pas l'office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), « l'office cyber », bien que celui-ci soit notamment compétent pour les fraudes aux moyens de paiement et intervienne sur des matières financières. Je ne parlerai pas non plus de l'office central pour la répression du faux monnayage (OCRFM). En effet, l'activité de ces deux services ne se limite pas à ce qu'on pourrait appeler, de manière un peu dépassée, la « délinquance en col blanc ». Enfin, tous les services de la sous-direction s'appuient sur les services de la police judiciaire déployés au plan territorial. Environ 417 enquêteurs spécialisés en matière économique et financière répartis dans les différentes directions interrégionales de la police judiciaire (DIPJ) nous apportent leur appui ou sont co-saisis d'enquêtes avec nous.

Les trois principaux services dédiés à la lutte contre la délinquance financière sont l'office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), la division nationale d'investigations financières et fiscales (DNIFF) et la brigade nationale d'enquêtes économiques (BNEE).

L'OCRGDF, créé en 1990, est une unité spécialisée dans la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. Elle compte actuellement environ 70 enquêteurs spécialisés et a en son sein la plateforme d'identification des avoirs criminels (PIAC). La DNIFF est formée de trois composantes : la brigade centrale de lutte contre la corruption (BCLC), la brigade de répression de la délinquance financière (BRDFi) et la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF), créé récemment. La DNIFF a vocation à former le coeur du futur office anti-corruption, anti-infractions financières et anti-fraude fiscale. Cette unité sera forte d'environ 80 enquêteurs. La BNEE, issue de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et implantée depuis longtemps dans les services de la police judiciaire, compte 47 inspecteurs des impôts déployés au niveau territorial dans les DIPJ, répartis sur 21 sites, avec un noyau dur placé au sein de la sous-direction. Les inspecteurs des impôts de la brigade participent aux opérations liées à la criminalité « classique » ou financière. Chaque fois qu'une de nos enquêtes judiciaires révèle des cas de fraude ou de non-déclaration, ils transmettent les éléments à la DGFiP. Par le biais de cette unité qui joue un oeu le rôle de, « voiture-balai » de dans nos enquêtes, le principe selon lequel les enquêtes judiciaires doivent permettre de conduire immédiatement à des enquêtes fiscales est acquis depuis très longtemps au sein de la police judiciaire. En 2011, les agents de la BNEE ont participé à 491 perquisitions et à plus de 1480 auditions ; ils sont systématiquement associés à nos enquêtes d'envergure.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Quelles sont les personnes visées par ces procédures ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Les personnes entendues sont le plus souvent des personnes physiques, mais elles peuvent l'être parfois comme responsables de sociétés.

En 2011, les droits et pénalités réunis par la BNEE s'élevaient à plus de 170 millions d'euros.

Bien que la BNRDF n'ait été mise en place, par décret, que le 4 novembre 2010, le bilan de son activité est déjà très bon, tant pour ce qui est de la qualité que du rythme d'activité. En effet, depuis sa création, cette brigade a traité 138 plaintes pour fraude fiscale complexe.

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Elles nous arrivent exclusivement par le biais de la DGFiP. Après que la commission des infractions fiscales (CIF) les a examinées, le procureur nous saisit pour enquête.

En accord avec les parquets et l'autorité judiciaire, ces 138 plaintes déposées par l'administration fiscale, à raison d'une plainte par personne physique assujettie à l'impôt, ont été regroupées en 86 dossiers judiciaires, dont chacun peut concerner plusieurs personnes liées entre elles. Sur ces 86 dossiers, 17 ont été transmis à l'autorité judiciaire après avoir été clôturés. Nous savons qu'il n'y a eu aucun classement sans suite, ni non-lieu, et nous sommes dans l'attente des premiers jugements. Sur les 69 enquêtes encore en cours, 55 sont diligentées sous forme d'enquête préliminaire, sous la direction d'un procureur de la République, et 14 sur commission rogatoire, sous la direction d'un juge d'instruction.

Pour 50 dossiers, les présomptions de fraude communiquées par la DGFiP proviennent de la « liste HSBC Private Bank », 8 résultent de dénonciations de Tracfin, 9 cas sont des montages complexes réalisés par des professionnels du droit, et le reste est lié à des trusts, des minorations de plus-values, des dissimulations de patrimoine à l'étranger. Je tiens ces chiffres à la disposition de la commission.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Merci de nous avoir exposé l'organigramme de votre sous-direction, dont la complexité, je l'espère, ne nuit pas à l'efficacité.

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

J'aimerais souligner que les affaires traitées peuvent prendre une ampleur et une tournure telles que deux - voire trois - des composantes de la DNIFF sont concernées.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Pouvez-vous nous expliquer comment vous est arrivée la liste HSBC de 2009 et quel traitement vous lui avez réservé ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Cette liste est arrivée entre les mains des services fiscaux, à Bercy. La DGFiP en a extrait un certain nombre de dossiers qui, après avis de la CIF, ont été transmis pour enquête à la BNRDF. Avant la création de cette unité, qui dispose de pouvoirs de police judiciaires pour enquêter, les services fiscaux avaient essentiellement des pouvoirs de vérification sur déclaration, pouvoirs ni coercitifs, ni intrusifs. Il a été estimé que ces dossiers relevaient d'une fraude fiscale complexe ou posaient des difficultés pour aboutir en juridiction telles qu'il fallait saisir cette nouvelle unité dotée de moyens spécifiques.

La BNRDF a d'ores et déjà saisi 25 millions d'euros, dont la « liste HSBC » représente la plus grande part. L'enjeu fiscal s'élève à environ 250 millions d'euros de droits fraudés. Les premiers cas « HSBC » arriveront en jugement au plus tard au mois de septembre.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

La liste sera-t-elle traitée dans sa totalité ? Quelle est la suite du processus ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Nous ne sommes pas saisis de l'ensemble de la liste, et je ne peux pas vous indiquer ce qu'il adviendra des dossiers qui ne nous sont pas communiqués. Tous les cas qui nous sont transmis seront instruits et notre but - but classique de la police judiciaire - est d'obtenir des condamnations pénales contre les fraudeurs, avec le redressement fiscal qui s'impose, et le retour de l'argent dans les caisses de l'État.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Dans le cadre de ses activités ordinaires, votre sous-direction est-elle en contact avec les banques et, notamment, avec leurs structures d'audit interne ? Quelle relation entretient-elle avec Tracfin ? Enfin, j'aimerais savoir si l'on peut dresser une typologie des intermédiaires intervenant dans les processus d'évasion fiscale.

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

La relation avec les banques, dont la profession est assujettie à l'obligation de déclaration, se fait de façon mécanique et régulière. Nous connaissons de leur activité à travers les signalements Tracfin qui nous sont transmis lorsque l'autorité judiciaire nous saisit.

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Tracfin reçoit un grand nombre de déclarations de soupçons, plus de 20 000, et après vérification, en transmet 400 à 500 à l'autorité judiciaire. Il s'agit des cas dans lesquels il y a une suspicion de fraude qui mérite une enquête judiciaire. Certains dossiers simples sont certainement traités par l'administration fiscale. En revanche, tout ce qui fait naître une suspicion de fraude complexe ou non avérée une difficulté de preuve conduit à un signalement à l'autorité judiciaire, qui saisit, via le procureur territorialement compétent, un service d'enquête et, souvent, les services centraux de la police judiciaire.

D'une manière très classique, nous entretenons aussi des relations avec les banques au travers des réquisitions judiciaires : nous sollicitions des informations sur le titulaire et le bénéficiaire économique d'un compte, sur les flux d'argent, sur les transferts, sur les contacts avec d'autres banques, etc. Les banques exécutent ces réquisitions judiciaires et nous voudrions qu'elles le fassent systématiquement par voie numérique plutôt que par voie papier, ce qui faciliterait grandement le traitement, l'analyse et l'exploitation des données transmises. Depuis deux ans, ce sujet est en débat avec les banques.

Nous avons enfin des contacts avec les services de sécurité des banques et avec les personnes chargées de contribuer à leur bonne gouvernance. Nous intervenons régulièrement auprès des partenaires bancaires pour essayer de leur expliquer les tendances des fraudes, telles que les faux ordres de virement qui frappent durement les entreprises françaises aujourd'hui.

Nous rencontrons parfois des difficultés avec certains établissements dont il s'avère, au cours d'une enquête pour fraude fiscale, que le conseiller clientèle ou une la structure de « banque privée » adossée à la cette banque ont joué un rôle de complaisance.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Le législateur peut-il vous aider à obtenir la transmission numérique des dossiers qui vous sont adressés en réponse aux réquisitions judiciaires ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Cette question doit être réglée par les acteurs répressifs et les banques. A l'heure actuelle, il s'agit d'un service payant ; la numérisation nous coûterait donc moins cher et nous permettrait d'exploiter immédiatement les données à l'aide de nos logiciels informatiques.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Il s'agit de données sensibles. La sécurité de leur transmission est-elle toujours assurée ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Il ne s'agit pas de les envoyer en utilisant les canaux de l'internet, mais bien plutôt de les fournir sur une clef USB ou sur un disque. Les logiciels que nous utilisons ne sont d'ailleurs pas connectés à l'internet ; rien ne sort du bureau de l'analyste criminel.

Debut de section - PermalienPhoto de Yvon Collin

Je vous remercie d'apporter ces éléments à notre commission. Nous venons d'entendre M. Dominique Strauss-Kahn, qui a évoqué les difficultés, en termes de moyens et de compétences, des superviseurs de l'activité bancaire. Rencontrez-vous la même situation ? Manquez-vous de moyens ? Vos inspecteurs sont-ils suffisamment formés ? Avez-vous accès aux techniques les plus sophistiquées ? L'écart entre les gendarmes et les voleurs, qui sont réputés courir toujours plus vite que les premiers, se réduit-il ?

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Je ne pourrai pas entendre la réponse aux questions que je m'apprête à poser, puisque je dois présenter des amendements sur la loi relative à la séparation des activités bancaires. Trouvez-vous que les bureaux d'investigation en place dans les différents services de vérification et de contrôle sont trop dispersés ? Pensez-vous qu'il soit possible d'en accroître la rentabilité, par exemple en améliorant la communication et la coordination entre Tracfin et son environnement ? La commission des infractions fiscales, placée au sein du ministère du Budget, constitue-t-elle selon vous une étape nécessaire ou une procédure atypique - voire anormale - qui retarde parfois les poursuites ? Enfin, quel est votre avis sur les procédures judiciaires et, surtout, sur les quantums de peine dans l'affaire Kerviel ? Comment expliquez-vous le tamis de la commission des infractions fiscales dans certains cas et l'absence de tout contrôle dans une affaire d'arbitrage qui défraie actuellement la chronique ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

En ce qui concerne les moyens, la criminalité, notamment financière, essaie toujours d'avoir un coup d'avance et d'utiliser au mieux les failles du système pour s'approprier des sommes d'argent indues. De tout temps, on observe a observé un mécanisme de « course-poursuite », par exemple en matière de fraude fiscale et de fraude financière d'envergure, comme l'illustre la fraude sur la taxe carbone : les groupes criminels avaient perçu la faille dans la législation européenne, et les États ont été victimes d'une prédation financière très importante - 1,8 milliard d'euros pour la France, plus de cinq milliards d'euros pour l'Union européenne dans son ensemble. L'État a réagi en modifiant de manière très concrète certaines règles et l'Union européenne, avec l'aide d'Europol, a également pris des mesures. Il y a toujours un délai entre l'action criminelle et la réaction. La Une prévention du crime consisterait à intégrer systématiquement la une dimension criminelle dans les textes en préparation, en prévoyant étant convaincus que la grande criminalité essaiera nécessairement d'utiliser leurs toutes les failles et de faire de la une prédation contre les aux dépends des caisses de l'État et des particuliers.

Avons-nous assez de moyens ? Évidemment, plus on a d'hommes et de matériel, mieux on se porte. Néanmoins, nos résultats sont déjà bons. Le bilan de la BNRDF est tellement positif que la DGFiP, avant toute affaire, avant tout débat, avant toute polémique, avait déjà envisagé de renforcer la présence de ses inspecteurs des impôts dans cette unité. Elle est en effet très rentable. La police judiciaire elle-même avait prévu d'y affecter un certain nombre de ses officiers spécialisés. D'autres unités, aujourd'hui moins médiatisées, jouent également un rôle important dans la lutte contre la fraude fiscale et contre son blanchiment, telles que l'OCRGDF, qui mène depuis 1990 une action de fond régulière et efficace. Très récemment, par exemple, des affaires judiciaires qui avaient démarré de manière modeste ont permis de mettre à jour un réseau de blanchiment de grande envergure, avec des ramifications en Suisse, à Londres et dans de nombreux « paradis fiscaux ». La volumétrie d'argent découvert à un instant donné était considérable, puisque lorsque nous sommes intervenus, il y avait en circulation environ 100 millions d'euros. Ce réseau au sujet duquel nous enquêtons toujours a vraisemblablement blanchi plusieurs centaines de millions, voire un milliard d'euros. Cette machinerie inclut un grand nombre d'infractions économiques et financières - abus de biens, fausses facturations, fraudes fiscales, blanchiment de fraude fiscale, etc. Des personnes qui ne sont pas elles-mêmes liées au trafic de drogue ou au braquage de banque mettent leur argent dans de « grandes lessiveuses », dont les réseaux sont très sophistiqués : un opérateur en Suisse donne des ordres à un opérateur à Londres, qui gère des comptes aux Îles Tortuga, qui reversent sur des comptes en France de l'argent qui repart à Chypre, puis l'argent retourne dans différents pays. De manière invisible, se déroulent dans le même temps des opérations de compensation. Le propriétaire d'une société, coquille vide, dans un pays comme les Îles Tortuga y a adossé un compte bancaire, en Suisse par exemple. Il pourra alors déléguer les un pouvoirs de mouvements du sur ce compte à un gestionnaire de fortune qui transfèrera de l'argent liquide en France, par exemple, et prélèvera par compensation l'équivalent sur le compte suisse, pour le reverser à d'autres clients. Il est par exemple, également, possible d'utiliser, pour compenser en liquide, de l'argent directement tiré du trafic de stupéfiants, sans que la personne qui perçoit cet argent ne le sache. Ce mécanisme permet ainsi aux trafiquants de récupérer leur argent dans un pays tiers sans qu'il ne franchisse les frontières, à la personne qui a fraudé le fisc ou qui fait de la fausse facturation de récupérer également son argent, et finalement au blanchisseur de toucher un pourcentage sur cette opération, avec l'accord des deux parties, qui tout le monde y trouvent leur avantage. Les « lanceurs d'alerte » institutionnels ne voient pas toujours ces choses-là, car elles échappent aux circuits bancaires proprement dits.

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

La personne qui fraude et détient un compte à l'étranger a le choix. Elle peut aller à l'étranger et, au retour, franchir la frontière en transportant l'argent liquide sur elle, ou alors faire un transfert d'argent, ce qui est risqué aussi, puisque détectable par Tracfin. En revanche, si elle a recours à un blanchisseur qui lui remet l'argent liquide à l'endroit où elle le souhaite (compensation), elle ne risque rien, sauf si elle faisait l'objet d'une surveillance particulière. La somme correspondante fait alors l'objet d'un transfert vers un autre compte, déterminé par le blanchisseur, qui peut être le compte d'un trafiquant de stupéfiants, d'un trafiquant d'êtres humains, ou d'un fraudeur fiscal, etc. Ce compte peut être domicilié dans un paradis fiscal, d'où l'argent repartira, en euros, vers le trafiquant.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

De tels montages sont-ils fréquents ? Y a-t-il souvent des liens entre l'évasion fiscale et la criminalité sous toutes ses formes ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

La personne qui fait de la fraude fiscale ou du blanchiment de fraude fiscale à un certain niveau est obligée de passer par des professionnels du blanchiment et des montages financiers complexes. Pour ouvrir un compte privé dans certaines banques, les droits d'entrée peuvent s'élever à un, cinq ou dix millions d'euros.

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Il s'agit d'une règle qui est peut-être connue au sein des conseils de gouvernance de ces banques étrangères opérant hors de nos frontières. Nous n'avons pas accès à cette règle, mais le client est vite renseigné par le bouche-à-oreille. Les acteurs sont souvent des gestionnaires de patrimoine ou de fortune adossés à des banques.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Qui met en place ces montages très complexes et frauduleux : des cabinets d'avocats, des gestionnaires de fortune, des banques étrangères, voire la succursale d'une banque française à l'étranger ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Pour vous répondre, je m'appuierai sur des faits avérés que nous avons rencontrés dans nos enquêtes. Les sections « affaires » de ces banques installées à l'étranger, ces « private banks » dont les « desks » travaillent par zone géographique, ne sont pas accessibles aux personnes qui ne sont pas introduites dans le milieu. Ces systèmes extrêmement sophistiqués intègrent nos réglementations et législations, anticipent sur leurs effets et s'adaptent par avance aux enquêtes dont ils pourraient faire l'objet. Personne, à part ceux qui connaissent très bien le système bancaire ou des avocats fiscalistes, ne pourrait faire de montages aussi sophistiqués. Il ne s'agit pas simplement de transférer des billets dans le coffre aménagé d'une voiture et ou d'ouvrir un compte dans une banque où l'on connaît quelqu'un. La DNIFF et l'OCRGDF travaillent sur des schémas très complexes, dans lesquels les acteurs opèrent depuis la Suisse, via Londres, en direction des Bahamas puis du Panama, puis de Chypre, et ces transferts se font dans la nanoseconde, avec des sociétés offshore dont on ne connaît ni le bénéficiaire économique ni les comptes bancaires, qui peuvent par ailleurs être dans des pays différents. C'est un jeu de piste destiné à perdre les enquêteurs. Les délais de réponse à des réquisitions judiciaires peuvent alors être très longs.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Vous êtes donc amené à solliciter l'entraide de pays européens ou autres. Comment se passe cette coopération avec les services ou les banques étrangers ? Rencontrez-vous des difficultés ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

La coopération est toujours courtoise. Les situations sont très diverses. À proximité de l'Europe, voire en son sein, il existe des paradis fiscaux, et l'hétérogénéité des réglementations en Europe même est utilisée par la criminalité. Celle-ci, opportuniste et prédatrice, exploite ce type de failles. Elle intervient dans le pays qui est le maillon faible de la chaîne pour mettre en échec l'enquête criminelle.

À l'étranger, on n'adresse pas de réquisition à une banque, mais on fait une commission rogatoire internationale en jouant sur l'entraide judiciaire. En France, Si nous recevons une telle requête, et si elle est légale dans sa forme et légitime sur le fond, nous exécutons la demande, sans en aviser la personne qui en fait l'objet et sans lui permettre de s'opposer à la transmission des informations à l'étranger. Dans certains pays, la loi prévoit au contraire que la personne visée par une requête étrangère en est informée et elle peut donc développer des contre-mesures pour échapper à l'enquête. Il existe parfois également un droit de recours.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Pourriez-vous illustrer vos propos par quelques exemples ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

En Suisse, les personnes sont avisées de l'enquête dont elles font l'objet et ont un droit d'opposition à la transmission des pièces tant que la justice ne s'est pas prononcée, c'est-à-dire pendant quelques mois. Comme elles ont l'habitude de transférer des fonds à la nanoseconde vers des destinations très lointaines, elles peuvent s'organiser et se prémunir contre l'enquête. En Europe, nous rencontrons également des difficultés avec le Luxembourg.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Vous est-il arrivé de ressentir de la frustration lorsque certains dossiers sur lesquels vous aviez travaillé n'avaient pas été traités jusqu'à leur extrémité ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Il me semble que cela est l'un des enjeux c'est un enjeu pour l'État. Il est important qu'il n'y ait aucun maillon faible dans la chaîne. Il ne sert à rien de monter un service d'investigation fort de 500 enquêteurs et de moyens héliportés s'il y a un goulot d'étranglement ou s'il n'y a pas de suite à l'enquête. Deux éléments peuvent générer un sentiment de frustration, l'audiencement et le quantum de peine. Il faut un suivi judiciaire, avec des condamnations. Il serait incohérent de dépenser autant d'énergie pour lutter contre la fraude, fiscale ou autre, avec des préjudices financiers extrêmement importants - il s'agit parfois de centaines de millions d'euros - si les coupables n'étaient pas condamnés. Travailler sur des infractions économiques et financières qui ne donnent lieu à aucune poursuite pénale, à aucune garde à vue utile, et débouchent sur un quantum de peine insignifiant à l'audience, est un peu frustrant pour les enquêteurs et pour les personnes qui organisent la lutte contre les fraudeurs et les délinquants, entre lesquels je ne fais pas de distinction. Les affaires tirées de la liste « HSBC » arriveront en jugement au mois de septembre, et nous serons bien entendu très attentifs à leur rendu judiciaire.

Notre mission est-elle frustrante en général ? Non, la police judiciaire est composée de passionnés qui aiment beaucoup leur métier. Cependant, on ressent la une difficulté de avec l'absence d'homogénéité des règles et des réactions, notamment au sein de l'Union européenne. Un exemple très simple : en France, nous avons le Fichier des comptes bancaires (Ficoba). Grâce à cet outil formidable, nous pouvons facilement répondre à une autorité étrangère qui nous demande un renseignement sur une personne : nous pouvons lui indiquer combien cette dernière a de comptes bancaires, dans quelles sociétés banques, sous quels numéros. Dans beaucoup de pays, il n'y a pas d'instrument similaire. Même lorsque les autorités concernées souhaitent coopérer, il faut leur indiquer à quel nom, dans quelle ville et dans quelle banque les comptes sont ouverts. C'est le cas de nos voisins ! Tant que les États ne se seront pas dotés d'outils tels que le Ficoba, il sera difficile - sinon vain - de lutter contre quelqu'un qui a recours aux services d'un gestionnaire de fortune, qui a des moyens financiers considérables et des alliances avec la place financière de Londres, le Guatemala, Panama, Tortuga, qui peut renvoyer l'argent à Chypre, en Chine, ou à Hong Kong., ... Le combat est inégal. Nous avons besoin, et l'Europe a besoin de ces outils si nous voulons pouvoir lutter efficacement contre les fraudeurs.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Parmi les recommandations formulées par la commission d'enquête du Sénat sur l'évasion fiscale internationale figurait la proposition d'un Ficoba européen auquel, me semble-t-il, rien ne s'oppose sur le plan technique. Je me réjouis que vous évoquiez cet outil de transparence et de coordination.

Que pensez-vous de l'efficacité du principe de connaissance de son client par les banques ou d'autres opérateurs financiers ? Comment concevez-vous le projet du gouvernement de créer un parquet spécialisé sur ces questions pour qu'il soit le plus efficace possible ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

La connaissance du client par le chargé de clientèle, et donc par la banque, est une règle très importante parce qu'il est difficile de frauder avec une somme élevée auprès d'un service qui vous connaît et vous suit. C'est la pierre angulaire de la prévention. Cependant, de manière très objective, il existe, en dehors des grandes banques - même si elles aussi peuvent commettre des erreurs -, des gestionnaires de patrimoine et de fortune qui leur sont adossés et qui contribuent à masquer certaines activités de leurs clients et à la fraude.

En ce qui concerne la création du parquet financier, il faut respecter le principe de la chaîne. Nous avons formé des officiers fiscaux judiciaires à l'École de police, et il faut que leur travail aboutisse. Je sais que cela pose des problèmes légitimes, en matière d'organisation, de ressources, de droit, mais il faut veiller à ce que soit mise en place une chaîne qui traite réellement les infractions. Si les fraudes complexes, pour lesquelles les délinquants ont déployé des trésors d'énergie et ont brassé des millions d'euros, sont traitées de manière banale, basique, ces faiblesses dans le dispositif de l'État seront continueront d'être exploitées. Il faut envisager un continuum dans l'action, qui soit cohérent et qui corresponde aux colossaux enjeux actuels en matière de fraude.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Avez-vous été, ou êtes-vous encore confronté à la problématique du démarchage illicite en France par des banques étrangères ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Nous y avons été confrontés ; ce n'est plus le cas aujourd'hui, mais je n'écarte pas l'hypothèse que nous rencontrions ce problème dans un avenir plus ou moins lointain. Il est des services clientèle très agressifs, qui identifient immédiatement les personnes à la recherche de solutions particulières. Sur la place de Paris aussi, se trouvent des spécialistes des montages complexes, qui offrent un service complet à leurs clients, avec une banque à l'étranger, l'ouverture d'un compte et la carte bancaire correspondante, et cela se sait.

La direction centrale de la police judicaire essaie de travailler sur ces noeuds, ces points centraux d'étouffement des réseaux de blanchiment, de placement, et de fraude. Cela permet de démanteler d'un seul coup tout le réseau : on ne punit pas seulement le client qui y a placé son argent, mais aussi ceux qui ont monté le système. Cela est très important pour avoir un impact volumétrique sur la fraude.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Y a-t-il de grandes banques françaises qui auraient manqué à leur obligation de signalement à Tracfin ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

Il faut poser cette question à Tracfin. Je n'ai pas de cas précis et actuel en tête.

Nous avons des échanges très réguliers avec Tracfin ; la coopération est très bonne et nous y avons même un officier de liaison. Le continuum de l'action de l'État est, à cet égard, assuré.

J'aimerais maintenant répondre aux questions posées par Mme Nathalie Goulet. La plupart des services de vérification et de contrôle fonctionnent bien. Comme je l'ai déjà indiqué, il y a parfois un problème de continuum des services l'État. Trop peu de déclarations sont faites au titre de l'article 40 du Code de procédure pénale : quand l'administration fiscale fait une enquête et constate qu'elle n'a pas matière à une exploitation fiscale, elle devrait systématiquement communiquer les éléments en sa possession aux services de police judiciaire. Il faut constituer des alliances entre les services, plutôt que de les laisser coexister comme une mosaïque.

La deuxième question de Mme le Sénateur portait sur la commission des infractions fiscales. Permettez-moi de souligner que nos unités n'ont pas vocation à s'occuper de la fraude fiscale dans son ensemble. Il faut savoir réserver le type d'enquêtes que nous menons aux cas de fraude complexes ou emblématiques, au sujet desquels l'administration fiscale se sent impuissante ou à la limite de ses pouvoirs. Traiter le « tout-venant » financier peut être démotivant ou frustrant, et surtout empêche nous empêchera à terme de traiter les grandes affaires.

Debut de section - PermalienPhoto de Yvon Collin

Cette audition est décidément passionnante. Je voudrais poser trois questions. La « liste HSBC » a été manifestement dérobée ; cela peut-il, à terme, se révéler être une faiblesse dans la procédure ? Vos services ont-ils subi des tentatives d'infiltration ? Enfin, le secteur du football recèle des enjeux financiers considérables, notamment en ce qui concerne les transferts de joueurs ou d'entraîneurs, ou les rachats de clubs par des capitaux parfois douteux. Êtes-vous parfois amené à travailler sur ce milieu ?

Debut de section - Permalien
Bernard Petit, direction centrale de la police judiciaire, ministère de l'Intérieur

1) La Cour de cassation s'est récemment prononcée au sujet de la liste dite « Falciani ». Certains dossiers qui en sont issus, instruits par la BNRDF, seront bientôt devant la juridiction ; pour l'instant, nous n'avons guère d'inquiétudes en ce qui en concerne le fondement. La liste a certes été acquise par M. Hervé Falciani dans des conditions qui appellent certaines remarques, mais aucun agent de l'État - magistrat, policier ou inspecteur des impôts - n'est à l'origine de sa captation. La Cour de cassation laisse, pour l'instant, se dérouler l'affaire ; le passage en juridiction servira d'épreuve du feu, qui et nous permettra de connaître l'attitude des juges du siège sur le fond.

2) J'espère que les services n'ont fait l'objet d'aucune infiltration ! En tout état de cause, je n'ai pas connaissance de telles tentatives. Nous sommes très vigilants, et tant la DNIFF que l'OCRGDF sont des unités relativement sûres, où les agents sont très professionnels et attentifs à ces questions. Comme nous enquêtons très souvent sur des cas de corruption, nous savons assez bien quels mécanismes et quels acteurs sont à l'oeuvre.

3) Le monde du football, les transferts et les rachats sont un vrai sujet. Plusieurs enquêtes sont en cours, avec des sommes très importantes. En France, on ne sait pas encore vraiment ce qu'est le crime organisé : on oscille toujours entre la lutte contre le terrorisme, perçu comme une menace violente contre l'État et sa souveraineté, et la délinquance « moyenne », de voie publique, qui contribue au sentiment d'insécurité et a une incidence sur le comportement électoral. Ces deux problèmes sont très importants, mais entre les deux, il y a un fossé énorme, celui de la criminalité organisée. Je constate au quotidien un phénomène décrit par d'éminents criminologues, celui de la convergence entre la « délinquance en col blanc » d'avant, qui n'existe plus, et la « criminalité tout court », impliquée dans les trafics, les attaques à main armée, la prostitution, etc. L'argent ainsi dégagé met en contact les grands délinquants avec les blanchisseurs, qui en ont besoin pour les décaissements en liquide. Un grand réseau de blanchiment peut traiter jusqu'à deux millions d'euros par semaine. À tout instant, le client du réseau de blanchiment peut profiter de cette capacité de décaissement due à l'argent de la criminalité, presque comme s'il s'agissait d'un service bancaire. Les criminels cherchent à placer leur argent mal acquis de façon plus lucrative. Les blanchisseurs peuvent ainsi mettre en contact des clients de types différents. Cette criminalité organisée est très bien renseignée sur les textes en vigueur et ceux en préparation ; elle dispose des moyens de communication les plus sophistiqués, l'internet et l'internet « caché », le « dark net », et de moyens techniques qui font échec aux nôtres.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Je vous remercie beaucoup de ces précisions. Vos auditions sont toujours très intéressantes.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Nous poursuivons maintenant nos travaux avec l'audition de M. Jacques Arrighi de Casanova, président de la commission de déontologie de la fonction publique. Dans le cadre d'une commission d'enquête, la personne entendue doit prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jacques Arrighi de Casanova prête serment.

Debut de section - Permalien
Jacques Arrighi de Casanova, président de la commission de déontologie de la fonction publique

En en ma qualité de président de la commission de déontologie, j'ai peu choses à dire sur le rôle des banques et des acteurs financiers dans l'évasion des capitaux, sur ses effets fiscaux et sur les équilibres économiques, du moins à titre liminaire. En revanche, en ce qui concerne l'efficacité du dispositif destiné à la combattre, je peux vous donner quelques indications sur ce qu'est la commission de déontologie de la fonction publique que j'ai l'honneur de présider et, plus spécialement, sur ce qu'elle n'est pas. Fondamentalement, la perception de cette commission repose sur un malentendu, sans doute dû à sa dénomination même.

Comme vous le savez, la commission a été créée par la loi du 29 janvier 1993, dite « loi Sapin », dans un contexte particulier, celui de la lutte contre la corruption révélée alors par certaines affaires. L'article 87 de cette loi avait donc créé trois commissions, une pour chacune des fonctions publiques, chargées essentiellement de donner un avis sur des projets de départ d'agents publics dans le secteur privé, pratique que l'on appelle couramment le « pantouflage ». À l'heure actuelle, la commission est régie par l'importante modification apportée par la loi du 2 février 2007. D'une part, ce texte a étendu ses compétences bien au-delà du contrôle des départs dans le privé. En effet, la commission contrôle aujourd'hui des projets de cumul d'activités privées par des agents publics au titre de la création d'entreprise - possibilité qui a été ouverte dans le même temps par la loi et introduite à l'article 25 du statut général de la fonction publique. Cela représente à peu près 3 000 dossiers sur les 3 300 dont la commission est saisie chaque année. D'autre part, la loi du 2 février 2007 a rendu facultative la saisine de la commission s'agissant des projets de départ d'agents publics dans le secteur privé, ou - plus précisément - elle ne l'a rendue obligatoire que dans un seul cas. La définition en est quelque peu tautologique : il s'agit du cas du fonctionnaire qui, dans les fonctions qu'il a exercées au cours de la période de référence, c'est-à-dire des trois années précédentes, a été en situation d'assurer le contrôle ou la surveillance d'une entreprise privée, ou de conclure des contrats avec elle, ou de formuler des avis sur de tels contrats, ou encore de prendre ou de proposer des décisions concernant les opérations réalisées par cette entreprise. Autrement dit, si on prend au pied de la lettre la définition qui prévaut depuis six ans des cas d'intervention obligatoire de la commission pour les départs dans le privé, la saisine n'est obligatoire que si l'on est quasiment sûr que le délit de prise illégale d'intérêts est constitué. En caricaturant un peu, la commission est donc saisie aux fins d'émettre un veto, puisque parmi ses missions figure justement la prévention du délit pénal de prise illégale d'intérêts. A ce titre, un fonctionnaire s'étant trouvé dans la situation que je viens d'évoquer n'est pas autorisé à rejoindre l'entreprise concernée dans un certain délai de viduité, qui était jadis de cinq ans et qui a été réduit à trois par cette loi.

Alors, pourquoi dis-je qu'il y a un malentendu ? D'une part, depuis cette date, même si la commission est le plus souvent saisie en-dehors des cas obligatoires, elle n'a pas nécessairement une vue d'ensemble sur tous les départs dans le secteur privé. Au regard de sa mission initiale de contrôle du « pantouflage », elle examine tous les cas qu'on lui soumet mais n'est pas systématiquement saisie. D'autre part, la déontologie est un domaine beaucoup plus vaste que les seuls cas de départ dans le secteur privé. Je pense à la situation de conflit d'intérêts dans laquelle peut se trouver un fonctionnaire appelé à prendre ou à proposer des décisions sur tel ou tel sujet alors qu'il a pu auparavant être dans une autre situation. Je citerai un exemple qu'il n'est pas incongru d'évoquer au Sénat eu égard à sa mission : un fonctionnaire qui se trouve être par ailleurs élu local, conseiller municipal, est conduit à prendre des décisions, à les proposer à son ministre ou à les signer par délégation, ou encore à donner des avis à leur sujet, alors même que ces décisions auront un impact positif ou négatif sur la collectivité locale dont il est l'un des élus. Il peut y avoir là une situation de conflit d'intérêts au sens large du terme, puisqu'il s'agit de concurrence entre divers intérêts publics, et non simplement entre intérêts publics et intérêts privés. De façon générale, un certain nombre de questions de déontologie ne se traduisent pas nécessairement par des normes écrites dans l'actuel statut général de la fonction publique mais existent, notamment au travers de la jurisprudence sur des questions disciplinaires ; la commission n'en est nullement chargée.

En résumé, la saisine de la commission au titre de la mission qui lui avait été originellement attribuée - le contrôle des départs dans le privé - n'est pas systématique, bien que les administrations soumettent assez largement ce type de dossiers. J'insiste à cet égard sur le fait que, lorsque l'on examine les dispositions réglementaires et notamment le décret du 26 avril 2007 qui précise l'étendue du contrôle, on constate que la commission est invitée à exercer, d'une part, un contrôle dit « pénal » sur les risques de prise illégale d'intérêts, et d'autre part, un contrôle dit « déontologique », qui vise - indépendamment de ces cas - à éviter que l'agent puisse, dans le cadre de ses nouvelles fonctions dans le secteur privé, bénéficier de contacts privilégiés ou être soupçonné d'avoir préparé sa future clientèle.

En bref, la commission ne contrôle pas obligatoirement tous les départs mais fort heureusement, dans la plupart des cas, les administrations n'hésitent pas à utiliser la possibilité de la saisine facultative.

L'étendue de la saisine obligatoire de la commission pour les cas de départ dans le privé s'est donc réduite entre 1993 et 2007. Parallèlement à cette tendance, dans un nombre croissant de secteurs de l'administration - d'abord dans les autorités administratives et les agences -, apparaissent des commissions ou des collèges de déontologie internes, ce qui montre que le champ de la déontologie est aujourd'hui beaucoup plus vaste que celui de la commission que je préside.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Merci, M. Arrighi de Casanova, de cette présentation. Pourriez-vous nous indiquer la composition exacte de la commission de déontologie de la fonction publique et le mode de désignation de ses membres ?

Debut de section - Permalien
Jacques Arrighi de Casanova, président de la commission de déontologie de la fonction publique

En vertu de la loi, son président est un conseiller d'État, proposé à la désignation du Premier ministre par le vice-président du Conseil d'État. Elle comporte, dans le collège que je qualifierais de « permanent », un magistrat qui, en pratique, est issu de la Cour de cassation, un conseiller-maître à la Cour des comptes, deux personnalités qualifiées dont l'une a une expérience du secteur privé, et chaque titulaire a un suppléant issu de la même catégorie que lui. À chacune des trois fonctions publiques correspond en outre une formation spécialisée ; s'agissant de la fonction publique d'État, siègent deux directeurs du personnel ou des « ressources humaines » d'administration centrale. La particularité du système actuel réside dans le fait que le représentant de l'autorité administrative employeur siège également, avec voix délibérative.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je vais maintenant évoquer un cas réel, celui d'un conseiller-maître à la Cour des comptes en charge de la législation fiscale européenne et internationale, auteur de papiers très pointus sur l'évasion fiscale publiés dans une revue consacrée aux finances publiques. Cette personne, dont je ne citerai évidemment pas le nom, est devenue, au début de cette année, conseiller en fiscalité auprès de la banque BNP Paribas. J'ignore si la commission de déontologie de la fonction publique avait été saisie de ce dossier particulier, qui me pose question au regard du sujet qui nous intéresse.

Debut de section - Permalien
Jacques Arrighi de Casanova, président de la commission de déontologie de la fonction publique

Si j'identifie bien le dossier compte tenu des indications que vous avez données, le cas a été soumis à la commission. Il s'agissait d'une saisine à titre facultatif, et c'est l'une des failles du système, puisque ce cas de passage au privé pose des problèmes au moins aussi nombreux et délicats que celui du fonctionnaire qui a été appelé à contrôler une entreprise et qui souhaite s'en faire embaucher.

Le contexte ne saurait être ignoré, même s'il ne saurait suffire à justifier n'importe quel avis, notamment favorable. En effet, les hauts fonctionnaires du ministère des Finances, en particulier ceux affectés à la direction générale des finances publiques (DGFiP), ont vu leurs possibilités de débouchés et de perspectives de poste de fin de carrière à l'intérieur de leur administration singulièrement amoindries depuis la réorganisation des services. Les entreprises publiques au sens strict sont elles aussi moins nombreuses que par le passé. Au prétexte que la carrière serait bouchée au sein du service auquel l'intéressé est affecté, il ne faudrait néanmoins pas tout permettre.

Trois solutions s'offrent à la commission de déontologie. Les avis d'incompatibilité lient l'administration, qui n'a pas le droit d'autoriser le départ ; ces avis sont rares parce que la jurisprudence de la commission est assez bien connue, notamment au travers de ses rapports annuels. C'est un cas minoritaire statistiquement.

Debut de section - Permalien
Jacques Arrighi de Casanova, président de la commission de déontologie de la fonction publique

L'administration peut demander une nouvelle délibération si elle dispose d'éléments nouveaux. Il est admis que l'intéressé dispose de la même faculté, bien que le texte n'ait pas été rédigé exactement en ces termes.

La commission peut également émettre un avis de compatibilité simple, nihil obstat. Cela est très fréquent lorsqu'il s'agit de cas « classiques », qui ne posent aucun problème, notamment parce qu'il n'y a aucun rapport entre les anciennes fonctions de l'intéressé et celles qu'il exercera dans le privé.

La zone intermédiaire est très importante ; pour la fonction publique d'État, elle correspond à plus de 40 % des cas. Il s'agit des avis avec réserves.

Dans le dossier que vous évoquez, il a été constaté que l'intéressé, fonctionnaire de la direction de la législation fiscale, n'avait pas exercé de fonctions opérationnelles, à l'inverse, par exemple, du chef du contrôle fiscal, qui lui est frappé d'une interdiction professionnelle dans à peu près toutes les entreprises pour trois ans, puisqu'il est réputé pouvoir les contrôler toutes. Il a été vérifié que l'intéressé n'avait pas eu à contrôler l'entreprise dont il s'agissait, de quelque manière que ce soit - par exemple en participant à des rescrits fiscaux - pendant la période de référence de trois ans. La réserve dont est assorti l'avis peut être une interdiction faite à l'intéressé d'entretenir toute relation professionnelle avec son administration d'origine pendant les trois années qui suivent. Cependant, dans le cas d'une personne qui doit rejoindre le service « fiscalité » d'une banque, cela équivaudrait à une interdiction pure et simple de départ. La réserve émise en l'espèce était assez circonstanciée ; elle interdisait tout contact professionnel avec le bureau, la sous-direction ou le service dont l'intéressé avait fait partie.

Pour le surplus, l'avis favorable repose, dès l'instant où aucun risque pénal n'est identifié, sur le pari selon lequel il n'est pas inutile qu'un fonctionnaire qui a la culture de l'administration fiscale aille dispenser la bonne parole dans le monde de l'entreprise. Ce pari s'est parfois vérifié. On ne saurait présumer qu'une telle personne contribuerait nécessairement à élaborer des montages pour le moins douteux.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Votre de champ de compétence recouvre-t-il également les collèges et autorités de supervision tels que ceux de l'Autorité de contrôle prudentiel (ACP), de l'Autorité des marchés financiers (AMF), les organismes financiers publics, la Banque de France, la Caisse des dépôts, la Banque publique d'investissement (BPI) ?

M. Jacques Arrighi de Casanova. - Les textes, qui n'ont, sur ce point, pas changé depuis 1993, parlent des « fonctionnaires et agents publics », ce qui dans une première approche inclut les maires ou les ministres. Cependant, la définition qui a été retenue, en cohérence avec l'énumération faite à l'article 87 de la loi du 29 janvier 1993, ne comprend que les fonctionnaires statutaires, les agents non titulaires de droit public employés par l'État, les membres des cabinets ministériels et les agents contractuels de droit public ou de droit privé d'une autorité indépendante.

On déduit de cette liste relativement précise que les membres du collège d'une autorité indépendante ne sont pas visés. Il y a sans doute une lacune, qu'il n'est néanmoins pas facile de combler : les membres du collège d'une autorité indépendante, notamment dans le secteur financier, sont parfois des acteurs du secteur privé. Par conséquent, le contrôle n'est pas exactement de même nature. Ce problème peut se résoudre par un autre biais. J'ai en tête une affaire jugée par le Conseil d'État en tant que juge des sanctions de l'AMF, qui a annulé une sanction infligée par la commission compétente de l'AMF parce que l'un des membres de celle-ci, qui avait pris part à la délibération, avait été en relation d'affaires - de concurrence, plus précisément - avec la personne poursuivie : l'hypothèse de conflit d'intérêts et de manquement d'impartialité est de nature à vicier, le cas échéant, la décision prise par l'organe concerné. J'y insiste, ce genre de difficultés n'entre pas dans le champ de compétence de la commission que je préside.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Le rapport de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, dit « Rapport Sauvé », avait formulé plusieurs suggestions de modifications. Certaines ont-elles été mises en oeuvre ? Quelles réformes suggérez-vous, qui permettraient d'éviter les difficultés que nous venons d'aborder ? Enfin, pour terminer, j'aimerais évoquer le cas de M. François Pérol, dont la nomination, en 2009, à la tête du groupe BPCE, avait suscité une polémique. Quel était à l'époque l'avis de la commission de déontologie ?

Debut de section - Permalien
Jacques Arrighi de Casanova, président de la commission de déontologie de la fonction publique

Au début de l'année 2011, le Rapport Sauvé a donné lieu à un projet de loi qui en reprenait certaines propositions. Ce texte, déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale, est aujourd'hui caduc. Le gouvernement actuel a présenté un projet de loi sur la transparence de la vie publique, qui appréhende certaines des questions envisagées dans le Rapport Sauvé, ainsi que, d'ailleurs, dans le Rapport Jospin - le second avait repris du premier certaines propositions relatives au contrôle de la déontologie et des conflits d'intérêts. Ce texte, qui vient d'être adopté en première lecture par l'Assemblée nationale, devrait être examiné au Sénat prochainement. Il définit les conflits d'intérêts et élargit le champ des questions de déontologie soumises à une autorité de contrôle, mais il ne fait pas le choix d'une autorité de contrôle unique, option proposée par les rapports Sauvé et Jospin. Mme Marylise Lebranchu, ministre de la Réforme de l'État, de la Décentralisation et de la Fonction publique, a annoncé qu'un projet de loi relatif aux droits et obligations des fonctionnaires serait présenté en Conseil des ministres dans le courant du mois de juillet. En l'état des informations dont je dispose, la commission de déontologie - distincte de la future Haute autorité - serait maintenue, avec des missions élargies, une saisine à nouveau obligatoire pour tous les cas de départ dans le privé et des attributions étendues à toutes sortes de questions de déontologie, y compris des recommandations générales et des cas particuliers.

On peut se demander s'il vaut mieux avoir une autorité unique, qui s'occuperait de tout, ou une Haute autorité pour un certain public et une commission de déontologie pour les fonctionnaires, telle qu'elle existe. Les rapports Sauvé et Jospin préconisaient une autorité unique ; l'actuel gouvernement, comme le précédent, fait le choix de proposer des autorités distinctes. Des problèmes de recoupements peuvent se poser mais, au vu des centaines de cas dont nous sommes saisis chaque année, il ne me paraîtrait pas très réaliste d'envisager qu'une Haute autorité - composée comme celle créée par la loi que l'Assemblée nationale vient d'adopter en première lecture - s'occupe de la question, aussi importante soit-elle pour l'intéressé, d'un fonctionnaire de catégorie B du service technique d'une commune qui souhaite rejoindre une entreprise, sans même parler des innombrables cas de cumul d'activités, qui concernent souvent des fonctionnaires de niveau modeste.

En résumé, je pense qu'il faudrait reconsidérer les modalités de saisine de la commission de déontologie, en la rendant à nouveau obligatoire pour tous les départs dans le secteur privé et facultative pour les cumuls d'activités, à supposer que le principe de cette possibilité de cumul soit maintenu dans le nouveau paysage statutaire de la fonction publique. Peut-être aurai-je l'honneur d'être entendu à l'Assemblée nationale ou au Sénat sur le prochain projet de loi sur la fonction publique, sur lequel nous aurons plus d'informations à la mi-juillet.

En ce qui concerne « l'affaire Pérol », il y a eu des malentendus, des polémiques et des propos prêtés à tort à mon prédécesseur. J'en dirai simplement qu'elle a mis en évidence une faille importante de la loi de 1993, modifiée en 2007, qui est l'absence de saisine obligatoire de la commission de déontologie en-dehors du cas où il est suffisamment établi que l'intéressé a pu être en situation de contrôler ou de proposer des décisions concernant l'entreprise où il souhaite travailler. La difficulté majeure, en ce qui concerne les membres des cabinets ministériels ou les collaborateurs du Président de la République, est l'absence d'organigramme précis, de délégation ministérielle, etc. Dans cas conditions, il n'est pas aisé de connaître le champ de compétences et les activités réelles du collaborateur d'un ministre ou du Président. Dans le cas M. Pérol, la réponse à la question de savoir si la commission devait être saisie n'était pas évidente, et celle-ci se confondait avec la question de savoir si la commission devrait alors donner un avis négatif quant aux futures responsabilités envisagées par l'intéressé.

Cette affaire malheureuse a néanmoins eu une conséquence heureuse, puisque la loi du 3 août 2009 a rendu obligatoire la saisine de la commission pour tous les anciens membres de cabinet ministériel et collaborateurs du Président de la République. Si, au cours de la période de référence, un administrateur civil est affecté pendant ne serait-ce que trois mois à un cabinet, son cas doit être soumis à la commission, même s'il rejoint par exemple un cabinet d'avocats, qui n'est pas une entreprise au sens de l'article 432-13 du Code pénal et qui, par conséquent, ne donne pas lieu au contrôle dit « pénal ». Un fonctionnaire qui devient avocat n'entre donc pas dans le champ de la saisine obligatoire, puisqu'il s'agit d'une activité libérale, sauf s'il a été membre d'un cabinet. Mon prédécesseur rapport avec le champ de compétence du ministre auprès duquel elles travaillaient se sont multipliés.

Les failles antérieures à « l'affaire Pérol » ont donc été comblées par le législateur en 2009. Reste la difficulté de savoir exactement ce que fait une personne qui ne figure pas dans un organigramme.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Je vous remercie, M. le Président. Une dernière question : avez-vous été choqué par des faits qui n'ont pu se produire qu'en raison de la non-saisine de la commission ?

Debut de section - Permalien
Jacques Arrighi de Casanova, président de la commission de déontologie de la fonction publique

Je n'en ai pas connaissance, mais ai été nommé à la tête de cette commission il y a un peu moins d'un an seulement. Il se peut donc que de tels cas aient existé. J'espère qu'il n'en existera pas à l'avenir.