Un journaliste décrit les faits, il n'est ni un prescripteur ni un auxiliaire de justice et n'a pas se substituer au législateur. S'il est témoin de faits intéressants, il doit en faire part, comme je le ferai devant vous, tout en montrant les failles de la législation, de la régulation du secteur bancaire et financier. Cela est d'autant plus fondé que les intermédiaires, qui participent largement à ce système, renvoient à la responsabilité du législateur : si la loi est mal faite, il revient au politique de la changer !
Après un mois et demi d'enquête sur 120 000 sociétés offshore, nous avons publié un article le 4 avril, soit 48 heures après les aveux de Jérôme Cahuzac, qui lui ont donné une résonnance particulière. Offshore Leaks constitue une expérience inédite reposant sur la coopération de cent journalistes de quarante pays différents et d'un consortium de journalistes américains financé par le mécénat, l'ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists). Le Monde, sollicité par le consortium, avec lequel il avait déjà coopéré sur le trafic de tissus humains, a accepté sa proposition de travailler sur deux millions et demi de documents provenant de sociétés spécialisées dans la création de quick companies, et stockés sur des disques durs d'ordinateur représentant 260 gigaoctets, soit 160 fois plus que les télégrammes diplomatiques de WikiLeaks.
Ces documents étaient très divers : actes juridiques de création de sociétés, échanges de lettres ou de courriers électroniques entre intermédiaires financiers ou avocats d'affaires, récépissés de factures toujours anodines, puisque le but des montages est justement la dissimulation. Le Monde a exploité les fichiers pour remonter le fil des trusts ou des compagnies financières internationales aux Îles Vierges britanniques. Malgré ces montages, nous avons retrouvé, derrière les prête-noms, les véritables bénéficiaires économiques.
Le résultat, c'est la fameuse liste française de 130 noms, que nous n'avons pas tous publiés. Nous avons en effet choisi de nous concentrer sur ceux qui faisaient sens : des personnes emblématiques, censées incarner certaines valeurs, en situation de responsabilité, ou des institutions bien en vue. Nous avons également procédé par thèmes, pour arriver à deux conclusions essentielles : d'une part, le recours aux sociétés offshore s'est banalisé au point de concerner gros et petits entrepreneurs de province, et pas seulement les oligarques russes ; d'autre part, les intermédiaires financiers ont un rôle très actif dans ces montages pour lesquels la régulation n'est pas forcément adaptée.