président. - Nous recevons M. Olivier Sivieude, directeur de la direction des vérifications nationales et internationales au ministère de l'économie et des finances. Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Sivieude prête serment.
La direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) est chargée de contrôler la situation fiscale des quelque 3 500 plus grandes entreprises établies en France, soit, avec leurs filiales, environ 70 000 entreprises. Nous nous intéressons aussi dans le cadre des contrôles sur place des entreprises à la rémunération de leurs dirigeants, mais nous ne contrôlons pas les particuliers - c'est le travail d'une autre direction de la direction générale des finances publiques (DGFIP). Je dispose de 500 collaborateurs. Les vérificateurs sont spécialisés par secteur socioprofessionnel, et nous avons formé des spécialistes des questions internationales et financières, qui viennent les appuyer si besoin. Les résultats de ma direction sont en progression constante depuis cinq ans. Le montant des droits et pénalités a augmenté jusqu'à atteindre 4,6 milliards d'euros en 2012. Le taux de recouvrement s'élève à 85 %, les 15 % restants correspondant au contentieux. Sur ce total les opérations internationales représentent 2 milliards d'euros en 2012. Un contrôle sur trois comporte désormais au moins un rappel à l'international. Il s'agit d'une priorité forte de la DGFIP et par conséquent de ma direction.
Nos rappels à l'international reposent principalement sur trois piliers. L'article 57 d'abord, qui porte sur les prix de transfert intragroupe, et qui établit que ceux-ci doivent être formés de la même manière qu'à l'égard d'une société indépendante. Cette règle dite de pleine concurrence a été posée il y a quatre-vingts ans. Deux autres articles anti-abus, ensuite. L'article 209 B permet, dans certaines conditions très restrictives, de taxer les bénéfices réalisés par des filiales de sociétés françaises dans des pays à fiscalité privilégiée ; l'article 238 A est utile pour remettre en cause des commissions, intérêts, honoraires facturés à une entreprise située en France par une autre située dans un paradis fiscal. L'abus de droit, enfin, qui est défini sous l'article L-64 par trois critères ; montage artificiel, à but exclusivement fiscal, et contraire à l'intention du législateur.
Nous sommes reconnaissants à ce dernier de nous avoir facilité la tâche. L'administration fiscale n'est compétente qu'à l'intérieur de nos frontières. Or il est pourtant essentiel, dans les affaires internationales, de savoir ce qui se passe ailleurs. En 2009, des dispositions fiscales dures ont été prises à l'égard des États non coopératifs, afin de les inciter à répondre aux demandes d'assistance administrative internationale. Résultat : alors que nous formulions une centaine de demandes à l'époque, et que nous attendions en moyenne un an la réponse, le nombre des demandes a doublé et nous obtenons plus rapidement des réponses de meilleure qualité.
Depuis trois ans, les entreprises dont le chiffre d'affaires dépasse 400 millions d'euros doivent fournir une documentation sur leurs prix de transfert. Cette contrainte est bénéfique pour les entreprises, obligées de s'interroger sur leur politique interne et mes vérificateurs travaillent plus efficacement.
Enfin, la taxation des bénéfices localisés dans des pays à fiscalité privilégiée ne pouvait se faire, dans le passé, que si nous démontrions l'absence de réelle activité économique locale, ce qui est extrêmement difficile. Heureusement, la charge de la preuve a été inversée.
S'agissant des rappels effectués en matière internationale, je citerai cinq catégories de pratiques parmi les plus fréquentes dans des domaines non financiers à proprement parler. L'usage des prix de transfert d'abord : par exemple une entreprise française facture insuffisamment ses prestations à ses filiales étrangères ou une entreprise étrangère installée en France est trop faiblement rémunérée. Le business restructuring, ensuite, qui consiste à transférer des fonctions - achats, marketing, publicité... - dans d'autres entités installées dans des pays à fiscalité plus favorable, le plus souvent la Suisse, parfois le Luxembourg. Cela entraîne une perte de substance, donc de bénéfice imposable. Troisième pratique, les sociétés propriétaires des marques sont installées dans des pays à fiscalité favorable et perçoivent des redevances anormalement élevées de la part des filiales. La quatrième catégorie consiste pour certains groupes à utiliser des entités situées dans des paradis fiscaux pour se faire facturer des prestations ou des opérations financières. Enfin dans le domaine de l'économie numérique, des entreprises nient la réalité même d'une activité en France. Aucun secteur professionnel n'échappe totalement à ces pratiques mais heureusement, toutes les entreprises de ces secteurs n'y cèdent pas.
Quant aux montages financiers ils ont toujours le même objet : accroître les charges financières en France et faire en sorte que le produit correspondant ne soit pas taxable. Nous y perdons et l'autre pays dans lequel le produit est perçu n'y gagne rien, seule l'entreprise en profite. Cinq types de procédés sont utilisés. L'endettement artificiel, d'abord : des réserves financières sont distribuées dans un autre pays, puis prêtées à la société française sous forme d'obligations remboursables en actions (ORA) par exemple. L'argent ne sort pas réellement de l'entreprise, l'actionnariat n'est pas modifié, mais les charges financières augmentent.
rapporteur. - Comment les entreprises justifient-elles la distribution à une entreprise étrangère du même groupe ? De quels types de montants s'agit-il ?
Le premier cas que nous avons traité a été soumis au Comité d'abus de droit. Il portait sur 316 millions d'euros, distribués et immédiatement réempruntés sous forme d'ORA, avec une charge d'intérêt de 10 millions d'euros par an, ce qui réduisait d'autant la base imposable. Le problème est que chaque opération, prise isolément, est parfaitement régulière. Distribuer des réserves, c'est légal...
Oui. La société à l'étranger n'a pas à dire pour quels projets elle a besoin de cet argent ! Le lui emprunter ensuite est tout à fait légal. Seul le moyen d'abus de droit fait échec à ces opérations. En l'espèce, nous avions montré qu'il s'agissait d'un simple jeu d'écriture, que l'argent n'était pas sorti des caisses et que la structure du capital de l'entreprise n'avait subi aucun changement.
D'autres produits, appelés Repurchase agreement operations (Repo), consistent en un prêt à une filiale américaine ou anglaise, qui confie en gage des titres dont les dividendes se substituent aux intérêts à verser. Ceux-ci auraient été imposables, alors que les dividendes, entre société-fille et société-mère, sont exonérés et n'ont pas à être déclarés en France.
En Belgique, les centrales de trésorerie jouissent du régime très favorable des intérêts notionnels : elles bénéficient d'une déduction forfaitaire fictive qui annule le bénéfice dégagé. Une société en France emprunte à une banque, place l'argent en parts de capital de la centrale en Belgique, qui lui consent un prêt en retour. Cela crée deux charges financières pour la société française et le produit versé en Belgique fait l'objet d'une déduction. C'est une double non-imposition !
Une société peut aussi emprunter, non pas directement à sa société-mère au Canada ou au Japon par exemple, mais auprès d'une entité située dans un paradis fiscal dans laquelle la mère a déposé de l'argent : le produit n'en sera pas taxé. Elle peut aussi sous-capitaliser des filiales créées dans certains États, et leur accorder des abandons de créances ou des subventions, qui n'y sont pas imposées. La charge est en France et le produit, à l'étranger, n'est pas taxé... Une disposition législative prise l'an dernier devrait mettre fin à cette pratique.
Nous avons une cinquantaine de dossiers en cours sur de tels montages qui procurent un avantage direct aux entreprises qui les utilisent et donc pas aux banques qui prêtent et qui parfois conseillent.
S'agissant plus particulièrement des banques, ma direction comprend une trentaine de spécialistes qui contrôlent les banques et les institutions financières ; nous menons chaque année environ 150 contrôles dans ce secteur. Les banques ont ces dernières années enregistré des déficits considérables, elles n'ont donc pas besoin de recourir à des montages et sauf rares exceptions elles ne sont pas sur le terrain de l'optimisation fiscale agressive ces toutes dernières années ! Un point cependant. Les succursales en France de banques étrangères sont souvent sous-capitalisées. Elles empruntent à l'étranger, ce qui leur crée des charges financières considérables : elles ne paient quasiment pas d'impôts en France. Nous considérons qu'elles devraient avoir le même ratio d'endettement que l'entité mère.
Un mot de nos moyens. J'ai été blessé d'entendre, lors d'une de vos précédentes auditions, un membre de votre commission juger les vérificateurs « incapables » de procéder à des rappels en matière de prix de transfert. C'est injuste et inexact. Nos résultats démontrent l'inverse. Nous avons mis en place une analyse de risque qui repère les points de fragilité des dossiers. Dès mon arrivée, j'ai créé des liaisons avec les administrations de contrôle de la DGFIP, avec l'Urssaf, les douanes. Nous utilisons tous les moyens qui sont à notre disposition, nous allons jusqu'aux perquisitions, montées avec la direction nationale des enquêtes fiscales. A partir du 1er janvier, nous disposerons des comptabilités des entreprises sous forme dématérialisée, ce qui nous facilitera le travail : nous en aurons fini avec les listings papiers difficiles à déchiffrer. Nous n'aurons cependant toujours pas accès aux comptabilités analytiques, comme l'Inspection général des finances l'a relevé dans un rapport récent. De grandes entreprises vont jusqu'à nous refuser des copies de documents, puisque le contrôle fiscal se fait sur place et sans emport de document.
Je puis vous dire qu'elles existent ! Mais nous ne pouvons rien faire. J'ajoute que nous n'avons pas le droit de communication sur les rapports des autorités de contrôle, comme l'autorité de contrôle prudentiel (ACP). L'abus de droit est pour nous un outil précieux, nous l'utilisons très souvent. Mais l'expression « exclusivement fiscal » nous complique le travail : les entreprises peuvent très souvent démontrer qu'il y a aussi un but économique ou social, fût-il ténu, dans leur montage. La norme européenne, elle, s'en tient au but « essentiellement fiscal ».
L'enjeu, en matière internationale, est de savoir ce qui se passe hors de nos frontières. Il y a trois moyens : l'assistance administrative internationale, la charge inversée de la preuve, et les obligations de déclaration concernant les activités des filiales à plus de 50 % - obligation qui ne couvre pas les trusts... L'amende pour défaut de déclaration n'est guère dissuasive : 125 euros. Le croisement entre ces déclarations et les données des diverses bases accessibles révèle un écart important.
Comment expliquer l'accroissement de votre activité depuis cinq ans ? Est-ce dû à une augmentation du nombre des opérations d'évasion ? Vos moyens ont-ils été renforcés ? Comment se passe la coopération internationale ? Avez-vous accès aux comptes consolidés des grands groupes ?
Si nos résultats augmentent, c'est peut-être que nous sommes meilleurs aujourd'hui ! La DGFIP a fait de la lutte contre la fraude fiscale une priorité ; mes effectifs ont légèrement augmenté. Nous avons mis en place des formations spécifiques et des dispositifs d'alerte. En effet, la réactivité est primordiale : des montages sont imaginés par des avocats, des conseillers ou des banques et proposés aux entreprises et si l'on n'y met fin rapidement, ils se propagent très vite. Les entreprises sont de plus en plus internationales et les tentations, de plus en plus grandes. Certains secteurs nouveaux, comme l'économie numérique, s'y prêtent plus que l'industrie. Je n'ai pas accès aux comptes consolidés, seulement aux résultats produits en France.
Que pensez-vous du dispositif allemand de business restructuring, que l'on dit efficace ? Les institutions financières situées dans les paradis fiscaux connaissent-elles aussi des déficits ? Quels problèmes vous posent les dirigeants des entreprises que vous contrôlez ?
Que peut-on faire contre la restructuration ? Il faut d'abord vérifier que des fonctions ont effectivement été déplacées. C'est une étape difficile puisque l'entreprise n'a pas l'obligation de nous renseigner. Il faut donc avoir recours à l'assistance administrative internationale ou à la perquisition en France. Ensuite il faut examiner si la rémunération qui est laissée à l'entreprise restée en France est normale au regard des comparables indépendants. Enfin si l'activité est réellement partie et si la rémunération de l'entreprise est normale il reste que le transfert de fonctions se traduit par une perte d'activité, qui donnerait lieu à indemnité entre deux entreprises indépendantes l'une de l'autre. L'indemnité existe-t-elle, est-elle suffisante ?
Juridiquement nous devons démontrer la perte d'un élément très précis du fonds de commerce. La tâche n'est pas facile. La législation allemande autorise quant à elle le fisc à fixer le montant de l'indemnité, en fonction de critères économiques. Cela me paraît une bonne piste. C'est un fusil à un coup, mais la somme en jeu est parfois élevée !
Je ne connais pas les résultats des entités financières situées dans les paradis fiscaux. Il est difficile de mettre en oeuvre à leur égard l'article 209 B et d'imposer le rapatriement des bénéfices des filiales à plus de 50 %. Il faut prouver l'absence d'activité économique locale, or les banques notamment prétendent généralement avoir besoin de cette filiale pour toucher « la clientèle locale », que la jurisprudence du Conseil d'État entend dans un sens très large : pour les îles Caraïbes, elle comprend la clientèle américaine.
Depuis cinq ans, nous examinons la situation des dirigeants des entreprises que nous contrôlons : nous vérifions si les avantages en nature ont été déclarés, nous examinons les opérations sur les actions et nous requalifions parfois les plus-values réalisées en traitements et salaires, car elles ne correspondent à aucune prise de risque financier et ont pour seule contrepartie l'activité professionnelle.
Les succursales de banques étrangères sont-elles soumises aux mêmes règles que les banques françaises, et soumises à la supervision de l'Autorité de contrôle prudentiel ?
J'en doute.
Vous utilisez beaucoup les dispositions de l'article L-64 du livre des procédures fiscales. Les entreprises qui voudraient s'en protéger peuvent utiliser le rescrit. Le font-elles fréquemment ?
Pouvez-vous préciser les règles de territorialité de l'imposition des entreprises ? Toute entreprise implantée dans un pays y paie-t-elle ses impôts ? Les accords internationaux d'échange d'informations entre services fiscaux sont-ils satisfaisants ? Votre démarche se heurte à des obstacles : comment pouvons-nous les lever ? Le but n'est pas d'empêcher les entreprises de gagner de l'argent, mais d'empêcher la fraude.
Pouvons-nous imposer à une entreprise de vous communiquer plus complètement ses méthodes de calcul des prix de transfert ?
Toute entreprise a la possibilité d'interroger la DGFIP sur la légalité d'une opération qu'elle envisage. La réponse de l'administration vaut prise de position et l'engage. Je n'ai quasiment jamais eu connaissance de rescrits lors de nos opérations de contrôle. En revanche il existe des accords préalables sur les prix de transfert. Pour obtenir un accord préalable sur les prix de transfert, une entreprise engage avec la DGFIP une discussion dont les conclusions, pareillement, engagent l'administration. Les accords existent mais ne sont pas fréquents : selon les entreprises, ils sont limités, en raison des changements incessants dans les structures de groupe.
Dès lors que l'on exerce une activité en France, il faut y payer des impôts. C'est tout le problème posé par l'économie numérique : les sociétés prétendent ne pas exercer d'activité en France, parce qu'elles n'y ont pas de serveurs, etc. Que dit la loi ? Les critères sont la présence d'une installation fixe d'affaires - bâtiments, machines - ou d'un agent dépendant habilité à conclure des contrats. C'est sur ce deuxième élément que nous nous appuyons.
Oui, nous avons des échanges avec d'autres administrations fiscales : mes vérificateurs parlent à leurs homologues américains ou anglais, voire japonais, dans des échanges informels très fructueux. Des contrôles multilatéraux sont également possibles au sein de l'Europe : ils sont menés simultanément par les vérificateurs de plusieurs Etats membres sur les divers établissements de la même entreprise. C'est cependant assez rare.
Le législateur pourrait sans doute aussi faciliter notre utilisation de l'article 64. Aujourd'hui, l'absence de déclaration des filiales fait l'objet d'une sanction ridicule, je l'ai dit. Des progrès peuvent être faits en cette matière. De même, il suffirait d'un texte pour donner au vérificateur accès aux documents relatifs à la fixation du prix de transfert sous une forme dématérialisée. Ce serait un progrès. La transparence est un gage d'efficacité.
Le délai de prescription fiscale est très court : trois ans. Les procédures sont longues, fondées sur le respect du contradictoire, avec des points d'étape, etc. Il est dommage qu'elles ne puissent valoir souvent en pratique de ce fait que pour deux années en arrière, car les abus durent parfois depuis fort longtemps. L'inspection générale des finances a aussi proposé de durcir les sanctions en cas d'informations incomplètes sur les prix de transfert.
Vous souhaitez aussi, ai-je cru comprendre, que l'on substitue l'expression « exclusivement fiscale » par « essentiellement fiscale » à l'article 64 ?
Oui.
Les moyens pour traquer la fraude sont-ils suffisants - y compris ceux des magistrats ? Quelle est la politique de la direction générale des finances publiques en matière de transactions avec les entreprises contrôlées par votre direction ? Etes-vous impliqués dans ce processus ? A quels régimes fiscaux européens les entreprises ont-elles recours à des fins d'évasion fiscale ? Quid des pratiques fiscales agressives : Arcelor Mittal se serait vanté d'économiser 5,4 milliards d'euros d'impôts... Enfin, est-il difficile de définir un établissement fiscal stable ?
Dans votre rapport annuel, vous indiquez avoir reçu 55 demandes d'accord préalable sur des prix de transfert, à rapprocher des 54 milliards d'euros concernés par ces transferts... Vous ajoutez que tout en validant un prix de transfert, vous êtes incapables de juger s'il est bon ou mauvais. De quelles formations auriez-vous besoin au sein de vos équipes ?
Les effectifs de ma direction ont augmenté ces dernières années et mes collaborateurs font un travail de très grande qualité.
La « transaction », au sens juridique et fiscal, porte uniquement sur les pénalités. J'ai le droit de prendre une décision sur des montants limités - jusqu'à 200 000 euros. Au-delà, les entreprises peuvent saisir le Comité du contentieux fiscal, douanier et des changes, qui donne un avis que le ministre peut ou non suivre. Dans le cours de la procédure de contrôle, les entreprises ont aussi la faculté de demander une interlocution à une administration - auprès de moi quand il s'agit de la DVNI puisque j'en suis « l'interlocuteur ». Environ 200 interlocutions ont lieu chaque année, qui peuvent dans certains cas déboucher, si le schéma fiscal n'est pas abusif, sur un accord. L'Etat y gagne car cela évite des procédures contentieuses et assure un recouvrement immédiat des rappels. Bien entendu ces procédures sont totalement tracées.
Le régime des intérêts notionnels belge, s'il est utilisé dans le cadre d'une réelle gestion de trésorerie, est légal : il y a fraude lorsque l'utilisation de ce schéma est artificielle.
Quant aux marques, certains pays ont des régimes très avantageux : les Pays-Bas ont un régime fiscal qui revient de fait à ne pas taxer les redevances ! Le Luxembourg a également un régime fiscal très favorable.
Je ne sais pas mais de nombreuses marques le sont. De même les taux d'impôt sur les sociétés sont très faibles en Irlande ou, hors Union européenne, en Suisse.
La définition des établissements stables est problématique, particulièrement dans certains secteurs comme l'économie numérique. Selon le rapport de MM. Colin et Collin, il convient de revoir cette définition, qui n'est plus adaptée.
Les accords préalables sur les prix de transfert relèvent d'une autre direction que la mienne. Je ne suis pas compétent. Mon rôle concerne les contrôles.
Quant aux formations et aux compétences, la meilleure école est celle du terrain. Il faut de l'expérience et du savoir faire.
S'agissant des marques, les entreprises déclarent des redevances parfois au delà de 10 % du chiffre d'affaires. Nous cherchons tout d'abord à apprécier si la redevance est justifiée : il arrive que l'entreprise soit en fait propriétaire de la marque. Nous évaluons ensuite la légitimité de la redevance. Par exemple, lorsqu'une société établie en France qui possède ses marques acquitte une redevance au groupe mondial dont elle est membre pour utiliser un logo spécifique, si petit sur l'emballage qu'il échappe souvent à l'attention du consommateur non averti, nous dressons l'oreille. Dans ce système dit de marque « ombrelle », la redevance peut s'élever jusqu'à 2 % du chiffre d'affaires. Il est difficile de prouver l'abus car les entreprises affirment que la référence à la marque mondiale incite le consommateur à acheter. Ensuite, nous cherchons à déterminer le juste niveau des redevances, encore une opération difficile. Nous devons procéder par comparaisons des pratiques au sein du secteur.
Transmettez-vous parfois des dossiers à d'autres organes du contrôle fiscal ? Avez-vous des relations avec d'autres services d'enquête ? Avez-vous déjà découvert des doubles comptabilités ?
Pour être efficaces dans la lutte contre la fraude nos services ne doivent pas être cloisonnés. Et j'ai la faiblesse de croire que si les résultats de mon administration ont progressé depuis cinq ans, c'est en partie parce que nous avons développé cette culture des échanges. Nous travaillons par exemple avec la direction nationale des enquêtes fiscales, qui peut mener des perquisitions.
Il a été considéré qu'il s'agissait d'un métier spécifique d'où l'exclusivité de la DNEF en la matière.
Quant aux doubles comptabilités, il nous arrive d'en découvrir, surtout parmi des TPE de commerce ou de restauration. Elles utilisent des logiciels frauduleux, qui effacent certaines recettes et modifient en conséquence les autres lignes de la comptabilité. Le résultat est impressionnant : la manipulation est invisible ! Seul savent la détecter des spécialistes informaticiens : nous en comptons notamment 80 à la DVNI.
C'est possible...
Présidence de Mme Nathalie Goulet, vice-présidente. -
Nous recevons M. Jean-Jacques Augier, président de sociétés d'édition. Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Jacques Augier prête serment.
En préambule, je tiens à déclarer que je n'ai jamais eu recours, ni directement, ni indirectement, à une pratique d'évasion fiscale. J'ai toujours été fiscalisé en France, même lorsque je travaillais en Chine. Je ne réalise aucun investissement directement à titre personnel, ils transitent par ma holding Eurane. La presse s'est fait l'écho des mes affaires en Chine : Eurane a investi directement, ou indirectement, via une holding que j'ai constituée à Hong-Kong pour regrouper mes investissements réalisés là-bas, dans deux sociétés immatriculées aux îles Caïmans. Cependant je n'ai jamais cherché à maximiser un avantage fiscal.
Aucun pays n'est en soi un paradis fiscal. Tout dépend de la pratique des investisseurs. Mes sociétés installées aux îles Caïmans ont été traitées comme des sociétés normales, inscrites au bilan des holdings. Ma première société a fait long feu, mais les plus-values éventuelles de l'autre société seront remontées dans les comptes d'Eurane.
Pourquoi alors avoir investi dans des sociétés immatriculées là-bas ? Ma première société, créée en 2005, s'inscrivait dans une opération de prise de contrôle d'une chaîne de librairies privées, appartenant à M. Xi Shu. Celui-ci souhaitait développer son groupe et l'introduire en Bourse. Or l'immatriculation aux îles Caïmans est très répandue parmi les sociétés présentes en Chine et cotées à Hong-Kong. Elle rassure les investisseurs étrangers éventuels, notamment américains, assurés d'échapper à la juridiction de Hong-Kong. Le réseau de librairies de M. Xi Shu était le premier réseau privé en Chine, avec 600 points de vente, surtout en franchise, et un chiffre d'affaires de 45 millions d'euros. L'investissement a été réalisé en plusieurs étapes. La société avait un besoin pressant de fonds. Nous n'avions pas le temps de transformer son statut de droit chinois pour lui permettre d'accueillir des investissements étrangers. Aussi, avec Jacques Rougeaux, mon associé, à hauteur de 25%, nous avons octroyé chacun un prêt à la société, prêt destiné à être consolidé in fine dans les comptes de la holding de tête. Pour Eurane l'investissement était de 300 000 euros.
Oui, un virement de la BNP à la banque chinoise. Ces prêts étaient la contrepartie d'une promesse de cession. Parallèlement, à la demande de M. Xi Shu, nous avons créé une holding aux îles Caïmans, International Bookstores Limited (IBL), destinée à devenir la holding de contrôle. Mais entre-temps la situation a évolué. Finalement le compte bancaire d'IBL aux Caïmans ne fut jamais ouvert car, dès la fin 2005, nous avons découvert que l'auditeur que nous avions initialement mandaté pour évaluer le groupe chinois avait très mal fait son travail. La société n'était pas rentable. En outre, les relations avec les franchisés étaient mauvaises. Finalement nous nous sommes retirés du projet. Ainsi International Bookstores Limited n'a jamais eu de compte ni d'activité. Elle demeure une structure creuse, sans aucun actif. Quant aux prêts accordés au départ, ils ont été comptabilisés, dans les comptes d'Eurane, comme des investissements à venir. Je n'ai plus eu de liens avec l'entreprise de M. Xi Shu qui a périclité depuis.
Mon autre société immatriculée aux îles Caïmans a été créée en 2007. J'avais été approché par deux jeunes investisseurs français, de bons professionnels, qui souhaitaient créer une plateforme de voyages en Chine. Par l'intermédiaire de ma holding basée à Hong-Kong, Capitale Concord Limited, j'ai investi environ 120 000 euros, soit environ 3 % de la société. Dès l'origine les Français ont choisi d'immatriculer leur holding de tête aux Caïmans, avec, selon un montage classique, une filiale à Hong-Kong et une en Chine. Pour obtenir la licence d'agents de voyages il fallait aussi nouer des partenariats avec des sociétés chinoises. Depuis lors, la société a été fusionnée avec une société chinoise car les deux Français ne connaissaient pas assez les besoins du marché chinois. Cette société, Xanadu, qui existe encore, a un compte bancaire dans une filiale de la Société Générale à Bruxelles, sur lequel ma société de Hong-Kong a réalisé des virements. Un des associés m'a indiqué que l'ouverture du compte n'a pas été facile ; outre des recommandations personnelles, il a dû fournir tous les éléments du capital de la société aux Caïmans, ainsi que le pacte d'actionnaires. Les établissements bancaires jouent un rôle central : un investisseur, qui réalise un investissement dans un pays exotique, est rassuré si la gestion du compte est confiée à un grand établissement international. Les grandes banques, en effet, n'ouvrent pas de comptes aveuglément, mais réclament de nombreuses informations, au-delà des exigences légales, sans doute pour se prémunir en cas d'évolution de la législation. Une piste serait de leur demander de communiquer ces éléments aux services fiscaux des pays des actionnaires.
e. - Votre témoignage est le premier que nous recueillons sur les conditions d'ouverture d'un compte aux Caïmans. Concernant le virement de 120 000 euros, avez-vous dû fournir des justificatifs à la banque ? Celle-ci a-t-elle cherché à connaître le devenir de cet investissement ?
La BNP, ma banque parisienne, me demande régulièrement des précisions lorsque j'effectue un virement vers ma holding de Hong-Kong, et je suis en lien régulier avec mon chargé de compte. En revanche, ma banque à Hong-Kong, HSBC, n'a posé aucune question lors du virement à destination du compte bruxellois.
Notre voie est étroite : nous ne voulons pas contrarier les affaires mais lutter contre l'évasion fiscale.
Ainsi il est possible de gérer une société installée aux îles Caïmans sans y être allé. A George Town, capitale des îles Caïmans, un immeuble de cinq étages, le Ugland House, abrite plus de 12 000 entreprises. « Soit c'est le plus grand immeuble du monde, soit il s'agit de la plus grande évasion fiscale au monde », a déclaré avec humour Barack Obama en 2008. Votre expérience nous intéresse. Quel est l'intérêt de créer une société là-bas s'il n'est pas d'ordre fiscal ? Quel est le processus de constitution d'une société ? Avez-vous été aidé dans votre démarche par des banques ou des consultants ?
Je ne prétends pas qu'il n'y a pas d'intérêt fiscal à investir là-bas. Simplement, je n'en ai jamais recherché. Aucun pays n'est un paradis fiscal en soi. Tout dépend simplement de l'usage que l'on fait de sa législation. La France peut être perçue par certains investisseurs étrangers comme un paradis fiscal. Les îles Caïmans n'ont pas de fiscalité locale ni de frais d'immatriculation. Il suffit d'1 dollar pour créer une société. Les autorités veulent connaître la composition du capital mais ne transmettent pas l'information à des autorités extérieures. Je ne doute pas que certains cherchent à exploiter ces facilités.
Concrètement, des avocats installés à Hong-Kong aident leurs clients à s'installer aux îles Caïmans grâce à des correspondants locaux ; ils s'occupent de tout.
Quelques milliers de dollars. En 2005, mon associé a versé 7 000 dollars au cabinet de Hong-Kong et autant à un cabinet local.
Il s'agit de holdings pures, sans effectifs. IBL est une structure avortée qui n'a jamais eu d'activité, Xanadu est une holding pure, de même que la sous-filiale installée à Hong-Kong : l'activité économique, elle, est en Chine, 80 personnes y sont employées.
Je suis un farouche partisan de la transparence. Ces immatriculations se sont développées car elles présentaient un intérêt à la fois pour les Chinois et pour les investisseurs étrangers. Il s'agit d'une logique de marché, difficile à briser - ce qui serait d'ailleurs contreproductif. En revanche, il faut supprimer les possibilités de dissimulation. Demandez aux établissements bancaires qui participent à ces montages de fournir l'information dont ils disposent !
En cas de pertes dans une opération réalisée dans un paradis fiscal, peut-on remonter les déficits et les imputer sur les bénéfices réalisés dans d'autres pays ?
C'est une question fiscale particulièrement complexe. Ma holding a été contrôlée tous les ans par l'administration fiscale. Normalement les pertes viennent en déduction des bénéfices, mais tantôt l'administration fiscale l'accepte, tantôt elle refuse. Je ne saurais vous indiquer comment ont été comptabilisés les 300 000 euros investis en 2005. Je demanderai à mon expert-comptable et vous fournirai la réponse.
C'est le partenaire chinois qui a demandé cette domiciliation pour les librairies.
Vous avez parlé de transparence ; toutes vos activités à l'étranger ont-elles été rapportées à l'administration fiscale française ?
Tout est retranscrit dans le bilan de ma holding : l'investissement dans International bookstore ltd, la participation dans Capital Concorde, dont les comptes sont tenus par un cabinet local ; l'administration fiscale a accès aux comptes et aux rapports d'audit.
L'administration fiscale savait que vous aviez des comptes aux îles Caïmans ?
Il ne s'agit pas de comptes, mais d'un investissement dans des sociétés, qui apparaissait dans les comptes.
Votre nom apparaît dans les fichiers Offshore Leaks. Quel est votre sentiment à cet égard ?
Quel qu'en soit le coût pour moi, je suis favorable à la plus grande transparence, y compris à ce que des fichiers se promènent et que l'Etat les achète. Ma holding Eurane n'y est d'ailleurs apparue que parce que tout avait été fait de manière transparente. La mauvaise interprétation, dans certains cas calomnieuse, qu'en ont faite des journalistes qui n'étaient pas des spécialistes, mais des journalistes politiques visant un coup, n'y change rien. Je les ai reçus, je leur ai expliqué les choses ; ce qui a été retranscrit dans l'article du Monde n'était pas faux, mais l'exploitation qu'en a faite l'éditorial était diffamatoire.
Sans être journaliste ni spécialiste, je souhaiterais comprendre pourquoi, depuis la France, on fonde une holding à Hong-Kong en s'appuyant sur un cabinet d'avocats qui vous apporte des solutions clé en main, pour créer une entreprise aux Iles Caïmans. Pourquoi ne pas faire plus simple ?
Ma démarche n'est pas celle que vous décrivez. En 1999 et 2000, j'ai décidé d'investir et de faire connaître la culture française en Chine en créant une librairie. En 2005, je suis passé à des investissements plus importants, notamment en ouvrant des boucheries, qui ont créé des emplois français, en vendant du vin français. Lorsque j'étais seul décideur, j'ai utilisé un circuit plus direct.
J'ai domicilié ma holding à Hong Kong, parce que c'est la solution la plus simple pour immatriculer une société et pour revendre des filiales en Chine continentale. Dans le cas des librairies comme dans celui de l'agence de voyage, c'est mon partenaire chinois qui a choisi. Je me suis contenté d'être suiviste. Cela ne m'a pas gêné : tous les épargnants français qui ont des sicav actions Monde ont des titres de sociétés immatriculées aux Caïmans.
L'ancien rapporteur sur les grands ports maritime que je suis s'interroge sur la Société nouvelle de remorquage du Havre, que vous avez dirigée, et qui a disparu ?
Après avoir rentabilisé le groupe G7, ayant toujours eu un intérêt pour le monde maritime, j'ai été amené à intégrer dans le groupe CFIT, qui avait diverses filiales dont Progemar. J'ai étendu le périmètre de cette holding, et j'ai renommé toutes les filiales Les Abeilles, sur le modèle de l'une d'elles, Les Abeilles International. Lorsque j'ai quitté G7, André Rousselet m'a demandé de les céder au groupe Bourbon, qui s'est retrouvé en situation de monopole. Le directeur du port du Havre est alors venu me demander de faire concurrence à l'ancienne société. J'ai créé une société de remorquage que j'ai revendue ensuite à des Hollandais, qui s'en sont mal tirés.
Pourriez-vous détailler les atouts de Hong Kong du point de vue du droit des sociétés, de la fiscalité ?
La fiscalité est intéressante. Les profits des activités non réalisées sur place ne sont pas taxés : si vous vendez une filiale dont l'activité est en Chine, vous ne payez pas d'impôt. Appréciée tant des Chinois que des Occidentaux, la place offre un point d'entrée tout à fait naturel.
Le shadow banking ne contribue-t-il pas au dynamisme des places asiatiques comme Hong Kong ou Singapour ?
En ce qui me concerne, ce n'est pas ce qui m'a fait installer ma holding à Hong Kong ; je viens d'ailleurs de faire remonter les profits dégagés par une de mes sociétés chinoises. Des entrepreneurs chinois me disent préférer Singapour : ils s'y sentent plus protégés du gouvernement chinois, qui pourrait être tenté d'augmenter ses rentrées fiscales et d'améliorer son image internationale. Le shadow banking, qui existe partout, s'est beaucoup développé en Chine, où des entreprises préfèrent emprunter des capitaux qu'elles prêtent à leur tour, plutôt que de faire de l'industrie. Le gouvernement chinois prépare en ce moment une réponse à ce phénomène. Après les drames de 2001, sous la pression des Américains, les banques de Hong Kong sont devenues exigeantes sur l'origine des fonds. Elles pourraient révéler beaucoup de choses. Encore faut-il le leur demander.
Il manque la volonté de l'état de demander aux banques de lui fournir l'information qu'elles détiennent.
Vous avez été le trésorier de l'un des candidats à la dernière élection présidentielle. Les zones offshore peuvent-elles servir à contourner les règles de financement des campagnes électorales ?
Jamais cette idée ne m'a traversé l'esprit ! Mon rôle dans la campagne était complètement séparé de mes activités personnelles. La seule raison qui a poussé le candidat François Hollande à me choisir, c'est mon sens de la rigueur.
L'examen des comptes de campagne comprend-il des contrôles ciblés sur les territoires offshores ?
Non. Nous apportons des conteneurs de documents ; l'équipe de la commission des comptes de campagne, qui en note quotidiennement tous les éléments (tracts, meetings) pointe les comptes que nous lui présentons. Elle s'assure aussi de la provenance des recettes - les entreprises n'ont pas le droit de participer. Enfin, elle vérifie que le total des dépenses ne dépasse pas le plafond. Depuis la fin de la campagne, je suis soumis en ce moment à un contrôle fiscal personnel. Tout est désossé, pour s'assurer qu'il n'y a pas eu de porosité entre mes affaires personnelles et la campagne. Je puis vous assurer que toutes les dépenses étaient retranscrites dans les comptes, régulièrement financées et que leur total ne dépassait pas le plafond.
Ne voyez pas de malveillance dans une question inspirée par l'actualité qui met en cause certains comptes de campagne.
Il me revient le plaisir de vous remercier de votre venue. Membre de la commission des affaires étrangères, je sais bien combien il est difficile de mettre le pied en Chine et d'y faire fleurir la culture française. Une dernière question toutefois : quel est votre sentiment sur le grand vent de transparence qui secoue notre vie politique ? Y a-t-il une menace de grand déballage ?
Le gouvernement chinois rencontre un grand problème de légitimité, qui provient moins du gouffre entre l'idéologie maoïste affichée et une pratique capitaliste que de la richesse des dirigeants. Le New York Times a révélé que quatre des sept membres du comité permanent du bureau politique étaient milliardaires. Le rapport entre le patrimoine des cent premiers membres de l'Assemblée nationale populaire et des cent membres sénateurs américain est de un à cent. Plusieurs membres de la famille de Wen Jiabao, cet amène père de la nation, se sont enrichi en une nuit. Dans la ploutocratie qu'est la Chine, les citoyens sont aujourd'hui convaincus que le but des dirigeants est de s'enrichir et non de défendre l'intérêt général. Or, pour garantir la légitimité des gouvernants, il est indispensable que leurs mandants soient convaincus du contraire. S'il faut pour cela un grand déballage, soit !
La confiance est nécessaire au pacte social : il n'y a jamais trop de transparence.
Nous recevons maintenant Mme Anne Michel, journaliste au Monde.
Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anne Michel prête serment.
Un journaliste décrit les faits, il n'est ni un prescripteur ni un auxiliaire de justice et n'a pas se substituer au législateur. S'il est témoin de faits intéressants, il doit en faire part, comme je le ferai devant vous, tout en montrant les failles de la législation, de la régulation du secteur bancaire et financier. Cela est d'autant plus fondé que les intermédiaires, qui participent largement à ce système, renvoient à la responsabilité du législateur : si la loi est mal faite, il revient au politique de la changer !
Après un mois et demi d'enquête sur 120 000 sociétés offshore, nous avons publié un article le 4 avril, soit 48 heures après les aveux de Jérôme Cahuzac, qui lui ont donné une résonnance particulière. Offshore Leaks constitue une expérience inédite reposant sur la coopération de cent journalistes de quarante pays différents et d'un consortium de journalistes américains financé par le mécénat, l'ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists). Le Monde, sollicité par le consortium, avec lequel il avait déjà coopéré sur le trafic de tissus humains, a accepté sa proposition de travailler sur deux millions et demi de documents provenant de sociétés spécialisées dans la création de quick companies, et stockés sur des disques durs d'ordinateur représentant 260 gigaoctets, soit 160 fois plus que les télégrammes diplomatiques de WikiLeaks.
Ces documents étaient très divers : actes juridiques de création de sociétés, échanges de lettres ou de courriers électroniques entre intermédiaires financiers ou avocats d'affaires, récépissés de factures toujours anodines, puisque le but des montages est justement la dissimulation. Le Monde a exploité les fichiers pour remonter le fil des trusts ou des compagnies financières internationales aux Îles Vierges britanniques. Malgré ces montages, nous avons retrouvé, derrière les prête-noms, les véritables bénéficiaires économiques.
Le résultat, c'est la fameuse liste française de 130 noms, que nous n'avons pas tous publiés. Nous avons en effet choisi de nous concentrer sur ceux qui faisaient sens : des personnes emblématiques, censées incarner certaines valeurs, en situation de responsabilité, ou des institutions bien en vue. Nous avons également procédé par thèmes, pour arriver à deux conclusions essentielles : d'une part, le recours aux sociétés offshore s'est banalisé au point de concerner gros et petits entrepreneurs de province, et pas seulement les oligarques russes ; d'autre part, les intermédiaires financiers ont un rôle très actif dans ces montages pour lesquels la régulation n'est pas forcément adaptée.
Le deuxième volet de cette commission d'enquête et les textes qui arrivent dans les prochaines semaines sont là pour cela.
Aviez-vous des compétences économiques suffisantes pour exploiter ces données ; les avez-vous vérifiées et avez-vous monté une équipe ?
La vérification des données est essentielle. Nous avons ainsi interrogé les bénéficiaires identifiés sur l'éventuelle activité économique de leurs sociétés. L'opération engagée par l'ICIJ fait sens ; elle est différente de ces bases de données brutes publiées sur internet, puisqu'elle résulte d'un travail de filtrage et de vérification. La rédaction a fait appel à moi parce que je suis une journaliste économique, et que j'ai pour interlocuteurs réguliers les entreprises et les banques.
Ma question n'avait rien de personnel : la technicité des produits et l'inventivité des fraudeurs posent la question de la formation des personnes ayant à connaître de ces sujets.
L'administration fiscale bute sur l'impossibilité de remonter au bénéficiaire final. En l'absence d'aveu, elle ne peut rien faire. Il n'y a pas de registre des sociétés offshore, ni d'obligation de les déclarer pour les intermédiaires. Cette enquête est une chance ; même s'il a été nécessaire de se plonger dans une masse de données pour les trouver, toutes les informations utiles y sont : noms de sociétés, intermédiaires, noms de dirigeants ou d'actionnaires - presque toujours les mêmes prête-noms - et, enfin, bénéficiaires économiques réels, que l'on retrouve facilement, par des recoupements entre fichiers, que je vous montrerai. Nous n'avons jamais été démentis, ce qui prouve que la matière était saine. Nous n'avons rayé de la liste que les sociétés qui avaient une réelle activité économique.
Le site de l'ICIJ est très bien fait sur ce point. Il existe quelques dizaines de fondations de ce genre aux états-Unis, dont l'indépendance n'a jamais été mise en doute. L'ICIJ ne pouvait pas connaître à l'avance les résultats du dépouillement, ce qui rend des conflits d'intérêt peu probables. Les résultats ont en outre touché des intérêts très puissants en Asie ou en Russie, jusqu'à l'entourage de Vladimir Poutine.
Pourrez-vous nous communiquer les coordonnées de votre alter ego à Washington ?
Deux mois, pour la part du Monde. Les disques durs étaient parvenus au président du consortium alors qu'il n'était que journaliste d'investigation en Australie. Il lui a fallu attendre de disposer de moyens financiers pour exploiter les données.
C'est une opération d'envergure, qui a mobilisé du temps, de l'argent, des compétences, de l'énergie. Quel était l'objectif assigné ?
Nous n'avions pas d'objectif assigné, sinon de faire notre métier de façon exemplaire en exploitant un matériau précieux. Nous avons travaillé en réseau, échangeant des informations de manière sécurisée pour explorer des pistes à l'étranger. J'ai par exemple découvert des montages offshore impliquant des bénéficiaires grecs - des armateurs, selon mon confrère grec. Depuis, les administrations fiscales des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et d'Australie ont obtenu ces informations ; la France a demandé à y avoir accès.
Quelles suites vont être données à cette enquête ? Le Monde se serait désolidarisé de l'idée d'une publication...
Peut-être pour trouver des fonds, l'ICIJ a décidé de publier, de manière restrictive et pédagogique, une partie des listes sous forme de base de données accessible à tous. Le Monde s'est désolidarisé de cette initiative, qui n'avait pas été annoncée et qui nous semble contraire à la démarche suivie jusqu'ici, consistant à passer par le filtre d'un grand média ne publiant que des informations vérifiées. J'ai retrouvé dans la base de données des noms que j'avais rayés, parce qu'ils correspondaient à de vraies activités économiques. Cela ne remet pas en cause le travail antérieur.
Non. Certains pays ont été plus offensifs que la France pour réclamer des comptes aux intermédiaires financiers. À ma connaissance, l'administration fiscale n'a pas demandé d'explications aux banques.
Le G8 donne l'impulsion politique au niveau international. En inscrivant dans la loi l'obligation pour les banques de publier la liste de leurs activités et bénéfices pays par pays, paradis fiscaux inclus, la France a fait bouger les lignes en Europe. S'agissant des autres multinationales, en revanche, elle préfère attendre une décision européenne. Après le G8 et avant le G20 de Saint-Pétersbourg début septembre, nous suivrons le G20 finances de juillet, qui portera sur la généralisation des échanges automatiques de données.
Avez-vous cherché à faire la jonction entre votre travail et celui de Denis Robert sur Clearstream 1 ? J'ai cru comprendre que vos relations s'étaient refroidies.
Chacun est surveillé, tout le monde espionne tout le monde, dit Le Monde de ce soir. Malgré les précautions prises, avez-vous des raisons de penser qu'il a pu y avoir des fuites ? Le secret a-t-il été préservé ou certaines personnes ont-elles été contactées ? Vous auriez pu vouloir épargner certains anciens responsables politiques...
Nous n'avons cherché à épargner personne. M. Augier a été cité en raison de son rôle public, d'où des questions de légalité et d'éthique. Nous avons découvert incidemment qu'il était bénéficiaire de sociétés offshore ; il nous a répondu de manière très transparente.
Nous n'avons subi aucune pression. La confidentialité a été maintenue jusqu'au 4 avril ; l'accès aux fichiers était sécurisé, l'équipe peu nombreuse. Les données dont nous disposions ne nous ont pas permis de poursuivre des pistes politiques, mais le travail continue.
Je ne peux vous le dire avec certitude, compte tenu de la masse de données.
Je ne saurais m'avancer. D'autres enquêtes parallèles sont en cours, je laisse à ceux qui les mènent la responsabilité de leurs propos.
Outre le thème général de la transparence, je ne vois guère de lien avec Clearstream 1. Denis Robert a été l'un des premiers à dénoncer l'opacité du secteur financier. Il n'a toutefois pas accepté que Le Monde relève certaines inexactitudes dans son livre...
Denis Robert s'était focalisé sur l'exemple argentin ; c'est en cela que l'on peut tracer un parallèle avec la Grèce et la crise des dettes souveraines.
Nous comprenons votre prudence sur ces dossiers délicats. Plusieurs de nos interlocuteurs, notamment des responsables de la lutte contre la fraude, nous affirment que l'on avance à grands pas, que la crise a aidé à faire avancer les choses. D'autres nous ont dit que certains grands États pratiqueraient un double langage, car les espaces de liberté que sont les paradis fiscaux leur seraient bien utiles. Partagez-vous ce sentiment ?
Les crises financières sont en effet l'occasion de réformer les angles morts de la régulation. Cependant ces occasions passent très vite, et l'on revient rapidement aux vieilles habitudes : ou les mêmes excès se reproduisent, ou les dérives financières se déplacent. L'ingénierie financière est inventive.
La disette budgétaire contraint les États à récupérer de la matière fiscale, d'où de nouvelles politiques de régulation. Les États-Unis ont été moteurs en la matière. Il faut toutefois distinguer l'évasion fiscale des particuliers de celle pratiquée par les multinationales, car les montants en jeu ne sont pas comparables.
L'OCDE a repris les combats des années 1960 : après l'échange de données à la demande, acté lors du G20 de 2009, l'engagement public de passer à un échange automatique. L'OCDE me paraît être le bon échelon pour avancer, sachant que l'Union européenne peine à faire aboutir la directive « Epargne ».
Si la volonté politique est réelle, qu'attend-on pour mettre un terme à la règle de l'unanimité sur les questions fiscales ?
Le G8 d'Irlande du Nord a affiché un front uni contre l'évasion fiscale. C'est dans cette instance resserrée que peuvent se prendre de vrais engagements politiques, disent les diplomates. Que David Cameron n'ait pas fait d'exception pour les territoires d'outre-mer et les dépendances britanniques, souvent cités parmi les paradis fiscaux, est un signe majeur. Le mouvement politique qui s'amorce est très intéressant à observer.
Pourquoi ne pas citer les noms de sociétés commerciales ? Avez-vous reçu des témoignages à la suite de la publication de votre enquête ? Les États-Unis et le G8 jouent un rôle moteur, dites-vous ; y a-t-il vraiment un espoir de voir les choses évoluer ?
En prenant des engagements de principe, le G8 donne une impulsion au G20. Les chefs d'État y discutent de manière plus frontale, et il est plus facile de prendre des décisions à huit qu'à vingt.
Notre enquête a mis au jour 122 000 sociétés offshore, trusts ou compagnies financières internationales dont la finalité est de dissimuler les bénéficiaires économiques réels. Certaines sociétés exercent toutefois de vraies activités économiques. J'ai ainsi enquêté sur un entrepreneur du textile du nord de la France qui possédait une société à Singapour ; le montage, peu sophistiqué, recouvrait de vraies activités d'import-export.
Oui, j'ai reçu après mon enquête des témoignages de financiers repentis, souvent des retraités ayant participé à des montages opaques dans des paradis fiscaux. La crise des subprimes a été un détonateur pour certains, qui ont pris la mesure des choses une fois le scandale révélé.
Quand nous l'avons auditionné, votre confrère Marc Roche, fin connaisseur de la City, nous a expliqué qu'il faut quatre ingrédients pour faire de l'évasion fiscale : un client, un avocat, un paradis fiscal et une banque. Pouvez-vous décrire le rôle des banques françaises sur les territoires concernés ?
Deux banques françaises reviennent souvent dans nos fichiers : BNP Paribas et le Crédit agricole, mais toutes les grandes banques fonctionnent de cette façon. Les clients souhaitant passer par une banque française se rendaient dans une filiale, à Jersey ou en Asie ; la banque faisait alors appel à un prestataire de services financiers spécialisé dans la création de quick companies, Portcullis TrustNet ou Commonwealth Trust Limited. Les banques françaises sont censées vérifier que le client final n'est pas de nationalité européenne. L'enquête a montré qu'il y avait bien des Européens parmi les bénéficiaires ; les banques disent y avoir mis bon ordre depuis 2010 - mais nous ne disposons pas de données postérieures à cette date.
Les fichiers de l'ICIJ font apparaître 56 montages de sociétés offshore à partir de filiales de BNP Paribas à Jersey, à Singapour, aux Iles Vierges, aux Samoa, aux Seychelles ou à Hong Kong, et 36 montages à partir des filiales du Crédit agricole en Suisse et en Asie. La vraie question reste celle des moyens d'investigation des régulateurs européen et français : selon sa présidente Danièle Nouy, l'Autorité de contrôle prudentiel ne pouvait mener à bien ses investigations dans les paradis fiscaux, faute de fondement légal pour intervenir à l'étranger. La loi bancaire a corrigé cette anomalie.
Concrètement, BNP Paribas Jersey Trust Corporation Limited a ainsi été prestataire de services pour Triple 888 Fortune Limited, société offshore sise aux Iles Vierges britanniques, dont les administrateurs, fictifs, sont domiciliés à Jersey, aux Iles Vierges et aux Caïmans. Parmi ses actionnaires, UBS Nominees Limited, sise à Jersey... Bref, un montage opaque par excellence.
Le consortium est financé par le mécénat, avez-vous dit. N'y avait-il pas une idée directrice derrière, un objectif particulier ? Comment expliquez-vous que les États ne se soient pas davantage investis dans ce travail ? Avez-vous des pistes à suggérer au législateur ? Enfin, avez-vous subi des pressions pour freiner la diffusion de certaines informations ?
La presse française est indépendante. Nous n'avons subi aucune pression directe. Interrogez l'ICIJ : tout est transparent, ils vous communiqueront la liste de leurs donateurs et mécènes.
Les États n'ont pas accès à une information complète. Ce n'est que si le bénéficiaire passe aux aveux que l'administration fiscale peut remonter le fil. L'échange automatique des données et la coopération entre administrations fiscales devrait toutefois faciliter les choses.
N'avez-vous jamais pensé à prendre contact avec l'administration fiscale ?
J'ai interrogé les spécialistes de la lutte contre la fraude fiscale sur les montages théoriques, les questions de légalité et d'éthique.
J'ai recueilli une partie des données informatiques auprès de la correspondante permanente de l'ICIJ à Madrid. Pour le reste, j'ai travaillé à distance sur les fichiers.
Oui, il s'agit de documents de travail qui ont été publiés.
Plus largement, les failles dans la régulation des secteurs bancaire et financier sont en train d'être colmatées, au niveau national et international. Le G8 a validé un accord politique pour remédier à l'absence de registre des sociétés offshore, en prévoyant des obligations déclaratives nouvelles et renforcées pour les particuliers, les entreprises mais aussi les intermédiaires financiers, banques ou cabinets d'avocats.
La liste noire de l'OCDE sera réactualisée en 2014 : on verra si les engagements pris en 2009 par les États concernés ont été suivis d'effet. De son côté, la France souhaiterait qu'on lève l'interdiction faite à l'Union européenne de désigner des moutons noirs en son sein. Notre pays joue un rôle moteur, dans la lutte contre l'opacité. Ainsi, sous pression française, la principauté d'Andorre a adopté une nouvelle politique fiscale, instauré un impôt sur le revenu et pourrait passer à l'échange automatique de données. Reste le cas de Monaco.
Autres pistes : l'obligation pour les banques de déclarer les opérations auxquelles elles participent ainsi que les comptes bancaires ouverts dans leurs filiales à l'étranger, ou encore le renforcement de la responsabilité pénale des intermédiaires financiers. N'oublions pas que la transparence est le principe fondateur de l'économie de marché.
La commission aura à coeur de vous entendre à nouveau avant de remettre son rapport. Les schémas d'optimisation fiscale sont dans notre viseur, et nous ne désespérons pas de faire adopter nos amendements sur ce sujet.
« La preuve du pudding, c'est qu'on le mange », dit Friedrich Engels. Bon appétit !
(mardi 9 juillet 2013)
L'audition a eu lieu à huis clos