Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes appelés à voter, cet après-midi, un texte important : important, parce qu’il concerne un sujet stratégique pour l’avenir, la liberté du consommateur au sein de l’économie numérique ; important, aussi, parce qu’il nous rassemble, quelle que soit notre couleur politique – et je veux commencer mon propos par y insister.
Le 5 février dernier, la commission que j’ai l’honneur de présider a adopté la proposition de loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace à l’unanimité, sans aucune abstention ! De surcroît, la proposition de loi avait déjà été cosignée par l’intégralité des membres de la commission, mais le consensus va au-delà de nos rangs, puisque c’est plus de la moitié des sénateurs qui l’a cosignée. Cela souligne une fois encore, s’il en était besoin, la spécificité de notre assemblée, où des majorités d’idées se dégagent par-delà les clivages politiques traditionnels, et où le mot « consensus » n’est ni un gros mot ni un vain mot.
Ainsi, des parlementaires de tous bords se sont unis pour agir sur l’un des enjeux essentiels de notre temps, un sujet qui concerne la quasi-totalité de nos concitoyens, au quotidien, du soir au matin, sans même, souvent, qu’ils s’en aperçoivent, à savoir l’enfermement des consommateurs, sur internet, par quelques acteurs dominants, efficaces, puissants et même, pourrait-on dire, trop puissants. Si le Sénat adopte ce texte aujourd’hui, il pourra s’enorgueillir d’avoir contribué à mettre ce sujet au cœur de la scène politique française et européenne. Je souhaite adresser mes remerciements appuyés et affirmer ma gratitude à tous mes collègues qui ont bien voulu s’associer à cette démarche inédite.
En dépit de la qualité de leurs services et de leur contribution à l’innovation, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), les géants américains du Net, font l’objet de critiques nombreuses. Ces critiques, mes chers collègues, vous les connaissez comme moi, puisque le Sénat a déjà eu à se prononcer, en la matière, sur des initiatives législatives.
Évasion fiscale, pillage de nos données personnelles, professionnelles et stratégiques, concurrence déloyale, discours de haine, fausses informations, déstabilisation de la démocratie : tous ces sujets – nous tentons d’ailleurs de les traiter à l’échelon national, via la taxe sur les Gafam, la loi relative à la lutte contre les fake news, la proposition de loi visant à lutter contre la haine en ligne, ou encore la loi de blocage qui continue de se faire attendre – trouvent leur racine, leur source, dans une seule et même cause, à savoir la domination économique excessive de quelques-uns et la restriction de la liberté des consommateurs qui en résulte, ceux-ci ne pouvant plus faire jouer la concurrence par la qualité.
Ne négligeons pas l’enjeu en question. Ce qui a fait l’efficacité du marché, c’est la concurrence : la concurrence comme facteur essentiel de diversité de l’offre, d’accroissement de la productivité et d’intensité de l’innovation. Or ceux qui étaient hier des start-up sont aujourd’hui d’énormes entités économiques, qui abusent de leurs positions dominantes sur un marché où la taille est devenue essentielle.
Et la tendance ne risque pas de s’inverser ! Malgré les scandales et les amendes à répétition – plus de 8 milliards d’euros d’amendes infligés à Google en Europe en trois ans –, les marchés financiers continuent d’accorder leur confiance à ces géants, comme en témoigne la valorisation boursière de ces derniers : plus de 5 000 milliards de dollars pour les cinq sociétés constituant les Gafam, et une croissance de 1 600 milliards de dollars en 2019. WhatsApp vient de dépasser les 2 milliards d’utilisateurs, rejoignant ainsi notamment, dans le club fermé de ceux qui franchissent ce seuil, Facebook, qui en est d’ailleurs le propriétaire, ainsi que Google, son système d’exploitation Android et sa plateforme de vidéos YouTube.
D’un point de vue économique, le commerce en ligne prend une place croissante dans les habitudes de consommation. Internet promettait d’être l’eldorado de la liberté : liberté d’entreprendre pour les entreprises, liberté de choix pour les consommateurs. Grâce aux smartphones, auxquels nous recourons de plus en plus pour accéder à internet, il est possible de consommer en tout lieu, à toute heure.
Or, aujourd’hui plus que jamais, les smartphones sont régis par un duopole d’écosystèmes en silos : nous sommes dans les mains d’un duopole qui a toute latitude pour organiser comme il le souhaite la façon dont nous agissons en ligne. C’est comme si une entreprise se mettait à fabriquer des postes de télévision qui ne nous laisseraient le choix que de regarder une seule chaîne !
Il n’est pas question de nier les bienfaits de l’économie numérique, qui est avant tout une fantastique opportunité pour nos entreprises, et un lieu bouillonnant d’innovations.
Il n’est pas non plus question de nier la qualité des services apportés par les géants du Net, qui investissent beaucoup. Simplement, ils ont acquis un poids trop important, et, si nous n’agissons pas, tous les marchés numériques pourraient bientôt être constitués d’un duopole formé d’un géant américain et d’un géant chinois.
Plus nous attendons, plus le choix des consommateurs est limité, plus l’innovation est corsetée, et moins nos entreprises se développent. Tant que nous n’agissons pas, les acteurs économiques – c’est logique et rationnel – n’ont aucune incitation à modifier leurs comportements. Tant que nous n’agissons pas, ils ont toutes les raisons de tuer la concurrence et d’enfermer le consommateur dans leurs écosystèmes respectifs. Tant que nous n’agissons pas, c’est un signal de laisser-faire que nous envoyons, alors que la nécessité d’agir est chaque jour démontrée – et les rapports qui documentent page après page les effets induits par cette situation oligopolistique devraient nous y inciter ! Nous devons rééquilibrer les relations entre les grands d’internet et les utilisateurs ; nous devons rendre le pouvoir aux consommateurs !
Vous nous avez dit – et vous allez sûrement le répéter –, monsieur le secrétaire d’État, qu’il serait beaucoup plus efficace d’agir à l’échelon européen. Certes ! Personne dans cet hémicycle ne le nie ! D’ailleurs, s’agissant d’entreprises mondiales, pourquoi ne pas attendre d’agir à l’échelle mondiale ? Et puisque Jeff Bezos et Elon Musk entendent rendre possible la vie dans l’espace, pourquoi ne pas attendre d’agir au niveau intergalactique ?