Monsieur le président, madame, monsieur les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, si nous devions en cet instant faire un bilan du développement de l’internet, nous y verrions deux mouvements paradoxaux : une promesse d’universalité empreinte d’ouverture et de neutralité, et une concentration continue encouragée par l’évolution de nos usages.
Certains de ces usages ont plus particulièrement contribué à cette concentration, et parmi ceux-là l’utilisation des terminaux.
Nous consommons désormais de l’internet prioritairement par le biais de mobiles et non plus des ordinateurs classiques. En privilégiant ce mode d’accès, nous conditionnons notre entrée dans le monde numérique à l’utilisation d’environnements logiciels qui offrent non pas un choix, mais seulement l’illusion d’un choix.
Lorsque nous utilisons notre téléphone, nous nous glissons dans les contraintes du système d’exploitation et de ses applications préinstallées dont certaines limitent sciemment certaines fonctionnalités, voire préemptent nos décisions.
Sans doute cette évolution est-elle d’abord le fruit de notre penchant naturel pour la commodité : plus il est facile d’utiliser un service, plus celui-ci devient puissant, de telle sorte que la commodité se révèle être un terreau propice au développement de positions dominantes.
Cette mise en balance du confort procuré et de la liberté abandonnée ne saurait toutefois justifier, dans l’économie numérique, la mainmise croissante des systèmes d’exploitation sur l’accès aux contenus et aux services de l’internet.
Cette situation, nous la constatons chaque jour. Elle ne fait qu’asseoir plus encore la domination des grandes entreprises du numérique, qui disposent d’une puissance de marché forte et persistante, de capacités de contrôle de l’accès et du fonctionnement du marché, d’économies d’échelle et d’effets de réseau très importants.
L’initiative du Sénat est donc largement bienvenue de ce point de vue, et si nous divergeons sur la méthode – Mme Primas a défloré une opposition sur laquelle nous reviendrons –, je partage la préoccupation qu’exprime aujourd’hui, au travers de ce texte, la Haute Assemblée.
Il y va d’abord de l’intérêt des consommateurs, si l’on garantit le libre choix dans les usages numériques et un internet réellement ouvert de bout en bout. À ce titre, le combat pour la neutralité du Net qui a longtemps été une affaire d’initiés est devenu depuis quelques années une bataille démocratique, et nous devons nous en réjouir.
Il y va aussi du développement de nos entreprises, parfois soumises à des conditions contractuelles, avec des plateformes structurantes qui leur sont particulièrement défavorables et interrogent sur le partage de la valeur.
Il y va enfin de notre souveraineté française et européenne.
Je me réjouis de partager avec vous cette conviction commune. Je remercie le Sénat, et tout particulièrement Mme Sophie Primas, des travaux menés en préparation de l’examen de ce texte.
Les thèmes abordés couvrent au fond trois enjeux stratégiques : la neutralité des terminaux, l’interopérabilité des plateformes et le contrôle plus efficace des concentrations. Ces enjeux décisifs sont au cœur de la réflexion du Gouvernement.
Je veux d’abord rappeler que nous ne sommes pas dépourvus de leviers d’action à l’échelon national sur ces questions, que ce soit au travers du droit de la concurrence ou par le biais d’autres outils.
Ainsi, le droit de la concurrence permet d’ores et déjà d’agir en matière de ventes liées. Il faut rappeler que la Commission européenne vient de condamner Google à une amende de plus de 4 milliards d’euros pour des pratiques de ventes liées de l’application Google Search et du navigateur de recherche Google Chrome, avec des pré-installations systématiques sur les appareils Android et Windows Mobile.
Nous disposons en outre, via le code de commerce, d’instruments en matière de pratiques restrictives de concurrence qui permettent par exemple à la DGCCRF de sanctionner des conditions commerciales manifestement abusives, les clauses créant un déséquilibre significatif au détriment d’une partie, les ruptures brutales de relations, et l’obtention d’avantages manifestement indus ou disproportionnés.
C’est dans ce cadre que le ministre de l’économie a assigné Apple et Google devant le tribunal de commerce de Paris en 2017 et 2018 pour avoir soumis les développeurs d’application présents sur l’App Store ou Google Play à des obligations créant un « déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».
Des outils existent donc pour agir sur les questions légitimes soulevées dans le cadre de cette proposition de loi, et il convient que nous continuions de les mobiliser au maximum.
Mais frapper juste, c’est frapper au bon moment, et bien souvent la régulation ex post, c’est-à-dire celle qui constate et condamne les pratiques, est trop tardive et ne permet pas de corriger des situations de domination durablement ancrées. Comme vous le proposez, mesdames, messieurs les sénateurs, il faut que les régulateurs puissent orienter la manière dont sont conçus les produits et les services des plateformes structurantes, afin d’éviter qu’elles n’imposent une forclusion du marché.
Toutefois, une régulation opérante n’aura de sens qu’à un niveau permettant d’appréhender efficacement les difficultés technologiques et juridiques que posent la taille et la complexité des géants mondiaux du numérique.
Cet échelon, j’en suis persuadé, est celui de l’Union européenne.
Quel État membre ou quelle partie de monde peut se targuer d’avoir infligé un total record de 8, 2 milliards d’euros d’amendes en deux ans à Google pour abus de position dominante ?
L’Union européenne s’est imposée comme un acteur majeur de la régulation, mais aussi de la géopolitique du numérique. À cet égard, la nouvelle commission a fait montre d’une ambition importante, qu’il s’agit encore de traduire dans les actes, sur cette question du numérique.
J’ai d’ores et déjà engagé des discussions avec la Commission, en particulier avec les commissaires Vestager et Breton, qui élaborent leur programme en matière de régulation du numérique, notamment dans le cadre du futur Digital Services Act et d’une réflexion globale sur les nouveaux enjeux du numérique.
Nous avons conscience qu’il reste un long chemin à parcourir, et c’est au fond dans cet état d’esprit que j’ai reçu la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui. Mais la seule réponse pertinente réside dans le fait de bâtir un cadre efficace et harmonisé au sein de l’Union européenne.
S’agissant de la régulation des GAFA, le Gouvernement porte une ambition qui dépasse les sujets qui nous occupent dans le périmètre de cette proposition de loi. Il considère qu’ont émergé dans le monde du numérique des entreprises dont l’empreinte sur notre économie et notre démocratie est structurante et inédite.
À problème structurant, réponses structurantes : il est nécessaire de déployer une supervision et une régulation spécifiques pour les acteurs systémiques ayant une empreinte sur notre économie et notre démocratie. Cela justifie que le problème soit traité à l’échelle européenne. Ces entreprises pourraient se voir appliquer des obligations, des régulations et des supervisions spécifiques, dont font partie l’interopérabilité, l’ouverture de services à des tarifs régulés, le contrôle des concentrations.
Cette réflexion est notre priorité et nous espérons accomplir des progrès dans le cadre de l’agenda de la nouvelle Commission. Je comprends l’impatience de la Haute Assemblée sur la question de la régulation européenne, mais nous sommes dans un temps particulier. Nous saurons dans les mois ou les semaines qui viennent si l’Europe a l’ambition de traiter ce sujet à un niveau plus structurant que celui qui est prévu dans la proposition de loi.
Si l’Europe ne se saisissait pas de cette question, il ne faudrait pas écarter une régulation au plan français. Quoi qu’il en soit, nous avons la capacité de peser sur les choix européens dans les prochains mois, et c’est ce que nous devons faire prioritairement.