Intervention de Anne-Catherine Loisier

Réunion du 19 février 2020 à 15h00
Libre choix du consommateur dans le cyberespace — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Anne-Catherine LoisierAnne-Catherine Loisier :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le cyberespace a beau être virtuel, les enjeux économiques qui y sont liés sont – nous le voyons – bien réels. Ils peuvent même aller jusqu’à ébranler les fondements de nos démocraties et la souveraineté des États. De l’accaparation des données au verrouillage du système, certains géants du numérique s’affranchissent sans vergogne des règles des États, comme nous l’ont montré les affaires Snowden en 2013 ou Cambridge Analytica plus récemment.

Dès 2013, le Sénat avait lancé l’alerte. En 2015, la rapporteure de la mission d’information relative à l’Europe au secours de l’internet, ma collègue Catherine Morin-Desailly, soulignait déjà combien la gouvernance de l’internet était un terrain d’affrontement mondial sur lequel se jouait l’avenir des valeurs européennes.

La proposition de loi présentée aujourd’hui par les deux rapporteurs, que je salue, Sylviane Noël et Frank Montaugé, sur l’initiative de la présidente de commission des affaires économiques, Sophie Primas, reprend cette question essentielle, devenue urgente, de la régulation économique dans le cyberespace. Elle vise à redonner du pouvoir au consommateur-internaute en définissant une régulation économique plus pragmatique et surtout plus réactive face aux pratiques évolutives des géants du numérique.

Le déploiement de plateformes maîtrisées par un oligopole de géants du numérique a considérablement transformé les problématiques liées à l’exercice de la liberté du consommateur. En dépit des dispositions prises ces dernières années sur le plan du droit de la concurrence et de la consommation, le consommateur est devenu l’objet de quelques grands acteurs dominants qui cadrent les possibilités offertes, limitant la liberté de choisir les applications à installer sur son téléphone portable, ou encore la capacité à passer d’un réseau social à un autre.

Cette liberté de choix est d’autant plus menacée que ces mêmes géants annihilent toute concurrence par des acquisitions prédatrices, qui éliminent ou neutralisent toute concurrence avant qu’elle ne leur fasse trop d’ombre, affectant de fait le libre choix du consommateur, mais aussi le potentiel d’innovation du secteur.

L’économie numérique repose largement sur ce modèle de plateforme, de marché dit « biface », où le service facilite les interactions entre deux ensembles d’utilisateurs distincts, mais interdépendants : plus il y a d’utilisateurs sur l’une des faces du marché, plus il y en aura sur l’autre, comme on le constate avec Uber par exemple. Plus les chauffeurs présents sur Uber sont nombreux, plus les clients qui utilisent cette plateforme sont également nombreux, et inversement. C’est l’effet de réseau, qui constitue la matrice de l’internet.

Ce réseau se démultiplie sans connaître de frontières. Les plateformes ont accès à un marché mondial, recueillent des données en masse, et bénéficient d’économies d’échelle et de gamme sans précédent.

Ces caractéristiques nouvelles et particulières favorisent la constitution d’une économie de la concentration et d’oligopoles. Ainsi, dès 2018, un tiers de l’humanité était sur Facebook et recourait à Android, le système d’exploitation de Google, et un cinquième utilisait celui d’Apple.

Jusqu’à présent, le droit de la concurrence, qui réprime les abus de position dominante, les ententes, et assure le contrôle des concentrations, a pu dans une certaine mesure permettre aux autorités françaises et européennes de se saisir des enjeux relatifs au numérique.

Les initiatives de l’Autorité de la concurrence française sur ce dossier sont à souligner, tout comme celles de la Commission européenne. Mais pour les cas les plus emblématiques, où des sanctions ont été infligées par la Commission – il en fut ainsi à l’encontre de Google dans les affaires Shopping et Android –, l’instruction a duré sept ans ! Sept ans pendant lesquels les concurrents ont été éliminés, l’innovation bridée, les choix du consommateur encadrés.

De son côté, la DGCCRF utilise le droit des pratiques restrictives de concurrence pour encadrer les relations commerciales des géants du numérique. Sur la base du constat, elle inflige des amendes. Elle s’assure de l’application des dispositions introduites dans le code de la consommation par la loi pour une République numérique de 2016.

Mais toutes ces initiatives, qui sont autant d’aiguillons adressés à l’Union européenne pour renforcer le droit européen, interviennent ex post, c’est-à-dire qu’elles reposent sur des sanctions qui ne sont plus adaptées aux cycles d’innovation de plus en plus rapides et à la dynamique propre à l’économie du numérique.

Il faut donc à présent confier à un régulateur les outils juridiques permettant de réagir rapidement aux pratiques des plateformes structurantes, avant que leurs effets indésirables ne se diffusent.

La proposition de loi qui nous est soumise s’inspire des travaux à la fois de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique et de la mission commune d’information sur la gouvernance mondiale de l’internet. Elle comporte trois mesures principales : la régulation sectorielle ex ante, le principe d’interopérabilité des plateformes et la modernisation du droit de la concurrence.

Je tiens à souligner les précautions qui ont été prises par le Sénat, notamment par son président, qui a saisi le Conseil d’État, afin de recueillir son avis sur cette proposition de loi et de s’assurer de sa portée juridique. Les remarques qui ont été formulées ont largement inspiré les rapporteurs dans les modifications qui ont été apportées en commission.

Le groupe UC votera donc en faveur de cette proposition de loi, qui participe d’une stratégie globale de l’internet préconisée de longue date par le Sénat, lequel réaffirme ici le rôle de l’État garant des droits et libertés publiques dans le cyberespace.

Cette stratégie a bien sûr vocation à être portée à l’échelon européen, monsieur le secrétaire d’État, pour une approche plus holistique, et donc plus adaptée aux réalités du Net. Toutefois, dans le prolongement des nombreuses initiatives sur les questions numériques prises depuis quelque temps au plan national – je pense à la taxe sur les GAFA ou à la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, à propos de laquelle il ne me semble pas que le Gouvernement ait émis de réserves –, l’objectif est bel et bien de disposer de textes législatifs et d’outils pragmatiques de régulation qui s’imposeront aux géants du numérique et permettront de contrecarrer la domination économique que certains cherchent à instaurer au détriment de la souveraineté des États.

C’est en effet là, à mes yeux, que le bât blesse, monsieur le secrétaire d’État, et c’est peut-être la raison pour laquelle les États sont plus prompts à réagir que l’Europe.

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