Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je veux tout d’abord féliciter les rapporteurs pour leur travail sur ce texte, dont je me réjouis qu’il ait été déposé par la commission des affaires économiques à la suite des travaux de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique.
La proposition de loi que nous examinons répond à une impérieuse nécessité, celle de protéger nos concitoyens vis-à-vis d’acteurs qui maîtrisent leurs données. Face au monopole des Gafam dans le cyberespace mondial, nous sommes pour l’heure confrontés à une stérilisation de cet espace, jadis bâti sur l’utopie d’une liberté de naviguer et d’entreprendre, à une dépossession des citoyens de leurs données personnelles et, surtout, à un vide juridique qu’il convient de combler.
L’Europe s’est emparée de ces questions, mais la France doit être combative et force de proposition, comme elle l’a été avec la loi pour une République numérique, et comme elle l’est encore aujourd’hui pour ce qui concerne la fiscalité numérique ou la lutte contre les contenus haineux sur internet.
Ce texte vise trois objectifs.
Il vise, en premier lieu, à assurer le libre choix du consommateur sur les terminaux par l’introduction d’une régulation sectorielle ex ante. C’est une avancée importante, car l’économie de la donnée est d’ores et déjà un enjeu politique. C’est un capital pour nos entreprises, et la somme d’un vécu pour nos concitoyens, auxquels il faut apporter une protection. Il est donc normal de prévoir des outils de régulation, notamment dans une logique de supervision, pour lutter contre l’ultra-monopole des GAFA, qui réduisent la liberté de choix des consommateurs et empêchent les nouveaux acteurs économiques de les concurrencer. En l’espèce, cette proposition de loi donne les moyens à l’autorité de régulation, l’Arcep, de faire respecter les dispositions prévues, via des sanctions pécuniaires.
Ce texte vise, en second lieu, à établir l’interopérabilité des plateformes, c’est-à-dire faciliter la mobilité des consommateurs d’une plateforme à une autre ou d’un système d’exploitation à un autre. Aujourd’hui, l’interopérabilité reste très limitée. Or, si elle était assurée, cela ouvrirait davantage le champ de la concurrence et stimulerait l’innovation. L’interopérabilité, c’est le pouvoir de librement quitter une plateforme, sans perdre ses liens sociaux, et de continuer à communiquer avec ses contacts. C’est pour ainsi dire une liberté fondamentale, que chacun doit posséder dans le cyberespace, et que le politique doit garantir. C’est également un enjeu crucial de la capacité des acteurs de toutes tailles à faire émerger des offres compétitives sur le marché.
En dernier lieu, ce texte vise à lutter contre les acquisitions dites prédatrices, en renforçant notamment les missions de l’Autorité de la concurrence pour limiter la consolidation d’entreprises qui rachètent peu à peu tout un écosystème. C’est, par exemple, ce que Facebook a opéré avec le rachat d’Instagram et de WhatsApp. En l’état actuel du droit, l’Autorité de la concurrence n’a pas pu examiner ces rachats, car les sociétés ciblées ne réalisaient, aussi incroyable que cela paraisse, qu’un chiffre d’affaires limité, en tout cas inférieur au seuil de déclaration obligatoire au titre du droit des concentrations. C’est précisément ce dispositif qui doit évoluer, à l’échelon tant national qu’européen.
Mais là où le rapport de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique allait plus loin, en proposant d’introduire un nouveau seuil basé sur une disproportion manifeste entre la valeur de rachat et le chiffre d’affaires réalisé par la société cible, la présente proposition de loi privilégie une information minimale par les entreprises systémiques. Certes, ce choix peut paraître frileux, témoignant de la volonté de rassurer les acteurs du numérique et de la crainte de les brider dans leurs initiatives. En réalité, cette solution, soutenue par ailleurs par l’Autorité de la concurrence, évite à celle-ci d’être saisie de nombreuses opérations sans incidence sur le marché et, réciproquement, aux entreprises concernées de devoir déclarer une opération anodine. C’est une mesure de simplification assez souple, qui oblige néanmoins les entreprises systémiques à se mettre en relation avec le régulateur, ce qui est, in fine, notre objectif.
Enfin, les rapporteurs ont complété le texte avec des dispositions permettant de lutter contre les interfaces trompeuses, qui sont des pratiques déloyales, voire agressives, à l’encontre des consommateurs.
Le groupe socialiste proposera de renforcer les moyens des régulateurs par des amendements concernant l’auditabilité des algorithmes. Nous proposerons également de mieux définir la notion d’interopérabilité, ou encore les obligations de loyauté des fournisseurs de systèmes d’exploitation.
Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, si certains jugent encore que ce texte n’est pas pertinent ou urgent, ou qu’il convient de laisser l’initiative d’un tel travail à l’Union européenne, je veux simplement rappeler un ordre de grandeur : la capitalisation boursière des Gafam représente plus de deux fois celle du CAC 40 et dépasse les 4 000 milliards de dollars. Leur chiffre d’affaires est comparable à la totalité des recettes fiscales de notre pays. Autant dire que ces entreprises systémiques possèdent la puissance économique d’un État !
Il n’est plus temps de laisser un sujet d’une telle gravité s’enliser dans des questions de procédure juridique ou de tutelle. Sa complexité ne doit pas non plus nous arrêter. C’est à nous, hommes et femmes politiques, de doter l’État de moyens propres à freiner cet expansionnisme délétère et de protéger les intérêts et les droits de nos concitoyens, tout en favorisant l’innovation et la concurrence, non seulement nécessaires, mais saines pour tout marché. Il nous revient de défendre un modèle de société dans lequel l’être humain ne se résume pas à une somme de données à exploiter ni à des tendances à influencer.
À ce titre, je me félicite de la saisine du Conseil d’État, qui a permis d’améliorer ce texte, et j’espère que l’Assemblée nationale ne tardera pas à s’en saisir compte tenu de son importance et de son urgence. J’en doute toutefois…
Les sénateurs socialistes voteront donc très logiquement en faveur de cette proposition de loi.