Intervention de Bruno Hérault

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 6 février 2020 à 9h00
Tables rondes sur le thème : qu'y aura-t-il dans nos assiettes en 2050

Bruno Hérault, chef du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture et de l'alimentation :

2050 constitue une échéance un peu lointaine pour faire de la prospective. Nous sommes plus à l'aise, a fortiori en prospective sociale (consommation et modes de vie), lorsqu'il s'agit de se projeter à douze ou quinze ans, car nous disposons, dans de tels horizons, de repères de socialisation. On peut tout de même dire des choses en réponse à la question que vous posez.

Les discours dominants et l'explosion discursive autour du sujet qui nous réunit ce matin sont largement fabriqués par les médias, les tendanceurs, le marketing, les innovateurs et les publicitaires. On s'emballe peut-être un peu vite au regard de phénomènes qui n'existent encore que dans les intentions d'un certain nombre d'acteurs. Il faut donc prendre un peu de recul et prendre appui sur les acquis des sciences sociales et économiques, l'anthropologie, la sociologie, les spécialistes de la connaissance des réalités sociales.

Il existe des systèmes alimentaires, stabilisés par l'histoire et le temps, résultats d'une multitude de manières d'agir, de penser et de sentir dont il ne faut pas nier l'existence. Certes, des accélérations et des ruptures se produisent, mais toujours dans des tendances à identifier. Les systèmes alimentaires présentent une complexité particulière du fait de niveaux très différents, selon les cultures, de transformation et d'intégration de chaînes logistiques notamment. Là encore, il faut se doter d'une grille de lecture afin de comprendre les vertus, les défauts et les capacités d'affirmation des aliments nouveaux.

Si, autrefois, l'alimentation faisait la société, parce que s'alimenter représentait l'une des conditions premières de renouvellement de la société, à tel point qu'autour de l'alimentation se sont greffés des phénomènes de pouvoir, de force, des religions, ou des croyances, c'est aujourd'hui la société qui fait l'alimentation. Comme le disent un certain nombre de sociologues et d'historiens de l'alimentation, celle-ci est devenue intercalaire, interstitielle, fonctionnelle. On mange lorsqu'on a fait tout le reste et lorsque l'ensemble des autres activités qui nous procurent des rôles et des statuts bien plus valorisés ont été accomplis. Chacun sait qu'il peut trouver pour une somme modique, n'importe où, à n'importe quel moment, quelque chose qui assurera notre reproduction alimentaire. Nous mangeons donc comme nous vivons et il faut partir des modes de vie pour saisir la capacité de ces nouveaux aliments à entrer dans notre alimentation.

Si ces aliments se développent, c'est qu'ils intégreront demain des modes de vie qui les portent et les supportent. Nous avons réalisé un travail sur la mondialisation des systèmes alimentaires. Quels sont les acteurs sociaux, dans les sociétés contemporaines du monde entier, qui sont prescripteurs, innovateurs et modernisateurs ? Ce sont les couches moyennes urbanisées, salariées, féminisées qui, dans tous les pays du monde, sont en train de porter de nouveaux comportements de moindre consommation de protéines animales, de plus forte consommation de protéines végétales, plus d'alicaments, plus de diététisation de l'alimentation, etc. Partons donc des modes de vie et voyons quelle place ceux-ci réservent à ces alimentations qui nous interrogent.

Un autre phénomène se fait jour : nous ne mangeons plus aujourd'hui du fromage, du pain, des saucisses ou des lentilles : nous mangeons des services alimentaires, tendance qui nous conduit à acquérir des solutions intégrées, adaptées à nos modes de vie, répondant temporellement à un problème que l'on rencontre (manger dans un train, manger avant de prendre un avion, après une réunion, etc.). Si ces aliments se développent, c'est parce qu'ils intégreront cette « servicialisation » de l'alimentation.

Les rythmes sociaux et de vie sont devenus des rythmes de ville. Dans l'analyse des transformations du système alimentaire, l'accélération des rythmes de vie est devenue l'une des variables les plus pertinentes pour comprendre la transformation des conduites. On achète au dernier moment des aliments prêts rapidement, en utilisant un point chaud et un point froid pour une cuisine d'assemblage, au dernier moment, dans des logements dont la cuisine tend à disparaître. Les nouveaux aliments dont nous venons de parler entrent assez facilement dans cette tendance à l'accélération de l'alimentation. Les rapports à l'espace évoluent également. C'est, de plus en plus, une alimentation de snacking, de plus en plus nomade. Elle nous accompagne dans nos activités quotidiennes au lieu de représenter une contrainte, dans une société rurale où il fallait rendre l'invitation et survivre au fil des saisons.

Des tendances structurelles fortes s'affirment également : individualisation des conduites alimentaires ; diminution du gaspillage ; recherche de la santé ; introduction du digital et du numérique ; goût pour l'exotisme qui apporte le monde dans notre assiette ; recherche de naturalité ; alimentation loisir ; le bio.

Toutes ces tendances me semblent favorables aux aliments que nous avons évoqués.

D'autres tendances émergent sans s'affirmer encore nettement, car elles soulèvent un certain nombre d'interrogations. Si d'aucuns, par exemple, perçoivent la montée en puissance du consommateur stratège, qui souhaite dépenser moins et dépenser mieux, de nombreuses études montrent qu'un consommateur et un mangeur ne sont pas si stratèges finalement. La nostalgie et la quête d'authenticité pourraient marquer le début d'une muséification de l'alimentation mais ces phénomènes ne résistent pas non plus aux enquêtes. Les circuits courts offrent une réponse à la recherche de local et de proximité. Dans le même temps, force est de constater que le système alimentaire fonctionne essentiellement sur des circuits au long cours qui ont des capacités de résistance assez limitées au pur localisme.

Parmi les exemples cités par les intervenants précédents, un certain nombre d'évolutions s'observent déjà. C'est le cas notamment de la diminution de consommation de viande. Ce phénomène a débuté, en France, en 1988, 1989 et 1990, c'est-à-dire bien avant les crises sanitaires des années 90. Il découle d'évolutions de modes de vie telles que celles que j'ai décrites, bien plus que de crises sanitaires, même si celles-ci ont amplifié et accéléré le mouvement.

Pour situer ces nouveaux aliments dans un système alimentaire, il faut adopter un raisonnement à trois niveaux en estimant qu'ils occuperont une place minime, moyenne ou très importante selon que nous serons dans une logique :

 · d'efficience, c'est-à-dire d'optimisation de tel ou tel secteur, conduisant à rendre plus efficace tel ou tel segment de l'alimentation ;

 · de substitution, par exemple des protéines végétales aux protéines animales ;

 · de reconception, ce qui conduirait, selon certains auteurs, à des systèmes alimentaires totalement différents, demain, de ceux que nous connaissons aujourd'hui, tendance à laquelle je crois moins qu'aux deux premières.

C'est donc plutôt vers un métissage de ces nouveaux aliments avec le système alimentaire existant que nous nous orientons à mes yeux.

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