Intervention de André Reichardt

Réunion du 25 février 2020 à 14h30
Parquet européen et justice pénale spécialisée — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de André ReichardtAndré Reichardt :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en adaptant notre ordre juridique national pour y intégrer les principes, les missions et les structures du Parquet européen, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui marque l’aboutissement d’une évolution, que l’on peut assurément considérer comme majeure, de la coopération judiciaire européenne. En effet, celle-ci va désormais sortir du champ exclusivement intergouvernemental qui était le sien jusqu’à maintenant. Pour la première fois, une instance européenne disposera de compétences judiciaires propres en matière pénale.

Le Parquet européen pourra ainsi poursuivre directement les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne, tels qu’ils ont été définis dans la directive relative à la protection des intérêts financiers de l’Union, dite « directive PIF », dont le projet de loi vient par ailleurs parachever le processus de transposition.

Fraudes massives à la TVA, corruption, détournement de fonds publics, abus de confiance, blanchiment d’argent ou encore délits douaniers pourront dès lors entrer dans le champ de compétence du Parquet européen, si toutefois ils affectent les recettes de l’Union européenne ou ses programmes de dépenses, tels que les fonds structurels ou les subventions agricoles.

Il est vrai que, dans ces domaines, les performances des différents pays européens en matière d’enquêtes et de poursuites restent à ce jour pour le moins contrastées. Mais surtout, les outils déployés jusqu’à présent pour améliorer la coopération entre États membres n’ont pas, malgré leurs réels mérites, permis d’endiguer de manière satisfaisante le développement de certaines fraudes, et tout particulièrement celles faisant appel à des montages transfrontaliers complexes.

Le cas de la fraude à la TVA intracommunautaire est sans aucun doute le plus parlant et le plus préoccupant. Le manque à gagner pour les finances de l’Union européenne, et à plus forte raison pour celles des États, est énorme. Ce sont ainsi de 40 milliards à 60 milliards d’euros qui se volatiliseraient chaque année en Europe, principalement du fait de groupes criminels organisés, dont certains entretiennent par ailleurs des liens avec le terrorisme et contribuent à son financement.

D’une manière générale, de 35 % à 45 % à peine des recommandations de poursuites faites aux États membres par l’OLAF se traduisent par des mises en examen effectives. Il était donc devenu nécessaire de mettre en œuvre un cadre européen plus efficace pour renforcer, mais aussi homogénéiser, la réponse pénale apportée aux délits financiers affectant les intérêts de l’Union européenne.

La création d’un Parquet européen répond clairement à cet objectif, notamment dans sa dimension transfrontalière. À cet égard, sa capacité à mener des enquêtes dans plusieurs États membres simultanément et le fait que les éléments de preuves qu’il y recueillera pourront être admis par toutes les juridictions nationales me paraissent représenter des avancées absolument essentielles.

L’innovation que constitue le Parquet européen n’est pourtant pas allée sans susciter de longs et vifs débats, car, pour reprendre les termes de l’avis du Conseil d’État, si elle n’est pas contraire aux exigences de notre Constitution, son instauration touche aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale. Les atteintes à ce principe, qui constitue le socle fondamental de l’application du droit pénal, me semblent cependant avoir été correctement circonscrites, notamment grâce à l’action du Sénat, qui a pleinement joué son rôle de gardien du principe de subsidiarité.

Cela a été dit, le Sénat a été à l’origine, avec treize autres assemblées parlementaires européennes, du déclenchement d’une procédure de « carton jaune » à l’encontre de la proposition initiale de la Commission européenne. Celle-ci développait une vision excessivement centralisée du Parquet européen, incarnée par la figure d’un procureur unique disposant d’une compétence exclusive pour diligenter des enquêtes dans toute l’Union européenne. Le compromis finalement trouvé, qui assure notamment sa structure collégiale et, au travers des procureurs européens délégués, son ancrage dans les structures et l’ordre juridiques des États membres, apparaît à la fois équilibré et réaliste.

Ainsi, si la définition de la politique pénale et la supervision des affaires s’effectueront au niveau européen, les enquêtes seront conduites dans les États membres par des magistrats nationaux, les jugements seront prononcés par les juridictions nationales selon le droit national en vigueur et les éventuels conflits de compétence seront réglés par les autorités nationales.

Cette intégration du Parquet européen dans la réalité juridique de chaque État membre était non seulement indispensable au regard du principe de subsidiarité, mais aussi impérative pour permettre au projet d’aller jusqu’à son terme. Elle n’en rendra pas moins nécessaire de rester vigilants quant à la bonne articulation opérationnelle du Parquet européen avec les juridictions françaises. L’étude d’impact qui accompagne le projet de loi indique qu’une centaine de dossiers tout au plus seraient susceptibles de relever chaque année de sa compétence.

Si ce nombre relativement faible ne devrait pas entraîner de bouleversement fondamental dans l’organisation de la justice, le dispositif mis en place, notamment autour des prérogatives du procureur européen délégué, vient en revanche bousculer quelque peu l’ordonnancement traditionnel de notre cadre procédural. Il conviendra donc, dans les années à venir, d’observer attentivement la manière dont le Parquet européen exercera concrètement ses missions.

C’est également la raison pour laquelle il me semble particulièrement prématuré d’appeler d’ores et déjà à l’extension de ses compétences, notamment à la lutte contre le terrorisme, matière éminemment sensible et délicate. Nous n’y sommes pas favorables, bien que la Commission européenne et le Président de la République la souhaitent.

J’observe d’ailleurs que, ces dernières années, l’Union européenne a d’ores et déjà considérablement renforcé son action dans ce domaine, au travers tant d’Europol et d’Eurojust que de l’échange des données et de l’interopérabilité des systèmes d’information.

Alors que le Parquet européen n’entamera ses travaux qu’à la fin de cette année, je crois qu’il nous faut rester prudents sur les missions supplémentaires qui pourraient éventuellement lui être confiées à l’avenir. Pour l’heure, il doit surtout faire la preuve de son efficacité et de sa plus-value dans la lutte contre la délinquance financière, mais aussi parvenir à s’insérer harmonieusement dans le cadre de la justice nationale, ce qui est un véritable défi.

Ce n’est qu’à l’aune de ces éléments qu’il sera possible d’évaluer, à terme, la pertinence d’une éventuelle extension de ses attributions. Dans l’immédiat, concentrons-nous avant tout sur la réussite de cette initiative majeure pour le développement d’une Europe capable de mieux protéger ses intérêts et de lutter plus efficacement contre la criminalité.

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