Intervention de Stéphane Visconti

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 janvier 2020 à 9h45
Audition de s.e. M. Stéphane Visconti ambassadeur coprésident français du groupe de minsk sur le haut-karabagh

Stéphane Visconti, ambassadeur, coprésident français du groupe de Minsk :

Mesdames et messieurs les sénateurs, je suis honoré par votre invitation à venir vous parler du conflit du Haut-Karabagh. Je souhaite avant tout vous adresser mes meilleurs voeux pour cette année 2020, qui s'ébauche dans un contexte de très fortes turbulences.

Le Haut-Karabagh est une enclave montagneuse située en Azerbaïdjan. Certains territoires entourant cette entité sont occupés depuis le cessez-le-feu et servent, selon ce pays, de zones de protection contre d'éventuelles attaques de l'Azerbaïdjan.

Le Haut-Karabagh n'est officiellement reconnu ni par l'Arménie ni internationalement. L'Arménie et l'Azerbaïdjan mènent une diplomatie multivectorielle en essayant de ne pas s'aliéner leurs puissants voisins, la Russie, l'Iran et la Turquie, dont ils ont été suzerains au fil des siècles.

La Syrie, qui est proche, compte une forte communauté arménienne. Suite à la guerre, quelques réfugiés syriens d'origine arménienne se sont installés sur les territoires entourant le Haut-Karabagh, ce qui suscite le mécontentement de Bakou, qui y voit une nouvelle preuve de la colonisation et d'une annexion rampante.

On est ici au coeur d'un système qui est en « mouvement tectonique », pour reprendre l'expression récente du ministre des affaires étrangères azerbaïdjanais, ce qui explique un calme relatif sur le terrain.

Vous avez parlé, monsieur le président, d'un conflit « gelé ». On parle aussi souvent de conflit « territorial ». Ce n'est en fait réellement ni l'un ni l'autre. Hier encore, un soldat azerbaïdjanais était tué par un sniper arménien, tout près de la frontière avec la Géorgie, au cours de travaux de fortification et il est à craindre que l'Azerbaïdjan prenne des mesures de représailles.

Le faible niveau de violence s'explique selon moi par les craintes géopolitiques que ces petits pays intègrent dans leur environnement. Ce n'est pas le bon moment pour se déclarer la guerre, mais le conflit ne s'arrête jamais, les événements de 2016 l'ont montré.

Est-ce un conflit territorial ? Oui et non. Pour les Azerbaïdjanais, la perte de leur unité territoriale leur fait un peu penser à celle de l'Alsace-Lorraine. Pour Bakou, le conflit durera jusqu'à ce que les territoires soient libérés et restitués.

Il s'agit des suites d'une guerre, mais c'est avant tout un dossier identitaire. Pour les Arméniens, même au-delà des frontières de la République d'Arménie, le Haut-Karabagh est une terre sacrée. C'est le seul territoire où a existé durant quelques années, au XVIIIe siècle, un petit état arménien indépendant. Il faut donc absolument le défendre contre la menace que représente l'Azerbaïdjan.

Pour l'Azerbaïdjan, cette zone fait partie d'anciens territoires (Khanats) qui furent mongols sous Tamerlan, longtemps ottomans et encore plus longtemps persans. Ils ont connu des situations complexes. Pendant deux siècles, la population, majoritairement arménienne, a connu l'autonomie, sous l'autorité d'un suzerain de la dynastie Kadjar.

Historiquement, il est très difficile de donner raison à l'un ou à l'autre du fait des mouvements de populations.

Ce qui est intéressant c'est la spécificité de ce dossier et son caractère géopolitique. Je pense aux grandes puissances et aux puissances de regain - comme la Russie, la Turquie, dont les initiatives créent des interrogations, l'Iran - ou à la perception d'un intérêt moins marqué par les Américains dans cette région. On a ici un concentré de puissances qui s'affrontent, ce qui n'est pas l'approche de l'Union européenne, ce qui nous donne un avantage, j'y reviendrai.

Ce qui est intéressant, c'est le format des négociations. Ainsi que vous avez mentionné, monsieur le président, le groupe de Minsk comprend une quinzaine d'États. La coprésidence, chargée de faciliter les négociations sur la base d'un mandat de 1997, est composée des États-Unis, de la Russie et de la France, membres permanents du Conseil de sécurité qui - c'est le reproche que nous adressent parfois la Turquie et l'Azerbaïdjan - hébergent de nombreux citoyens d'origine arménienne. Ils nous considèrent parfois comme un club chrétien, peu impartial et peu objectif, favorisant le statu quo arménien et plaidant pour l'annexion, ce qui est évidemment totalement faux.

Ce format fonctionne parfaitement. Je ne sais pas s'il serait aujourd'hui possible de réunir un Russe, un Américain et un Français. Nous sommes toujours ensemble et sommes reçus par Sergueï Lavrov, parfois par le président Poutine ou à la Maison Blanche, au National security council (NSC), etc. C'est un exemple unique, avec l'exploration de l'espace, où les États-Unis, la Russie et la France travaillent conjointement, sans tenir compte des contingences géopolitiques.

Nous sommes aidés sur place par une petite équipe de l'OSCE, le long de la ligne de contact, qui enregistre les violations du cessez-le-feu des deux côtés et aide parfois - sans que cela ne se sache trop - à ramener le corps des soldats tombés dans le no man's land. Tout cela demande des jours de négociations.

Troisième spécificité : ce dossier est exclusivement géré par les deux dirigeants. Il n'y a pas de diplomatie parallèle, quasiment aucun contact entre les sociétés civiles. Nous négocions la moindre décision en direct avec les ministres des affaires étrangères, mais les arbitrages finaux reviennent personnellement aux deux dirigeants.

Les populations avaient pourtant l'habitude de vivre ensemble. 400 000 Arméniens habitaient Bakou et partageaient les mêmes immeubles, la même langue, prenaient leur douche ensemble à l'armée. Aujourd'hui il n'y a plus de contacts entre eux, si ce n'est pas l'intermédiaire des humbles serviteurs que nous sommes, qui tentent de faciliter un minimum de dialogue, ce qui rend les choses très compliquées.

Quand un incident éclate, on nous appelle pour nous dire que quelqu'un est mort et que l'alerte est maximum. Ils ne se parlent pas seuls. C'est très personnalisé, et notre travail - c'est ce qui le rend intéressant - consiste à faciliter les relations et les échanges entre les deux dirigeants.

Où en est la négociation ? Elle est aujourd'hui quelque peu paralysée, pour plusieurs raisons, la principale étant que les deux acteurs campent sur des positions qui ont rarement été aussi maximalistes, chacun considérant que le temps joue pour lui et renforce ses cartes.

L'Azerbaïdjan s'est économiquement beaucoup redressé, a acquis des systèmes d'armement sophistiqués en grand nombre, mène des exercices militaires majeurs, bénéficie de l'appui diplomatique de nombreux pays, y compris au sein de l'Union européenne, parce qu'il promeut le principe de l'intégrité territoriale, principe évidemment fondamental dans les relations internationales et que la France promeut dans ce dossier, comme dans d'autres, sans aucune ambiguïté. Dans le cas du spécifique du Haut-Karabagh, ce principe est nécessairement équilibré, dans le projet de règlement, par un autre principe d'Helsinki, le droit des peuples à l'autodétermination. Et il n'est de secret pour personne que certains partenaires sont plus sensibles au premier principe qu'au second.

Les Arméniens estiment quant à eux, que même si leur situation économique, qu'ils espèrent voir évoluer favorablement, n'est pas comparable, l'impératif pour eux est la sécurité. Les territoires où est déployée leur armée forment une zone tampon. Certains pensent à Erevan et Stepanakert que viendra un jour où cette situation de fait pourrait être reconnue par une partie de la communauté internationale. Ils sont convaincus eux aussi que le temps joue pour eux.

Bien évidemment, les deux parties jouent un jeu dangereux car seul le temps et les évènements déterminent les gagnants et les perdants, et les lignes de fracture sont difficiles à prévoir.

La base du règlement sur laquelle nous travaillons, qu'on appelle le « plan Lavrov », est d'origine russe, même si mon collègue russe n'aime pas qu'on l'appelle ainsi. Sergueï Lavrov a, en effet, en grande partie rédigé ces documents de sa propre main, sur la base des fameux principes de Madrid et de ceux tirés de la charte finale de l'acte d'Helsinki.

La dynamique sur ce dossier doit s'ajuster aux changements intervenus, notamment en Arménie, M. Pachinian ayant déclaré qu'il ne se sentait pas entièrement lié par les négociations menées par ses prédécesseurs. La nouvelle équipe, qui veut plus de transparence, s'interroge sur les principes de Madrid.

L'Azerbaïdjan affirme avoir joué la carte de l'attentisme, que certains à Bakou qualifient de « bienveillant », en espérant une relance plus favorable des nouvelles autorités arméniennes.

Sous les auspices des coprésidents du Groupe de Minsk, les contacts entre les ministres et les deux dirigeants se poursuivent dans un climat suffisamment cordial pour que l'on puisse travailler. Nous réfléchissons à un prochain sommet, le moment venu. J'ai transmis l'invitation de principe du Président de la République à accueillir un sommet en France lorsque les deux dirigeants estimeront que les conditions sont réunies.

Paradoxalement, le bilan en termes de morts et de blessés est le meilleur des 26 dernières années. Jusqu'à hier matin, on comptait neuf morts sur l'ensemble de l'année, contre 30 à 40 auparavant. En avril 2016, lors de l'offensive azerbaïdjanaise, on a officiellement dénombré 180 morts. On pense qu'il y en a eu en réalité beaucoup plus, et ce pour un gain territorial somme toute limité.

Quels sont les enjeux ? Pour la France, le premier enjeu demeure la stabilité et la prospérité des peuples de la région, dans un esprit de justice conforme aux grands principes du droit. Notre mandat est clair, il est, aux côtés de la Russie et des Etats-Unis, d'aider les parties à résoudre ce conflit. Nous ne ménageons ni nos efforts ni nos initiatives en ce sens. Mais il est clair que les décisions relèvent de la seule volonté politiques des parties.

Par ailleurs, pour la France, notre implication, active dans ce format, aux côtés des Russes et des Américains, illustre la capacité de nos trois Etats à travailler ensemble. Nous montrons que nos trois pays, lorsqu'ils se concertent en confiance et pour une cause importante pour notre sécurité peuvent s'exprimer d'une seule voix. La tradition, lors des G8, était d'ailleurs d'avoir une déclaration commune entre le président Poutine et les présidents français et américain qui étaient sur place. Lors de notre dernière visite à Washington, nos interlocuteurs nous ont dit qu'il serait formidable d'y parvenir dans d'autres secteurs et que le monde s'en porterait sûrement bien mieux.

Nous n'avons pas de visées géopolitiques directes dans la région. Cela donne plus de valeur à la voix de la France. Même si nous n'avons pas les leviers militaires des Russes, ni le même degré d'influence, notre autorité et notre réputation d'équilibre et de probité nous sert.

La France a toujours été engagée et active sur ce dossier du Haut-Karabagh et ce au plus haut niveau. Le Président Chirac était très impliqué dans les négociations à la fin des années 1990 et début 2000. Ses successeurs l'ont été également.

Enfin, la France est considérée comme chef de file dans différentes enceintes. Je pense à l'Union européenne. Vous mentionniez le traité d'amitié et de coopération renforcée avec l'Arménie. Les institutions bruxelloises négocient un texte parallèle avec l'Azerbaïdjan. Le sujet du Haut-Karabagh constitue un point extraordinairement difficile dans ses aspects rédactionnels.

L'OTAN elle-même nous interroge au sujet des coopérations entre ces deux pays. C'est également vrai à New York, aux Nations unies, où je me rends régulièrement.

Je me rends à Genève après-demain pour préparer une prochaine réunion entre les deux ministres, à huis clos, fin janvier, pour reprendre langue. Cette information n'est pas encore publique.

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