Je vous remercie de cette invitation.
Je suis un économiste du travail, non pas un spécialiste des retraites. J'évoquerai l'impact de la réforme sur les salariés et les employeurs, plus particulièrement sur les employeurs publics.
La réforme introduit un système à cotisations définies alors qu'il y avait avant un système à prestations définies, notamment pour les fonctionnaires, lesquels peuvent connaître de façon quasi certaine, s'ils font une carrière pleine, le niveau de leur retraite. Le nouveau système est de nature à créer une incertitude sur le revenu permanent des personnes et peut modifier leur comportement et leurs exigences durant leur carrière professionnelle, notamment sur les aspects salariaux.
L'incertitude, pour ne pas dire l'insécurité, est accrue pour certains, car la plupart des simulations présentées dans l'étude d'impact ne correspondent pas à la vie réelle. Ainsi, elles ne prennent pas en compte les enfants, alors que la plupart des travailleurs français en ont. En outre, un certain nombre de paramètres sont aujourd'hui inconnus, le plus important pour le niveau des pensions à long terme et leur poids dans le PIB français étant l'indexation du point. Le texte, dans la version adoptée par l'Assemblée nationale, parle d'un « revenu moyen d'activité par tête ». C'est là un objet statistique non identifié. Pour ma part, en tant qu'économiste, j'attends du législateur qu'il précise davantage son intention afin de permettre une véritable réflexion sur la construction d'un tel indicateur.
Le projet de loi contient un certain nombre d'éléments majeurs qui concerneront les employeurs publics, en particulier en termes de cotisations patronales. Actuellement, le taux de cotisations employeur de l'État est de l'ordre de 75 %, ce qui est extrêmement élevé. La grande problématique pour l'État sera l'effet de vérité que produira l'abaissement progressif de ce taux à 28 %. À titre d'exemple, j'évoquerai les cas de l'éducation et de l'enseignement supérieur et de la recherche. Aujourd'hui, le poids affiché de l'investissement public dans ces deux secteurs est de 75 %. Avec la baisse des cotisations, on va s'apercevoir que les dépenses publiques pour l'éducation et la recherche sont bien plus faibles que celles qu'affiche l'État depuis de nombreuses décennies. Alors que sera examiné dans les prochains mois le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche, il faudra nécessairement traiter la question de la retraite. Il est urgent de repenser la rémunération dans l'enseignement et la recherche en France.
La réforme des retraites pose aussi des problèmes aux collectivités territoriales. Son impact sur ces collectivités ne sera pas mesuré avant 2024. À cet horizon, la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) allait certainement afficher un déficit de l'ordre de 5 milliards d'euros, ce qui, en l'absence de réforme, aurait probablement impliqué une augmentation des taux de cotisation pour les hôpitaux comme pour les collectivités locales.
Dans le nouveau système, les collectivités devront payer des cotisations sociales sur les primes des agents, lesquelles représentent un peu plus du quart de leur rémunération. Étant donné que 1 million d'agents seront concernés, le coût supplémentaire de la réforme pour les collectivités à l'horizon de 2025-2026 s'élèvera à environ 1,5 milliard d'euros. Cette somme ne représente probablement qu'une partie de l'effort qu'elles devront faire. En tant qu'employeurs, elles risquent d'être confrontées à des difficultés inextricables : une personne née le 2 janvier 1975 et une personne née le 30 décembre 1974, se situant au même niveau dans la grille indiciaire et percevant les mêmes primes, n'auront plus la même rémunération nette. Dans un cas, les primes seront assujetties à des cotisations, dans l'autre non. Cela risque de poser rapidement des problèmes dans les collectifs de travail et nécessitera une forme de compensation ou de lissage, car, au final, il n'y a tout de même pas de promesse de retraite supplémentaire pour l'agent né le 2 janvier 1975.
D'autres problèmes se poseront dans les écoles primaires, où cohabiteront des professeurs des écoles dont les rémunérations seront revalorisées et des agents des collectivités locales dont la rémunération stagnera ou diminuera en net si les primes sont soumises à cotisation. Cela risque de créer des tensions importantes au sein d'un même collectif de travail et de poser des problèmes d'attractivité des métiers dans les collectivités locales, sachant, en outre, que les emplois d'agents municipaux sont très majoritairement de catégorie C, qu'ils sont occupés par des femmes et que les prochaines décennies seront marquées par une diminution de la population en âge de travailler. À la louche, la réforme coûtera plusieurs milliards d'euros de rémunérations supplémentaires aux collectivités locales à l'horizon de 2026-2027.
La pénibilité est un autre point important pour les collectivités. Les enquêtes Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer) montrent que les agents de catégorie C, qui constituent une forte proportion des agents de la fonction publique territoriale, sont bien plus soumis à des facteurs de pénibilité professionnelle importants que l'ensemble des autres agents de la fonction publique. Aujourd'hui, un nombre restreint de facteurs de pénibilité sont reconnus. Or les agents des collectivités territoriales sont particulièrement exposés aux facteurs qui ont été retirés - je pense aux expositions aux agents chimiques lors des opérations de nettoyage, aux manutentions de charges, aux vibrations mécaniques.
Le Sénat étant le représentant des collectivités territoriales, il pourrait mener une réflexion sur l'intégration de ces critères de pénibilité, car cela permettrait de renforcer l'attractivité de certains métiers en apportant une sorte de garantie aux agents : en contrepartie de cette pénibilité et d'une rémunération modeste, ils pourraient partir plus tôt à la retraite. Au-delà de la réforme des retraites, il conviendrait que les employeurs publics mènent une réflexion sur cette question.