On m'a demandé d'évaluer le projet de loi à l'aune des recommandations que j'ai faites dans le passé. En préambule, je dois dire, en tant qu'universitaire, qu'il me semble important de pouvoir faire part à des élus, à des responsables politiques et syndicaux, de mon analyse sur une politique publique, en l'occurrence le système de retraite, afin d'irriguer leurs réflexions et d'essayer de penser la façon dont une réforme peut être mise en place. Cela étant, je n'ai jamais pensé que mes analyses devaient être suivies à la lettre. Il est légitime, dans une démocratie sociale, que les choix effectués diffèrent des préconisations initiales. Ce qui me pose problème, c'est que je ne suis pas certain que les écarts constatés entre le projet de loi et mes propositions initiales correspondent au choix de la majorité du pays et de la démocratie représentative.
Il est paradoxal de me décrire comme l'inspirateur du système à points alors que je l'ai critiqué pendant une quinzaine d'années, que j'ai également critiqué les règles discrétionnaires mises en oeuvre à l'Agirc-Arrco, et que j'ai indiqué qu'il fallait fixer des règles permettant d'avoir confiance dans la valeur du point. L'ensemble de mes travaux m'ont conduit à préconiser plutôt la mise en oeuvre d'un système dont les droits sont en euros, permettant d'avoir des garanties claires sur l'accumulation progressive de droits à la retraite. Si le système à points est le choix majoritaire du pays, de nos représentants syndicaux, je ne trouve rien à y redire, mais il faut alors fixer des règles concernant la valeur du point. Il est important de s'assurer que l'instauration du point ne sera pas une façon de manipuler à d'autres fins le niveau des pensions de retraite.
Je rappelle que la France a choisi, à la fin des années 1980, d'indexer les retraites sur les prix afin de limiter la hausse des dépenses de retraite. Cela a été très efficace. En outre, cela a permis de faire baisser le niveau des retraites de manière invisible. Ce mécanisme est beaucoup plus puissant pour l'équilibre des comptes que l'ensemble des autres réformes qui ont été mises en place. Plus des deux tiers des effets financiers qui ont été obtenus sont dus à ce mécanisme d'indexation.
Ce mécanisme a deux conséquences très néfastes.
La première, c'est que l'équilibre du système est totalement dépendant de la croissance future. L'Insee et le Conseil d'orientation des retraites (COR) ont bien montré que l'équilibre et le niveau des pensions à long terme sont très dépendants de petites variations de la croissance. Si quelqu'un vous dit qu'il sait quel sera le taux de croissance en 2070, ne le croyez surtout pas ! L'objectif d'un système de retraite est de maintenir un niveau de vie des retraités par rapport aux actifs, quel que soit le taux de croissance à long terme. Les conséquences considérables de petites variations du taux de croissance à long terme sont sources d'incertitudes sur le niveau des pensions et sur l'équilibre financier de notre système. C'est un gros problème, qui n'est pas perçu par nos concitoyens, car il n'est pas très simple à comprendre.
La deuxième, c'est que cette indexation a des effets redistributifs mal maîtrisés. En prenant la moyenne des vingt-cinq meilleures années de la carrière, pondérée par l'inflation plutôt que par les salaires, on donne plus de poids au dernier salaire et moins aux salaires anciens. Mécaniquement, ceux qui ont des salaires élevés en fin de carrière ont des pensions plus importantes que ceux qui connaissent des fins de carrière difficiles. C'est le contraire de ce que l'on souhaite faire. Ceux qui ont des fins de carrière dynamiques sont aussi ceux qui sont le plus capables de décaler leur départ à la retraite. Ils sont avantagés par rapport à ceux qui ont de plus grandes difficultés en fin de carrière. Le poids donné à la fin de carrière est difficilement justifiable.
Le projet de loi prévoit de repousser la mise en oeuvre de la réforme pour certaines générations, mais aussi le passage à l'indexation des valeurs d'acquisition et de service du point sur les salaires à la fin des années 2040. L'effet correctif, qui était essentiel pour retrouver la maîtrise du pilotage et offrir des garanties plus solides sur les pensions, ne se produira donc qu'à un horizon assez lointain. Si le Gouvernement a choisi de procéder ainsi, c'est parce qu'il souhaite que la transition s'applique à des générations plus jeunes, mais également pour maintenir plus longtemps l'indexation sur les prix. Ainsi, si la croissance est suffisante, le niveau des retraites baissera, ainsi que celui des dépenses. Réduire les dépenses peut être un choix politique tout à fait responsable, mais, dans ce cas, il faut le dire et l'assumer.
Le retour à l'indexation sur les salaires à l'horizon 2045 est tout de même une bonne nouvelle, mais pourquoi l'étude d'impact n'en mesure-t-elle pas les effets au-delà de cette date, alors que les autres simulations vont au-delà de 2070 ? Pourquoi ne pas montrer que, à très long terme, la réforme portera enfin ses fruits ?
J'en viens à la fonction publique, où la retraite n'est calculée que sur 75 % de la rémunération, même si une partie des primes sont assujetties à de faibles cotisations par le régime additionnel de la fonction publique. Les taux des cotisations sont élevés sur les rémunérations, faibles sur les primes. Si on ajoute le fait que la structure démographique de la fonction publique est plus défavorable que dans le secteur privé et qu'elle s'aggrave dans le temps, on en arrive au gel du point d'indice et à l'augmentation des primes. En faisant cela, on baisse la rémunération relative des fonctionnaires peu primés, qui sont essentiellement les enseignants. Lorsqu'un gouvernement, quel qu'il soit, veut augmenter les rémunérations des fonctionnaires, il a le choix entre payer 75 % de cotisations sur le traitement ou 5 % sur les primes. Le choix est vite fait... On en arrive à des écarts dans la fonction publique qui ne sont pas soutenables. Va-t-on attendre que les enseignants soient payés au SMIC pour se rendre compte que le problème est majeur ? Tant que l'État continuera à ne pas prendre en compte un quart de la rémunération des fonctionnaires dans le calcul de leur retraite, on ne parviendra pas à le régler.
Si l'intégralité de la rémunération - primes et traitement - est prise en compte, comme le prévoit le projet de loi, et si un taux unique de cotisations de 28 % est instauré, cela entraînera mécaniquement une baisse des retraites des fonctionnaires peu primés, ou moins primés que la moyenne, et une hausse des retraites de ceux d'entre eux qui sont plus primés que la moyenne. Si vous voulez rendre cette transition acceptable, parce qu'elle est, à mon sens, nécessaire, l'État ne pouvant pas continuer à rémunérer ses agents sans payer de cotisations, il faut augmenter de façon très significative la rémunération des fonctionnaires peu primés, en particulier celle des enseignants. Or ces éléments sont renvoyés à d'autres lois et à d'autres négociations. Comment espérez-vous convaincre les enseignants qu'il ne s'agit pas là d'un marché de dupes ? On constate aujourd'hui un très fort sentiment d'abandon des enseignants, mais aussi des chercheurs, par la communauté nationale.
J'en viens à l'âge pivot. Il n'est pas nécessaire dans un système à points, car on n'a plus besoin de référence à une norme d'âge. Le Gouvernement argue qu'il est important de fixer des normes, des références. Je ne conteste pas du tout ce point, mais a-t-on besoin d'une norme d'âge unique pour tous et de donner au pays le sentiment que l'âge de départ sera le même pour tous ? L'objectif de la réforme était de mieux prendre en compte l'ensemble de la carrière et de permettre à ceux qui ont commencé à travailler tôt de partir plus tôt, avec une pension convenable.
J'avais proposé, avant le rapport Delevoye, de fixer un point de référence à taux plein, défini comme le taux de remplacement cible, le niveau de pension par rapport au dernier salaire. Une telle information est explicite. Le niveau d'une pension est individuel, il dépend de l'âge auquel vous avez commencé à travailler. Il n'y a rien de scandaleux à ce que ceux qui ont commencé à travailler tôt obtiennent plus de droits et partent plus tôt. On donne l'impression de vouloir revenir sur les dispositifs d'individualisation qui ont été mis en place progressivement.
En fait, deux réformes ont été annoncées, une réforme systémique, le système par points, et une réforme paramétrique, de nature financière, la mise en place de l'âge pivot dans le système actuel. Cette dernière mesure aura un impact sur l'âge effectif du départ à taux plein et donc sur l'équilibre des finances. Concrètement, les personnes qui pouvaient prendre leur retraite avant l'âge de 64 ans, grâce à leur durée d'assurance, subiront désormais une décote si elles partent avant cet âge. Celles qui devaient aller au-delà de cet âge, parfois jusqu'à 67 ans, pour bénéficier d'une retraite à taux plein pourront partir à 64 ans sans subir de décote. Le nombre de salariés touchés par le report de 62 à 64 ans étant plus important que celui des personnes concernées par la baisse de 67 à 64 ans, cela permettra de réduire les dépenses de retraite de façon substantielle à court terme.
La baisse de dépenses publiques de 0,9 point de PIB se décompose ainsi : 0,6 point provient de l'indexation des valeurs d'acquisition et de service du point sur les prix, et donc du report de la réforme systémique, et 0,3 point de l'instauration de l'âge pivot. Ces deux réformes se sont parasitées l'une l'autre dans le débat public.
Pour finir, j'évoquerai l'étude d'impact qui accompagne le projet de loi et sur laquelle je me suis déjà exprimé dans la presse. Je considère qu'elle est trop lacunaire pour que la représentation nationale puisse émettre un avis éclairé sur l'ensemble des incidences du texte qui lui est soumis. Je trouve cela dommageable, d'autant plus que cette réforme aurait pu - j'en reste persuadé - faire l'objet d'un plus large consensus.
L'absence d'évaluation de l'impact financier de la réforme, surtout depuis que le Gouvernement a annoncé la hausse des rémunérations des fonctionnaires percevant de très faibles primes, éveille des soupçons légitimes chez ceux qui pensent que la réforme coûtera très cher comme chez ceux qui considèrent que les fonctionnaires seront les grands perdants.
Je trouve que le débat public a introduit beaucoup de confusion au sujet des effets redistributifs du système universel. Je prendrai l'exemple de l'indexation des pensions sur les vingt-cinq meilleures années de carrière qui, en réalité, pénalise les plus bas salaires. Ce n'est pas forcément facile à comprendre, mais l'étude d'impact aurait dû aider à y voir plus clair. Le Gouvernement aurait également mieux fait de ne pas tenter de démontrer à tout prix que tout le monde sera gagnant, en mélangeant hausse des cotisations et élévation de l'âge de départ à la retraite, puisque tout le monde se doute bien que c'est impossible.
J'ai déjà parlé de la dépendance du futur système à la croissance économique. Alors que l'étude d'impact démontre les effets néfastes du pilotage du système actuel, pourquoi ne présente-t-elle pas une seule étude sur les progrès qui ont été malgré tout accomplis ?
J'aurais souhaité que le débat démocratique soit de meilleure qualité, qu'il révèle les défauts du système de retraite actuel et qu'il donne des pistes pour les corriger. J'espérais, à tort, que notre pays serait capable de dégager un consensus sur une réforme de très long terme, dont chacun pourrait être fier, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui.