Intervention de Sophie Moati

Réunion du 4 mars 2020 à 15h00
Dépôt du rapport annuel de la cour des comptes suivi d'un débat

Sophie Moati :

Au total, le coût des mesures décidées à la suite du mouvement social de l’automne 2018 s’établirait à plus de 17 milliards d’euros, soit 0, 7 point de PIB. Et, puisque ces baisses supplémentaires de prélèvements ne sont pas compensées par un effort de maîtrise accrue de la dépense, la dette publique ne devrait pas refluer en 2020.

Ce ralentissement, puis cet arrêt prévu de la réduction du déficit structurel de la France interviennent alors que la croissance économique de notre pays est, à ce stade, plus favorable que les années précédentes. Ils nous écartent, en tout état de cause, de nos engagements européens et de la trajectoire fixée voilà tout juste deux ans par la loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022.

Le Gouvernement doit justement présenter au printemps prochain une trajectoire actualisée des finances publiques. Il serait important que celle-ci prévoie une réduction du déficit structurel ambitieuse, cohérente avec les règles européennes et ne repoussant pas en fin de période de programmation l’essentiel des efforts à accomplir.

Cette perspective appelle également au renforcement de l’effectivité de notre cadre pluriannuel, qui pourrait passer par une révision des règles organiques.

Cette trajectoire ambitieuse de réduction de notre déficit structurel n’est pas hors de portée.

Pour redonner du souffle à nos comptes publics, les juridictions financières identifient, enquête après enquête, contrôle après contrôle, de nombreuses marges de manœuvre dans le fonctionnement quotidien des administrations et le déploiement des politiques nationales et territoriales. Les différents chapitres de ce rapport en constituent autant d’exemples dont nous espérons qu’ils soient utiles aux pouvoirs publics.

La Cour met d’abord en lumière des situations de gestion qui conduisent à une mauvaise utilisation des moyens publics. C’est le cas du chapitre consacré aux aides personnalisées au logement (APL). Celles-ci bénéficient aujourd’hui à 6, 6 millions de ménages, mais leur gestion particulièrement complexe conduit au versement de nombreuses prestations indues. Nous avons estimé le montant de ces « trop-perçus » – il faut ensuite les faire rembourser à ceux qui en ont bénéficié – à plus d’un milliard d’euros pour 2018.

Les usagers du service public sont les premiers pénalisés par ces situations de mauvaise utilisation des deniers publics.

C’est le cas des patients traités pour insuffisance rénale chronique terminale, maladie en expansion qui touche près de 88 000 personnes et coûte plus de 4 milliards d’euros à l’assurance maladie. La prise en charge des malades privilégie aujourd’hui pour moitié des modes de dialyse lourds, contraignants pour les patients et coûteux pour la collectivité. À l’inverse, la greffe, qui leur offre un meilleur confort de vie tout en étant moins onéreuse, ne nous semble pas assez développée.

Des marges financières existent aussi dans les territoires. Notre rapport en offre plusieurs exemples.

Ainsi, entre 2012 et 2017, 45 millions d’euros ont été consacrés par les collectivités territoriales à la desserte aéroportuaire de la Bretagne. Or, sur les huit plateformes aéroportuaires bénéficiaires, 80 % du trafic se concentre sur l’aéroport de Brest. L’activité des autres infrastructures se réduit régulièrement, notamment face à la concurrence de l’offre ferroviaire et faute d’une stratégie régionale globale de mobilité.

La solution, bien souvent, tient donc à la capacité des pouvoirs publics à repenser et à reconfigurer les conditions et les modalités de leurs interventions.

Nous le soulignons notamment dans le chapitre consacré à la gestion des abattoirs publics, dont les équipements paraissent aujourd’hui, pour beaucoup, surdimensionnés et sous-exploités. Face à la situation financière dégradée de ces structures, à leur poids très modeste dans la filière et aux lourdes charges qu’elles font peser sur les communes concernées, notre rapport pose donc les questions de la viabilité et de la pertinence du financement du réseau actuel des abattoirs publics.

S’agissant de la restauration collective, l’enquête réalisée par les chambres régionales des comptes auprès de 80 communes a permis au contraire d’identifier des pratiques économes de gestion, en particulier par le biais de mutualisations et par la mise en place de centrales d’achat. Elles permettent d’alléger significativement cette lourde charge pour la collectivité publique, tout en garantissant un service de qualité aux familles.

D’autres bonnes pratiques sont aussi mises en lumière dans ce rapport.

La Cour a, par exemple, voulu rendre compte de la transformation engagée par le groupe La Poste face aux mutations majeures de l’activité postale. Le volume de lettres à distribuer accuse en effet, année après année, une baisse spectaculaire : de 18 milliards en 2008, le nombre de plis distribués sur notre territoire est tombé à 9 milliards en 2018 et sera probablement proche de 5 milliards en 2025. Cette diminution ampute le chiffre d’affaires de La Poste de plus de 500 millions d’euros par an et fragilise son modèle économique.

En 2016, la Cour des comptes avait donc recommandé des adaptations profondes du fonctionnement et du réseau de distribution postale pour assurer sa pérennité. Elle constate aujourd’hui que ces transformations ont pour partie été engagées, mais que, face à l’ampleur des défis à relever, elles devront être amplifiées.

Cette capacité d’adaptation du service public aux mutations de la société et aux besoins des citoyens, nous avons voulu en rendre compte au travers de la nouvelle partie thématique de ce rapport, qui est consacrée au rôle du numérique dans la transformation de l’action publique.

Ces neuf chapitres, sans offrir de vision exhaustive du sujet, fournissent, je crois, quelques exemples des enjeux et bénéfices liés à la digitalisation du service public, tout en fixant des conditions requises pour en tirer le meilleur parti.

Notre rapport rappelle, d’abord, le fort potentiel d’amélioration des services rendus aux citoyens et aux usagers grâce à l’outil numérique.

L’informatisation des procédures leur permet notamment de suivre à distance l’avancement de leurs démarches administratives. Notre rapport cite l’exemple de l’outil Vitiplantation, déployé par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation pour dématérialiser et simplifier les demandes d’autorisation de plantation des viticulteurs.

L’utilisation des données de masse permet également de créer de nouveaux services ; le succès de la base de données utilisée pour la prévision des crues, www.vigicrues.gouv.fr, en témoigne : en trois ans, elle a accueilli près de 12 millions de visiteurs.

Un autre exemple, particulièrement d’actualité, concerne le domaine de la santé publique. Institué par la loi en 2007, conçu et mis en œuvre par les professionnels, le dossier pharmaceutique individuel a connu une montée en charge rapide. Le socle des informations ainsi recueillies a permis le développement de fonctionnalités essentielles, tels la diffusion aux pharmaciens d’alertes sanitaires, le rappel de lots de médicaments, ou encore l’information sur les ruptures d’approvisionnement.

L’outil numérique permet également aux administrations de faire des économies. Ainsi, le coût d’instruction d’une demande de logement social en ligne est trois fois inférieur à celui d’une demande effectuée à un guichet physique.

En dehors de ces gains nets, l’essor du numérique permet aussi des redéploiements de ressources publiques vertueux. À titre d’exemple, le projet de dématérialisation des demandes d’autorisation d’urbanisme conduit par le ministère de la transition écologique et solidaire, qui simplifie la vie de l’usager, pourrait permettre une économie estimée à près de 7 millions d’euros par an à partir de 2022.

Au fil des exemples, cette partie thématique permet de distinguer les conditions de réussite exigeantes de la transformation numérique, à défaut desquelles l’action publique s’expose à des échecs coûteux ou au retard préjudiciable des bénéfices qui en sont attendus. J’en mentionnerai brièvement quatre, même si, bien sûr, cette liste n’est pas exhaustive.

La première condition, c’est la qualité de l’accompagnement et de la formation des agents chargés du déploiement de l’outil numérique. C’est le sens du chapitre que nous consacrons aux ressources humaines des ministères économiques et financiers.

La deuxième condition, c’est la qualité du pilotage des projets informatiques. Elle constitue un autre facteur de réussite déterminant. Le système d’information des ressources humaines de l’éducation nationale (Sirhen) offre, à ce titre, un contre-exemple lourd d’enseignements. Après avoir investi depuis plus de dix ans près de 400 millions d’euros et mobilisé largement ses personnels pour déployer ce programme, le ministère a cessé en 2018 le développement de ce dernier. Cependant, le travail reste à faire.

La troisième condition, alors que l’illettrisme numérique touche, d’après l’Insee, près de 7 % de nos concitoyens, c’est l’accompagnement des usagers. Celui-ci se révèle essentiel, afin que l’outil numérique ne crée pas de situations de non-recours aux droits. Ce risque dit de fracture numérique se pose tout particulièrement pour les populations fragiles. Le chapitre consacré aux services numériques de Pôle emploi détaille plus particulièrement ce point de vigilance.

La quatrième condition, enfin, pour offrir tous ses bénéfices, c’est que le développement de l’outil numérique aille de pair avec une remise à plat et, bien souvent, une simplification des procédures administratives. C’est le constat que dresse la Cour des comptes à l’égard de la gestion des cartes grises, dans le chapitre qu’elle consacre à la dématérialisation de la délivrance de titres en préfecture. Une telle numérisation intégrale des procédures aurait ainsi justifié, d’après la Cour, un travail plus approfondi de simplification préalable.

Ces différents sujets mériteraient, bien sûr, des développements plus importants tant les enjeux qu’ils soulèvent sont divers et riches, mais c’est sur un message d’optimisme raisonné que je veux achever mon intervention. Je viens de le rappeler, la situation financière de notre pays est fragile, mais cette fragilité n’est pas inéluctable, bien au contraire.

Au fil de nos travaux, nous identifions des marges nombreuses d’économies, de réallocations, de transformations des services publics, partout sur les territoires. L’utilisation de ces marges peut tout à fait aller de pair avec le maintien, voire l’amélioration de la qualité du service rendu aux usagers : un niveau élevé de dépenses en faveur d’un service public n’est pas un gage de qualité de service pour nos concitoyens.

Beaucoup demeure donc à faire pour accroître la performance de nos dépenses, mais les administrations publiques disposent d’une réelle capacité de transformation, d’évolution, d’adaptation aux besoins de leurs usagers. Nous en sommes les témoins privilégiés et nous vous en rendons compte.

Notre rapport public annuel n’est donc pas là pour « épingler », « étriller » ou « clouer au pilori » qui que ce soit, comme nous le lisons ou l’entendons trop souvent. Il est d’abord un outil d’information des citoyens et d’aide à la décision des pouvoirs publics, dont nous mesurons la complexité des interventions.

Ce faisant, les juridictions financières entendent accompagner la transformation des administrations publiques, les conseiller, mettre en valeur les leçons des succès autant que celles des échecs rencontrés.

« Ouvrez et voyez » : c’était l’ancienne injonction faite aux juridictions financières d’interroger les écritures financières et comptables et, ainsi, de suivre les traces et les chemins de l’action publique.

Mesdames, messieurs les sénateurs, à ce moment de la présentation à la Haute Assemblée de la sélection collégialement pensée des résultats de nos contrôles qui forment ce rapport public annuel, c’est le vœu que je vous adresse en retour au nom des juridictions financières : ouvrez et voyez.

Monsieur le président, en application de l’article L. 143-6 du code des juridictions financières, j’ai l’honneur de vous remettre le rapport public annuel de la Cour des comptes.

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