Intervention de Fabrice Leggeri

Commission des affaires européennes — Réunion du 8 avril 2020 à 16h10
Justice et affaires intérieures — Audition de M. Fabrice Leggeri directeur exécutif de frontex par audioconférence

Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex :

Monsieur le Président, je vais essayer d'introduire la situation par rapport aux grands thèmes que vous avez évoqués.

Tout d'abord, Frontex doit, depuis quelques semaines, gérer une double crise, d'une part du fait du changement d'attitude de la Turquie, qui menace d'ouvrir les frontières vers l'Union européenne et de mettre les migrants sur les routes en direction de l'Union européenne, en particulier de la Grèce, d'autre part parce que cette crise de nature migratoire - bien que plutôt géopolitique - s'est combinée avec le Covid-19.

Aujourd'hui, l'agence connaît un mode de fonctionnement assez exceptionnel. Nous avons pu tester notre résilience et notre plan de continuité des services en grandeur réelle. 80 % de notre personnel du siège de Varsovie travaille depuis chez lui de manière dématérialisée. Environ 900 garde-frontières sont en outre présents sur le terrain, aux frontières extérieures de l'Union européenne. Il s'agit d'un chiffre très élevé, le chiffre habituel tournant autour de 1 200 garde-frontières.

Un peu plus de 600 garde-frontières et garde-côtes sont déployés en Grèce. J'ai considéré que la Grèce constituait une priorité compte tenu de l'attitude de la Turquie, la Grèce ayant par ailleurs réclamé une action rapide. Ce déploiement s'étend sur toute la frontière terrestre gréco-turque, mais également sur la frontière maritime - du moins en mer Égée.

Nous avons observé, au cours des premiers jours, fin février et début mars, de grands mouvements de migrants à la frontière terrestre gréco-turque. Je précise que la plupart d'entre eux n'étaient pas syriens, mais essentiellement pakistanais, afghans, bangladais et ressortissants des pays du Maghreb et de quelque pays d'Afrique subsaharienne. Certes, le groupe comptait bien quelques Syriens, mais ils n'étaient pas majoritaires.

On a observé, à certains moments, 20 000 migrants rassemblés le long de la frontière terrestre gréco-turque, côté turc. Au total, seules 1 700 personnes ont pu franchir la frontière terrestre, contrairement aux annonces des autorités turques, qui ont prétendu que 150 000 migrants avaient pénétré dans l'Union européenne. C'est faux ! La Grèce a en effet rapidement et fermement réagi en sollicitant la solidarité de l'Union européenne, en particulier par le biais des opérations de Frontex.

On a assisté, pour la première fois, à des situations proches de troubles à l'ordre public. De soi-disant migrants équipés de lance-roquettes lançaient des gaz lacrymogènes de la Turquie vers la Grèce. Nous avons dû fournir des casques aux policiers grecs, mais aussi aux personnels déployés par Frontex, afin de les protéger contre les individus qui, côté turc, lançaient également des pierres sur les forces côté grec.

C'est une situation hors du commun que nous n'avons jamais connue, qui ne ressemble en rien aux scénarios spontanés des flux migratoires ni à ceux organisés par des passeurs ou des groupes criminels. Ceci devra être pris en compte à l'avenir dans l'organisation de l'architecture européenne de sécurité des frontières et, de façon générale, de gestion des crises.

S'agissant du Covid-19, nous avons tout d'abord adopté le télétravail afin d'éviter la contagion de nos équipes du siège de Varsovie, et sommes allés encore plus loin dans la dématérialisation d'un certain nombre de process.

Au-delà de la nécessaire rotation de nos garde-frontières, nous avons pu mettre au point en quelques jours la reconnaissance mutuelle des procédures de quarantaine entre les États membres qui envoient des personnels et la Grèce qui en reçoit.

Nous avons également mis au point un hub logistique à Thessalonique destiné aux matériels de protection de nos personnels. Je sais qu'il existe des avis différents en France, mais il est hors de question que je demande à la police et aux garde-frontières d'intervenir sans masque ni équipement. Ceci fait partie du devoir et de l'obligation de l'autorité d'emploi.

Nous nous sommes donc efforcés, dans un contexte compliqué, de disposer des équipements de protection nécessaires. Nous aurions d'ailleurs dû suspendre nos opérations en Italie si nous n'avions pas été en mesure d'équiper nos personnels, conformément aux exigences des autorités italiennes.

Nous menons donc deux crises de front. Je pense que l'Europe est à la croisée des chemins en matière d'architecture de sécurité et de gestion des crises migratoires. L'Europe peut en ressortir renforcée si elle se dote des moyens budgétaires nécessaires.

Au-delà de la question liée à la crise économique qui se développe du fait du Covid-19, il est certain que le cadre financier pluriannuel (CFP) de l'Union européenne va être profondément remanié.

La Commission européenne a prévu, il y a quelques mois, de doter Frontex de 11 milliards d'euros, notamment pour accompagner la mise en place du corps européen jusqu'en 2027.

Malheureusement, fin décembre 2019, il a été proposé par la présidence finlandaise du Conseil de l'Union européenne de réduire le budget de Frontex de près de moitié. Ceci a été confirmé en janvier 2020 par la présidence croate.

J'ai, bien entendu, eu des entretiens au plus haut niveau avec la Commission européenne pour essayer de trouver des alliés au sein du Conseil européen. Bien avant la crise, la perspective financière pluriannuelle était de fait catastrophique pour Frontex, la coupe budgétaire proposée par la présidence finlandaise puis par la présidence croate de l'Union européenne ayant pour effet pur et simple de rendre impossible la mise en place du corps européen votée il n'y a pas même un an.

Cette crise que nous connaissons avec la Turquie, conjuguée à celle du Covid-19, a montré que les contrôles aux frontières et une harmonisation européenne supplémentaire étaient des questions de vie ou de mort pour l'Union européenne, notamment par rapport à son marché intérieur et à son espace de circulation.

J'espère qu'on arrivera, à la lumière des événements qui se déroulent sous nos yeux, à obtenir un CFP à la hauteur de l'ambition qui était la nôtre en matière de garde-frontières et de garde-côtes.

En ce qui concerne le Pacte européen sur l'immigration et l'asile, le rôle que la Commission européenne assigne à Frontex est tout à fait en cohérence avec son mandat. Frontex constitue un acteur très important en matière d'éloignement des étrangers en situation irrégulière.

La politique de gestion des frontières et la politique migratoire de l'Union européenne auront du mal à être prises au sérieux tant que l'éloignement des étrangers en situation irrégulière ne fonctionne pas pleinement et que le système de l'asile est perturbé par des demandes qui émanent de personnes non-éligibles à la protection internationale, encombrent les circuits, et donnent lieu à des décisions d'éloignement dont l'exécution n'est pas systématique.

Voilà comment se présente la situation actuelle s'agissant des questions que vous avez formulées, Monsieur le Président.

Concernant le corps européen, nous avons lancé notre appel à candidature depuis le mois d'octobre. Plus de 7 000 personnes, à travers toute l'Union européenne, ont candidaté pour une première vague de 700 postes qui doivent être pourvus au 1er janvier 2021, ce qui constitue une très bonne nouvelle. Cela va permettre des recrutements de qualité afin de doter l'Union européenne de l'outil permanent dont elle a besoin. La constitution du corps européen se poursuit. Nous avons réalisé environ la moitié des auditions. Nous allons être en mesure, probablement à partir de la semaine prochaine, de notifier à environ 300 candidats qu'ils sont retenus. Nous poursuivons nos entretiens avec les autres candidats en visioconférence, faute de pouvoir organiser les auditions à Varsovie à cause du Covid-19. Nous sommes également obligés de modifier l'ordre des étapes et d'organiser les tests d'aptitude physique à la fin du processus, alors que nous les réalisions initialement au départ.

J'ai également proposé un uniforme européen à la Commission européenne. D'ici quelques semaines, nous allons pouvoir passer un marché public et entrer en production.

Le plan de constitution du corps européen continue, conformément à la décision politique adoptée par l'Union européenne il y a un an environ, mais il faudra absolument en sécuriser le budget. Les événements que nous vivons plaident en faveur d'une Europe qui se protège, avec des capacités de gestion des frontières encore mieux intégrées. C'est la libre circulation qui est en cause, non seulement au sens de Schengen, mais également en termes économiques, certains flux de marché risquant de s'interrompre.

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