Intervention de Philippe Bas

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 9 avril 2020 à 16h00
Audition de Mme Nicole Belloubet garde des sceaux ministre de la justice sur les mesures prises dans le cadre de la loi d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19

Photo de Philippe BasPhilippe Bas, président :

Nous accueillons aujourd'hui Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, pour une audition organisée dans des conditions particulières. Nous avons effectivement le souci de donner l'exemple en matière de respect des règles de confinement tout en assurant la continuité du travail parlementaire, dans une période où, comme le Premier ministre l'a indiqué, le Parlement doit jouer pleinement son rôle de contrôle de l'action du Gouvernement.

Sont présents avec nous au Sénat Patrick Kanner et François-Noël Buffet, tous deux co-rapporteurs de la thématique « Juridictions judiciaires et administratives » au sein du comité pluraliste de onze sénateurs que nous avons institué pour suivre les mesures prises dans le cadre de l'application de la loi d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covi-19 qui relèvent de la commission des lois.

De nombreux autres membres de la commission sont virtuellement présents, madame la garde des sceaux, reliés à nous par un système de visioconférence crypté et sécurisé. Vous les verrez et les entendrez au fur et à mesure des questions posées, sachant qu'interviendront en premier nos deux co-rapporteurs présents, ainsi que Nathalie Delattre, qui, avec François-Noël Buffet, suit la question des lieux de privation de liberté au sein du comité de suivi.

Permettez-moi tout d'abord quelques mots d'introduction.

Depuis l'adoption de la loi d'urgence du 23 mars dernier, nous avons rendu possible une très forte mobilisation conjointe du Gouvernement et du Parlement pour faire face à la crise, par la mise en oeuvre des moyens nécessaires, y compris de moyens juridiques sortant du cadre commun. Nous espérons que ces derniers s'appliqueront durant une période aussi courte que possible, dans la stricte limite des principes de nécessité et de proportionnalité aux objectifs visés.

Le comité que j'évoquais à l'instant s'est immédiatement mis au travail, et le Gouvernement, lui-même, n'a pas perdu de temps. Deux jours après la promulgation de la loi, il a pris un certain nombre d'ordonnances et de décrets, dont nous nous sommes saisis pour les sujets qui nous concernent. Dans le rapport que nous avons rendu sur ces dispositions et transmis au Premier ministre dès jeudi dernier, nous avons pu observer que les habilitations accordées étaient globalement respectées, tout en émettant quelques recommandations et réserves.

La responsabilité que vous exercez, madame la garde des sceaux, vous place au coeur d'enjeux très importants.

Tout d'abord, il vous faut répondre à un objectif de protection des personnels de la justice - ils sont 75 000, auxquels s'ajoutent les auxiliaires de justice -, des justiciables, nombreux dans nos tribunaux, des personnels de l'administration pénitentiaire et des détenus, dont le nombre s'élève à 64 400 après les mesures que vous avez prises.

Ces chiffres donnent la mesure de l'exposition du service public de la justice au risque épidémique et justifient que des mesures drastiques aient été prises très tôt, pour certaines avant même le confinement. Ainsi, le 14 mars dernier, vous avez demandé la fermeture des juridictions au public sauf pour le traitement des contentieux essentiels ayant un caractère d'urgence, la mise en oeuvre de plans de continuation de l'activité (PCA), l'organisation d'un accueil téléphonique et du télétravail, le report des audiences non essentielles et l'adaptation des procédures.

Par ailleurs, les ordonnances prises à la suite de la loi d'urgence sanitaire comportent de nombreuses dérogations aux procédures de droit commun, en matière de présence de l'avocat, de débats contradictoires, de tenue des audiences, de règles de collégialité, de délais de détention provisoire, de publicités des audiences, de règles de comparution, de recours à certains outils. Cela pose la question des garanties apportées aux justiciables. Nous y sommes très vigilants, comme vous devez l'être vous-même : il faut, certes, assurer la continuité du service public de la justice, protéger les personnels comme les justiciables, mais il ne faut pas baisser la garde sur ces garanties.

S'agissant des prisons, la surpopulation carcérale, qui constitue un problème endémique, complexifie encore la gestion de la crise. Je ne peux donc qu'exprimer à nouveau le regret que le plan de création de 15 000 places en prison sur le quinquennat, annoncé en 2017 lors de la campagne présidentielle, n'ait pas été mis en oeuvre. Les conditions de vie en prison justifient que vous vous soyez préoccupée de remédier rapidement à la saturation de certains établissements, mais cela soulève aussi des questions quant à la libération de certains détenus ou à certains reports d'incarcération.

Le Sénat sera très vigilant quant au caractère nécessaire et proportionné au double impératif de lutte contre les contaminations et de continuité du service public de la justice, tant des mesures prises que de leur application dans le temps.

À cet égard, les allégements de procédure autorisés par les ordonnances apparaissent comme des facultés ouvertes aux chefs de juridiction et n'ont pas pour effet de substituer automatiquement des procédures dérogatoires à des procédures de droit commun. Est-ce bien le cas ? La mise en oeuvre des plans de continuation de l'activité doit aussi permettre la mobilisation d'un effectif plus important de magistrats, de greffiers, d'agents des tribunaux, afin de permettre à la justice de fonctionner de la manière la plus proche possible des normes de droit commun. C'est pourquoi il nous paraît essentiel que les dérogations soient justifiées au cas par cas et utilisées en dernier recours.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. - Je ne suis pas certaine de répondre, dans mon propos introductif, à toutes ces interrogations extrêmement précises, mais nous y reviendrons certainement au cours de la séance de questions.

Le confinement a évidemment eu des conséquences très importantes pour le ministère de la justice, qui a dû répondre à trois défis en moins d'une semaine : adapter le fonctionnement des juridictions ; assurer la protection sanitaire des agents publics, des justiciables et des personnes placées sous main de justice ; garantir la sécurité juridique en période de crise. Je me suis évidemment attachée, dans la réponse que nous avons apportée, à concilier protection sanitaire et respect des libertés fondamentales.

Premier défi, adapter le fonctionnement des juridictions au confinement dans le respect de l'État de droit.

Les juridictions, par définition, sont des lieux où les gens se rencontrent et se croisent, que ce soit les professionnels - magistrats, avocats, greffiers -, les justiciables ou l'assistance. Nous avons donc dû fermer les tribunaux au public et adapter les procédures pour pouvoir maintenir nos activités essentielles, tout en limitant les contacts à l'indispensable. En effet, si la disparition pratiquement complète de la délinquance sur la voie publique a entraîné une baisse drastique de l'activité pénale des juridictions, un autre type de délinquance, lié à l'épidémie, est apparu. Il faut également traiter les contentieux civils pour les femmes victimes de violences conjugales ou la protection de l'enfance, et les référés sont maintenus.

Les juridictions se sont organisées pour pouvoir traiter tous les contentieux à caractère d'urgence, mais, pour cela, et uniquement le temps de la crise, nous avons aussi dû adapter la procédure par voie d'ordonnance. L'allongement des délais de détention provisoire, qui a suscité des interrogations, s'inscrit dans ce cadre ; l'allongement de ces délais ne nous prive pas de réfléchir à de possibles adaptations à la fin de l'état d'urgence.

Deuxième défi, assurer la protection sanitaire de nos agents, du public et des personnes placées sous main de justice.

Il a fallu mettre en place les moyens pour assurer cette protection, tout en garantissant la continuité du service public de la justice. La nécessité du respect des gestes barrières impliquait une plus grande distanciation sociale et un confinement de protection dans certains établissements.

Au niveau des juridictions, la limitation des contacts s'est faite par la réduction de l'activité juridictionnelle aux urgences, l'utilisation des espaces et le développement de la visioconférence pour réduire le présentiel au strict minimum.

Au niveau des établissements pénitentiaires, nous avons suspendu les parloirs et les activités impliquant des intervenants extérieurs. Nous avons établi un protocole de confinement pour les détenus présentant des symptômes. Enfin, des mesures ont été adoptées pour réduire la pression carcérale : à l'effet mécanique résultant de la baisse de l'activité des juridictions, nous avons adjoint une politique d'élargissement par l'assignation à domicile de certains détenus en fin de peine. Le taux de surpopulation carcérale est ainsi passé de 119 % au 16 mars à 105 % au 8 avril, avec une baisse de 8 500 détenus, dont la moitié par réduction du flux entrant et l'autre moitié par les mesures mises en place.

L'ensemble de ces dispositions s'avèrent efficaces à ce stade : seulement 60 détenus ont contracté le virus, sans dissémination interne. En outre, près de 900 agents sont symptomatiques ou déclarés positifs. Malheureusement, le décès de deux surveillants est venu endeuiller l'administration pénitentiaire.

Au niveau des foyers de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), où les mesures de distanciation et de confinement des jeunes malades ne soulèvent pas de difficultés importantes, nous comptabilisons 28 cas symptomatiques et 5 positifs. La protection judiciaire de la jeunesse continue d'assurer ses missions essentielles.

Par ailleurs, la pandémie se développant, nous avons distribué des masques de protection dans les situations de contacts directs et prolongés : plus de 260 000 masques ont été délivrés au sein de l'administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse dès le 28 mars dernier. Cet effort se prolongera par l'attribution de masques lavables, donc réutilisables, issus d'une fabrication homologuée entamée dans 8 établissements pénitentiaires. Cette production nous permet de commencer à doter les tribunaux.

Troisième défi, garantir la sécurité juridique.

Des dispositions ont été prises pour venir en aide aux entreprises en difficultés, avec, notamment, l'extension des mécanismes de garantie des salaires et l'aménagement des règles procédurales.

Pour tous les citoyens, nous avons mis en place une « période juridiquement protégée », se traduisant par une prorogation de tous types de délais jusqu'au mois suivant la fin de l'état d'urgence et par la mise en place, à la suite, d'une période transitoire de deux mois pour un retour progressif au fonctionnement normal.

S'agissant de la sauvegarde des professions juridiques touchées par la crise, les notaires pourront effectuer à distance les actes dont ils ont ordinairement la charge et nous avons fait en sorte que les avocats puissent accéder à certains dispositifs d'aide de droit commun.

Je suis en contact permanent avec toutes les directions de mon ministère, mais aussi avec les chefs de juridiction, les directeurs de l'administration pénitentiaire et de la PJJ, les représentants du secteur associatif et des professions du droit. Nous essayons, ensemble, de répondre au mieux aux enjeux de la lutte contre le virus.

Je me réjouis, mesdames, messieurs les sénateurs, de cet exercice de votre pouvoir de contrôle : il me donne l'occasion d'expliciter un certain nombre des décisions que nous avons prises.

Je me permets d'insister sur la question essentielle que je voulais vous poser au nom de la commission : les facilités ouvertes par ordonnance doivent-elles s'entendre comme une faculté laissée aux tribunaux ou doivent-elles être appliquées systématiquement ? À mon sens, c'est une faculté, que les juridictions doivent utiliser uniquement lorsque c'est nécessaire et proportionné. Je crains que, si elles ne procèdent pas de la sorte, nous ne rencontrions par la suite des difficultés en matière de sécurité juridique et de qualité des jugements rendus. Avez-vous délivré une sorte de « guide de bon usage » de ces souplesses - je pense, par exemple, au recours au juge unique ou au fait qu'un avocat soit mis à distance de son client ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion