Intervention de Cédric O

Commission des affaires économiques — Réunion du 14 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de m. cédric o secrétaire d'état chargé du numérique en téléconférence

Cédric O, secrétaire d'État chargé du numérique :

La crise a agi comme un révélateur de plusieurs phénomènes. D'abord, le numérique est devenu l'épine dorsale du fonctionnement de nos institutions, de nos entreprises et de notre société, notamment dans les relations interpersonnelles. Il s'est imposé dans la vie quotidienne des Français, à travers les applications dont ils se servent et sans lesquelles la vie en confinement serait beaucoup moins supportable. Sans les outils numériques, le fonctionnement de nos institutions serait compromis, à commencer par celui du Parlement : cette audition n'aurait, par exemple, pas pu avoir lieu. Cette crise a donc révélé le caractère vital du numérique.

Deuxième constat, la dépendance très forte de l'Europe aux outils américains ou autres. Sans les grandes entreprises américaines, beaucoup de choses seraient beaucoup plus difficiles ; pourtant, il existe aussi des outils français qui fonctionnent presque aussi bien que Zoom dont, d'ailleurs, la Commission européenne a interdit l'usage. Il est important de ne pas faire passer l'expérience client avant toute autre préoccupation - ce qui est le grand problème du numérique.

Le Gouvernement a pris des mesures de soutien à l'économie numérique, pour éviter que l'écosystème que nous avons mis plusieurs années à construire ne disparaisse avec la crise - pour des raisons évidemment économiques, puisque nous estimions avant la crise que les start-ups devaient créer un emploi sur cinq ou six en 2020, mais aussi de souveraineté. Je prendrai l'exemple de la biotechnologie, qui permet notamment de développer des vaccins et autres solutions pour lutter contre la maladie. Il faut dix ans à une entreprise de ce secteur pour atteindre la rentabilité. Si nous abandonnons ce tissu d'entreprises, il faudra donc dix ans pour le reconstruire.

C'est pourquoi Gérald Darmanin, Bruno Le Maire et moi-même avons voulu soutenir ce secteur via à la fois le plan global destiné aux entreprises et un dispositif plus spécifique destiné à garantir un accès aux financements aux entreprises numériques, qui ont une relation au système bancaire plus distante. C'est l'objet du plan de soutien de 4 milliards d'euros pour les start-ups que j'ai annoncé récemment. Il repose en premier lieu sur une adaptation des critères d'éligibilité aux prêts garantis par l'État : le critère retenu n'est pas le chiffre d'affaires, puisque celui de ces sociétés est souvent nul, mais la masse salariale. Nous avons également adapté les règles du chômage partiel au fonctionnement de ces entreprises. Ainsi, les entreprises du numérique auront accès aux prêts garantis par l'État, pour un montant d'environ 2 milliards d'euros selon nos estimations.

Elles bénéficieront en deuxième lieu du versement anticipé du crédit d'impôt recherche (CIR) au titre de 2019, alors que ce versement intervient normalement en octobre, et des crédits du programme d'investissements d'avenir (PIA) pour les aides à l'innovation : au total, cela représente près de 2 milliards d'euros.

Celles qui rencontreront des difficultés dans leurs levées de fonds bénéficieront de prêts accordés par Bpifrance pour leur donner de l'air tant que durera la crise. Bpifrance continuera naturellement, en parallèle, à déployer les crédits prévus pour 2020, soit au total 1,3 milliard d'euros.

A la fin de la semaine dernière, près de 8 500 start-ups avaient obtenu un préaccord auprès d'une banque privée pour un prêt de trésorerie, pour un montant total de 1,2 milliard d'euros.

Cette crise a montré que l'accent mis par le Gouvernement sur cet écosystème, qui avait conduit certains à railler la « start-up nation », était justifié : nous voyons désormais le numérique, avec les applications de conversation, les mails, les clouds, toucher tous les Français au jour le jour. Or, bien souvent, nous n'avons pas d'autre choix que de passer par des entreprises américaines. Ce n'est pas vrai pour tous les secteurs : ainsi de la télémédecine, où un acteur français très résilient - qui pose par ailleurs problème dans le milieu médical - a permis de passer en deux semaines de 10 000 à 490 000 téléconsultations par semaine. Cette transformation n'a été permise que grâce à l'existence d'un acteur majeur dans ce secteur.

Nous avons aujourd'hui en France sept « licornes », ces entreprises du secteur numérique valorisées à plus de 1 milliard d'euros, dont quatre ont émergé au cours de l'année écoulée. Comment faire en sorte que l'Europe aille encore plus loin après la crise ? Le retard ne se résorbera pas du jour au lendemain, mais cette crise doit provoquer une prise de conscience. Le Président a évoqué, dans son discours d'hier, le thème de la souveraineté numérique.

Notre première préoccupation, dans les premiers jours de la crise, a été de faire en sorte que les infrastructures tiennent. Mes équipes ont réalisé un travail acharné, avec les opérateurs, pour éviter ce qui est arrivé en Italie : un ralentissement des connexions internet dû à une très forte augmentation de la consommation de bande passante, liée à la fois au télétravail et aux usages de loisir, en recrudescence. Les réseaux mobiles ont connu quelques problèmes localisés et vite résolus. Nous avons également pris des mesures prophylactiques : invitations à la dégradation, dans certains cas, de la qualité vidéo par les fournisseurs de contenus, report du démarrage de la chaîne de vidéos à la demande Disney +, recommandations d'utilisation du WiFi plutôt que du réseau mobile. Nous devrions arriver à la fin du confinement sans problème majeur.

La crise a également mis en lumière la question des zones blanches de la couverture numérique. Les opérations de couverture ont été affectées par l'épidémie. L'une des priorités du Gouvernement a été de permettre aux opérateurs de maintenir le réseau existant et de continuer à déployer le service, alors que les techniciens eux-mêmes étaient touchés par la maladie ou inquiets. Il faut saluer leur courage. De plus, le déploiement a été perturbé par le fait qu'il n'y avait plus de personnel présent dans certaines mairies pour accompagner les techniciens. Nous oeuvrons au cas par cas pour permettre à ces derniers de circuler et de continuer leur travail ; nous travaillons également avec l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes) et les opérateurs pour que le déploiement de la fibre reprenne aussi vite que possible. Avec 19 000 nouvelles habitations connectées par jour en 2019, la France était le pays le plus rapide du monde en la matière et nous voulons en faire l'un des pays les mieux fibrés. Être privé d'accès à internet représente aujourd'hui une double, voire une triple peine.

La résorption de la fracture numérique se pose également quant aux usages : il faut engager un effort de mise à niveau et de formation. Je salue, dans ce domaine, l'initiative citoyenne « Solidarité numérique », lancée par des acteurs de la médiation numérique et soutenue par notre ministère. C'est à la fois un site internet et un numéro de téléphone, le 01 70 772 372, pour aider les citoyens qui ont des difficultés à utiliser internet à télécharger une attestation dérogatoire de déplacement ou à effectuer d'autres démarches en ligne. Au total, 2 000 volontaires traitent 500 appels par jour.

Au niveau des systèmes d'information de l'État, la crise n'avait pas été anticipée : en témoignent, par exemple, les difficultés de l'espace numérique de travail (ENT) de l'Éducation nationale. Grâce à la réaction remarquable des services, les choses sont rapidement rentrées dans l'ordre. Nous avons pu compter sur les entreprises françaises qui, en quelques jours, ont fait monter en compétence l'Éducation nationale afin de lui permettre d'encaisser le choc. Je salue également le travail de la Direction du numérique de l'État, qui a accompagné les ministères dans leur mise à niveau.

Toutefois, le système D ne peut être une solution à long terme : il faut se poser la question du fonctionnement numérique de nos institutions, y compris le Parlement. Vous, sénatrices et sénateurs, êtes les premiers à souffrir des difficultés du fonctionnement à distance. L'impossibilité de voter à distance est un handicap quand il faut examiner en urgence des dispositions législatives. Il faut développer une résilience des institutions en cas de nouvelle pandémie.

Autre question mise en relief par les événements, l'utilisation du numérique pour lutter contre l'épidémie. Les discussions se sont concentrées sur l'application StopCovid, sa faisabilité technologique et son efficacité dans le cadre de la stratégie de déconfinement, mais elle n'est que la partie émergente de notre action. Nous développons ainsi des outils numériques pour prévoir l'évolution de l'épidémie et faciliter la détection des cas graves, comme le site maladiecoronavirus.fr. Destiné à ceux qui se demandent s'ils ont contracté le virus, il contient une trentaine de questions sur les antécédents, les données biologiques, les symptômes et délivre sur la base des réponses une orientation : appeler le 15, contacter le médecin traitant ou attendre. Ce site, que les Français sont invités à consulter en priorité, a permis de désengorger le 15. Il permet aussi de suivre en direct l'évolution de l'épidémie sur la base du nombre de connexions et du code postal des utilisateurs. Au total, quatre millions de formulaires ont déjà été remplis.

Les applications de télémédecine sont devenues indispensables, et les applications de télésurveillance médicale, qui désengorgent les hôpitaux, sont appelées à se généraliser. Au début de l'épidémie, les malades ne présentant pas de symptômes graves restaient à l'hôpital. Désormais, les lits étant réservés aux cas graves, ils peuvent télécharger l'application Covidom, où ils sont invités à renseigner chaque jour leurs constantes pour bénéficier d'une surveillance précise à distance. Grâce à des algorithmes qui assurent le suivi des symptômes, des soignants sont prévenus en cas d'évolution, et peuvent suggérer un rendez-vous médical ou l'appel du 15. C'est cet outil qui a mis en évidence la prégnance du symptôme de la perte du goût chez les malades.

L'intelligence artificielle et le big data ont été mis à contribution pour faire apparaître les liens entre certains symptômes et un historique médicamenteux ou pathologique, et découvrir des comorbidités. Cela nécessite de croiser des bases de données avec des études sanitaires et épidémiologiques. L'hôpital Cochin a lancé un projet de détection automatique des cas graves de Covid-19 à partir d'une base de 10 000 scanners thoraciques : c'est un précieux outil d'aide à la décision pour les médecins. La plupart des projets dans ce domaine sont pilotés par l'Inserm et l'Institut Pasteur. Là encore, notre mode de fonctionnement est probablement trop lent en cas de crise.

Dernier élément : notre réflexion sur les outils numériques dans le cadre d'une stratégie de déconfinement. Deux ministères sont chargés du pilotage au jour le jour du projet StopCovid : le secrétariat d'État au numérique et le ministère de la santé. Les ministères de la justice et de la recherche sont également parties prenantes, notamment à travers l'Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), qui pilote le projet StopCovid. Le ministre de la santé et moi-même travaillons sur ces outils hors de toute supervision du ministère de l'intérieur. Contrairement à plusieurs de nos voisins, nous ne développons pas d'outils de vérification du respect du confinement. Les options retenues seront examinées dans le cadre d'un débat parlementaire avant toute prise de décision.

StopCovid est un projet européen co-porté par la France, l'Allemagne et la Suisse. Développée dans la perspective du déconfinement, l'application est destinée à prévenir les personnes qui ont été en contact avec d'autres personnes testées positives au virus, afin de les inviter à se soumettre à leur tour à un test. En effet, pour éviter toute reprise de l'épidémie, la priorité consiste à identifier très vite les personnes testées positives et les « cas contacts ». C'est le travail qui a été mené au cours des stades 1 et 2 de l'épidémie en France, autour du foyer des Contamines-Montjoie. Des entretiens très poussés ont alors été conduits par Santé Publique France pour établir un historique des cas contacts.

Il convient de dissiper les fantasmes sur la réussite des Allemands et des Coréens dans ce domaine : d'après le Haut Conseil scientifique, l'outil numérique, en Corée du Sud, est venu en complément du contact tracing mené « à la main » par des centaines de personnes. Ce travail doit être associé à une capacité à tester très rapidement.

L'application StopCovid a vocation à venir en complément. Ce n'est pas la solution magique, mais c'est un outil qui peut aider à identifier et à casser rapidement les chaînes de transmission. Son utilisation ne se conçoit que dans le cadre d'une stratégie globale comportant des tests, des mesures d'isolement, etc. La décision de déploiement de cette application n'a pas été prise : ce que nous avons décidé de développer, c'est un prototype. Nous assumons avoir lancé le travail sur cette application afin qu'elle puisse être opérationnelle le cas échéant : c'est une mesure d'anticipation. Nous assumons pleinement le fait de mettre sur la table des outils technologiques français utiles au déconfinement, car il serait regrettable que les seuls outils disponibles le moment venu soient singapouriens, américains ou allemands.

Ces outils doivent respecter pleinement nos valeurs et nos lois concernant la vie privée et les libertés publiques : ce sera le cas. Ils respecteront la législation en vigueur ; ils ne nécessiteront pas de nouvelles dispositions législatives et seront même « mieux-disants ». L'application sera installée volontairement par l'utilisateur et elle pourra être désinstallée à tout moment. L'anonymat des données sera complet : personne n'aura accès à la liste des personnes contaminées ni à celle des personnes rencontrées. Il s'agit d'une historicisation de la proximité sociale et non pas d'un tracking de la géolocalisation. Il n'y aura pas d'utilisation des données téléphoniques ou GPS. Le principe est le suivant : si deux personnes ayant téléchargé l'application sont proches l'une de l'autre, leurs téléphones enregistreront ce contact ; si l'une d'entre elles est ultérieurement testée positive au Covid-19 et qu'elle le déclare sur l'application - ce sera probablement via un tiers de santé afin d'éviter les déclarations abusives -, l'autre recevra une notification lui proposant de se faire tester. Aucune liberté publique n'est remise en cause par cette application. Les données seront régulièrement effacées et l'application ne durera que le temps de la crise du Covid-19. Elle sera open source : son code source sera mis à disposition de tous et chacun pourra donc juger si elle offre bien toutes les garanties annoncées.

Toutes les garanties de transparence sont donc réunies. C'est indispensable, car, d'une part, ce sont les valeurs françaises qui sont en jeu, et, d'autre part, l'efficacité du dispositif dépendra de son déploiement, sachant qu'aujourd'hui 80 % de nos concitoyens ont un smartphone. Son caractère open source est une question de transparence et de diplomatie européenne. L'application apportera un bénéfice sanitaire à la fois individuel et collectif. C'est un très beau projet européen : développée en commun par plusieurs pays européens, elle sera mise à la disposition de tous les pays qui pourraient en avoir besoin, notamment des pays qui n'auraient pas la capacité de développer une telle application. Cela leur permettra de pouvoir choisir un outil qui respecte les valeurs universelles en matière de libertés publiques.

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