Intervention de David Djaïz

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 9 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de M. David Djaïz

David Djaïz :

Merci, monsieur le président, de votre invitation.

Mon dernier ouvrage, Slow Démocratie, est une tentative de penser l'action publique à l'heure de la mondialisation. Il trouve un écho intéressant dans la crise sanitaire actuelle, qui peut être lue comme une intensification et une amplification des problèmes qui se posent depuis plus de 40 ans, mais qui n'ont jamais été véritablement pensés dans toute leur radicalité.

Durant les Trente Glorieuses, l'équation entre la politique et l'économie se jouait à un niveau largement national : il s'agissait d'assurer une juste répartition de la richesse entre le capital et le travail, dans une économie relativement fermée (avec un taux d'ouverture de 10 % en moyenne pour la France) et avec une croissance élevée (environ 5 % par an), dans le contexte du gigantesque effort de reconstruction entrepris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C'est tout le sens du compromis gaulliste, qui conjuguait le « national » et le « social » : redistribuer les fruits de la croissance, tout en assurant que les salaires n'augmentent pas plus vite que la productivité pour éviter l'inflation.

Puis la mondialisation est arrivée, et avec elle un désajustement total de la politique et de l'économie. Les choses sont allées très vite : en quelques années, le taux d'ouverture de notre économie est passé à 35 %, et l'intégration financière s'est considérablement accélérée dans les années 1980. Deux facteurs principaux expliquent cette « hypermondialisation » : la chute de l'URSS d'une part, avec l'entrée de centaines de millions de travailleurs à bas salaire sur le marché mondial, et l'irruption du numérique d'autre part, qui a permis une chute des coûts de coordination et donc une fragmentation des chaînes de valeur.

Pendant vingt ans, cette mondialisation a suscité un enthousiasme immodéré - après tout, elle permettait la sortie de la pauvreté de centaines de millions de personnes, tandis que la fin de la Guerre froide laissait place à l'espoir d'une unification par le « doux commerce ».

Pourtant, dans le même temps, d'autres fractures étaient en train de naître, sans qu'on n'y prête suffisamment attention.

Premièrement, des fractures sociales, à l'intérieur des États-nations occidentaux, sont apparues : les « perdants » de la mondialisation et de la numérisation sont tous ces métiers intermédiaires qui peuvent être soit délocalisés, soit remplacés par des ordinateurs (contremaîtres, assistantes de direction, etc.), tandis que seules demeurent les fonctions à haute valeur ajoutée, de direction ou encore de R&D. C'est la « bipolarité » décrite par David Reich entre les « manipulateurs de symboles » (de chiffres, de tableurs Excel, de rapports...) et les « valets » qui se retrouvent relégués dans des métiers de services à faible valeur ajoutée.

Deuxièmement, des fractures territoriales, que l'on n'a pas assez vues dans les pays occidentaux car la dette publique, en évitant à des territoires entiers de sombrer, a agi comme un antalgique : ainsi la Lorraine a-t-elle été facilement « sauvée », lorsqu'elle a perdu son industrie sidérurgique, par des transferts publics massifs sous la forme de subventions, d'emplois de fonctionnaires, etc. Aux États-Unis, où l'intervention publique n'a pas le même poids, des villes comme Detroit et Baltimore ont littéralement sombré et fait faillite lorsque la crise a touché l'industrie automobile. Mais, partout, la crise financière de 2008 a mis un coup d'arrêt à l'antalgique que constituait la dépense publique.

Troisièmement, des fractures aggravées par l'existence de chocs exponentiels. En l'absence d'« écluses » ou de politiques de prévention, un choc local peut devenir une crise globale - ces « crises-monde » dont parlait Fernand Braudel. C'est ce qui s'est passé avec la crise des subprimes de 2008, qui était initialement une crise sur le marché du crédit immobilier américain et qui s'est muée en catastrophe mondiale par le jeu de l'imbrication des bilans bancaires et de l'appétit des institutions financières pour le dollar. D'une certaine manière, c'est aussi le cas de la crise du coronavirus : elle est apparue sur le marché aux animaux de Wuhan, ville qui se trouve être aussi un point nodal de la mondialisation industrielle, reliée aux aéroports du monde entier.

Parmi les outils théoriques qui permettent de penser ce nouveau paradigme, on peut évoquer le « triangle d'incompatibilité » de l'économiste turco-américain Dani Rodrik : on ne peut pas avoir tout à la fois les bénéfices de l'hypermondialisation, de l'État-nation, et de la démocratie. Il faut forcément abandonner l'un des trois « côtés » du triangle.

Par exemple, Singapour est un pays hypermondialisé (c'est l'un des principaux hubs financiers de la planète), mais également une nation très souverainiste : le prix à payer est une certaine mise en sourdine de la démocratie, l'unanimité nécessaire à cette insertion dans la mondialisation s'accommodant mal du pluralisme qui fait la vitalité démocratique. Or un tel compromis n'est pas désirable, et il est du reste bien plus facile à mettre en oeuvre dans des cités-États tels que Singapour et le Qatar que dans des États-nations de type européen.

À l'inverse, on peut vouloir conserver la mondialisation et la démocratie : c'est l'idée du fédéralisme européen, dont l'horizon est un marché unique régi par le droit, mais qui implique des abandons de souveraineté de la part des États-nations. Mais à vrai dire, l'Union européenne a voulu le beurre et l'argent du beurre : l'hypermondialisation (avec la monnaie unique, la libre circulation, etc.), la démocratie, mais aussi la conservation de la forme nationale, les États du « Nord » refusant ainsi obstinément de mutualiser leur dette avec ceux du « Sud ». Le résultat affligeant de la réunion de l'Eurogroupe du 8 avril 2020 n'en est qu'une nouvelle illustration.

En réalité, la forme nationale apparaît difficile à remplacer - et pas seulement en Europe. Ainsi, les résultats du World Value Survey confirment, au fil des enquêtes menées dans quelque 79 pays, que l'attachement au niveau national tend plutôt à se renforcer au fil du temps, y compris d'ailleurs au détriment du niveau local dans des pays « mosaïques » comme l'Inde. L'échelon national est le seul où l'on retrouve véritablement à la fois le consentement à l'impôt et la solidarité nationale.

Ce grand retour de la nation peut être « subi » : c'est ce que nous voyons avec l'élection de nombreux leaders populistes ces dernières années. Mais il peut aussi être « voulu » : c'est le sens du projet proposé dans Slow Démocratie.

Le choix, celui qu'impose le « triangle de Rodrik», est le suivant : soit une décélération de la démocratie - et notre horizon est celui d'un libéralisme autoritaire à la façon de Singapour ; soit une décélération de la mondialisation - étant entendu qu'il ne s'agit pas pour autant de revenir à notre « village d'Astérix ». Du reste, la mondialisation est en crise - il suffit pour s'en convaincre de constater le retour de l'unilatéralisme américain, la faiblesse de l'Union européenne, la vulnérabilité des pays exportateurs comme l'Allemagne ou encore la montée des discours autarciques -, et cette décélération est aussi un moyen de la sauver.

Dans cette perspective, plusieurs propositions concrètes, qui dépassent le traditionnel clivage gauche/droite, peuvent être esquissées.

La première serait de cartographier les actifs stratégiques et la chaîne de valeur. C'est un chantier inévitable, qui s'annonce avec les médicaments (80 % des principes actifs sont aujourd'hui fabriqués en Inde et en Chine), et qu'il faut étendre à l'alimentation (l'UE importe 90 % de ses protéines végétales pour l'élevage), à l'énergie et bien sûr aux nouvelles technologies (en témoigne notre retard dans la 5G ou l'Internet des objets).

La deuxième piste consiste à développer une culture du risque beaucoup plus forte, qui n'empêche pas la vigilance, comme ont su le faire des nations comme Singapour, la Corée du Sud ou encore Israël.

La troisième est de réviser nos accords commerciaux, non pas pour les défaire complètement mais pour y ajouter des « écluses » environnementales, sanitaires, sociales ou fiscales. Les tarifs douaniers ne sont ni la seule solution ni la plus pertinente car ils pénalisent les importateurs. En revanche, l'intégration dans le prix des dommages causés, par exemple, à l'environnement est une bonne piste.

La quatrième orientation concerne la hiérarchie des biens et des services. La baisse des prix consécutive à la déréglementation ne se vérifie pas en effet dans toutes les catégories, et nous devrions nous en préoccuper : nous payons certes moins cher notre smartphone ou notre télévision, mais ce n'est pas forcément le cas pour des services essentiels comme le logement, l'éducation ou encore la santé - du moins dans des pays comme les États-Unis, où la dépense publique ne permet pas de compenser la hausse des prix.

Ma dernière préconisation est de penser la réconciliation des territoires qui ont été « détraqués » par la mondialisation - sujet qui me tient particulièrement à coeur, en tant que directeur de la stratégie de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Il s'agit, d'une part, de conserver dans ces territoires des activités compétitives et industrielles, ce qui ne pourra pas se faire en se reposant sur la seule intervention de l'État : plusieurs exemples dans l'Ouest de la France montrent que les acteurs privés peuvent aussi jouer un rôle. Il s'agit, d'autre part, de rendre leur dignité à ces 80 % d'emplois « sédentaires » qui ne sont pas menacés par la mondialisation (boulanger, boucher, aide-soignante, caissier, etc.) mais qui ont été trop longtemps sous-estimés, et pour lesquels l'effort de rémunération, d'investissement et de formation est insuffisant. Les perspectives de développement sont pourtant nombreuses, de la rénovation thermique des logements au passage au bio dans les cantines.

Cette décélération de la mondialisation dans les secteurs stratégiques - une forme de « nouveau Bretton Woods » - présente un autre avantage, celui de s'orienter sans fracas vers un modèle économique à bas carbone. Mais, pour tout cela, un grand niveau de consensus politique national est nécessaire.

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