Intervention de Jacques Toubon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 22 avril 2020 : 1ère réunion
Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits en téléconférence

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Je remercie la mission de suivi de m'avoir invité à faire part de notre expérience sur la situation exceptionnelle qui résulte de la mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire et, de manière générale, sur le fonctionnement des services publics dans notre pays depuis un mois et demi.

Le confinement nous a conduits à mettre en oeuvre un plan de continuité de service. L'important développement du télétravail au sein de notre institution depuis maintenant près de trois ans a facilité sa généralisation.

Les permanences locales de nos délégués territoriaux sont fermées, tout simplement parce que les institutions qui les abritent - maisons de la justice et du droit, antennes locales, municipales ou préfectorales - le sont aussi la plupart du temps. Cependant, le Défenseur des droits continue de travailler. Nos juristes sont en télétravail. La permanence téléphonique a accru ses moyens. Nous avons créé un numéro spécial pour les détenus. Tous les délégués territoriaux restent à disposition. Le nombre de demandes qui nous ont été adressées équivaut à la moitié de celles que nous avons reçues l'année dernière à la même époque.

Nous avons fait évoluer nos méthodes afin de faire face aux nombreuses situations d'urgence liées à pandémie. Désormais, nous traitons autant de signalements que de réclamations. Bien évidemment, nous continuons à instruire, de manière contradictoire, tous les dossiers indépendants de l'état d'urgence sanitaire.

Nous recourons fréquemment à la saisine des pouvoirs publics, notamment des ministères. Nous prenons également un certain nombre de positions publiques. Nous multiplions les médiations, toujours fondées sur une base de droit. Par exemple, la semaine dernière, je me suis entretenu, par audioconférence, avec Adrien Taquet, secrétaire d'État chargé de l'enfance, sur divers sujets concernant notamment les départements, ainsi qu'avec Julien Denormandie, ministre chargé de la ville et du logement, sur la situation des sans-abri et de l'hébergement d'urgence.

Le Défenseur des droits continue donc, en cette période, d'assurer sa double vocation de vigie des droits et libertés fondamentales et de garant de l'égalité d'accès au droit, telle que vous l'avez définie dans le cadre de la loi organique de 2011.

Nous nous sommes efforcés de tenir le langage de l'équilibre et de la conciliation entre les exigences de la liberté, de l'égalité et de la sécurité, trépied fondamental en ces circonstances comme toujours.

Nous avons beaucoup travaillé en direction des plus vulnérables. Ainsi, nous nous sommes préoccupés de l'accès des majeurs protégés, des personnes handicapées ou des aveugles aux attestations obligatoires. Sur ce point, des progrès importants ont été réalisés par l'administration depuis trois semaines : par exemple, les aveugles n'ont pas besoin de produire une attestation. Nous avons fait en sorte que soit traité le cas des personnes sans domicile. Nous avons également évoqué la question de l'accès aux soins.

Nous avons rappelé que la loi interdit d'empêcher une personne de payer en espèces, pour ne pas discriminer les personnes qui n'ont pas de compte ou de carte bancaire, comme les majeurs incapables. De fait, au début de la crise sanitaire, on avait observé des dérives de la part de certains commerçants, qui exigeaient le paiement par carte, ce qui empêchait un certain nombre de personnes de pourvoir à leurs besoins élémentaires, notamment alimentaires.

Au début du mois d'avril, lors du versement des allocations non contributives, nous nous sommes aperçus que le réseau de La Poste, qui permet de toucher le revenu de solidarité active (RSA) en espèces, s'était considérablement rétracté, avec un tiers des bureaux seulement qui continuaient à fonctionner, ce qui a pu provoquer, devant ces derniers, des files d'attente inadmissibles. Ce sujet ayant donné lieu à de nombreuses saisines, nous avons engagé une médiation avec la direction générale de La Poste. Depuis quinze jours, les choses ont été corrigées.

Si les attestations de déplacement sont adaptées à la majorité de la population, elles présentent aussi de nombreuses difficultés. Le ministère de l'intérieur a plus ou moins décidé de ne pas verbaliser les sans-abri. Si l'information est très importante, le comportement des forces de sécurité est également déterminant. Jusqu'à présent, nous avons eu très peu de réclamations, relevant de la compétence qui est la nôtre en matière de déontologie de la sécurité, sur le comportement des policiers et des gendarmes.

Nous avons pris une position forte sur les questions de détention et de rétention. Dès les premiers moments, nous avons poussé la garde des sceaux et le ministre de l'intérieur à prendre des mesures pour garantir la sécurité sanitaire des détenus et des retenus. J'ai signé une tribune à ce sujet avec Adeline Hazan, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, et Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) - c'était l'une de nos premières positions publiques communes. Nous avons particulièrement insisté sur la situation des 700 ou 800 mineurs qui sont détenus aujourd'hui et, alors que le ministère de la justice a pris des dispositions pour alléger la surpopulation carcérale, nous avons souligné que la prolongation automatique de la détention provisoire nous paraissait quelque peu contradictoire avec cette volonté.

J'ai pris tout récemment une nouvelle position publique sur les centres de rétention administrative (CRA). Voilà quinze jours, le Conseil d'État, qui en avait été saisi, a décidé qu'il n'y avait pas lieu de mettre fin à l'activité des CRA, essentiellement parce que la situation sanitaire était sous contrôle. Depuis, les choses ont beaucoup évolué. Il n'y a presque plus d'expulsions, ce qui interroge sur la légalité des rétentions, dont je rappelle qu'elles ne sont pas des détentions : elles concernent des personnes qui ont vocation à être expulsées. En outre, dans le rapport qu'elle a publié vendredi dernier, après avoir visité les centres du Mesnil-Amelot et de Vincennes, Adeline Hazan a montré qu'il y avait des cas de Covid-19 et des risques de contagion. J'ai donc redemandé que l'on prenne des dispositions plus protectrices au profit des personnes retenues dans ces centres, comme des policiers, des agents ou des associations qui y travaillent.

Nous avons été très attentifs à la situation des enfants, notamment des mineurs non accompagnés (MNA) et des enfants placés sous la protection de l'aide sociale à l'enfance (ASE).

Nous avons reçu de très nombreuses réclamations concernant le refus d'accès aux supermarchés opposé par de nombreuses enseignes de distribution aux enfants, y compris lorsque ces derniers accompagnaient un parent isolé, ne pouvant faire ses courses autrement qu'avec ses enfants. Il n'y a pas eu d'instruction générale, mais les préfets ont agi, au coup par coup, dans le bon sens. Aujourd'hui, la situation semble globalement redressée, mais on voit bien comment l'intérêt supérieur de l'enfant peut, dans des circonstances dramatiques, être complètement négligé.

Nous avons traité la question des attestations dérogatoires dès le décret du 16 mars. Je pense à l'absence de prise en compte des situations spécifiques, mais aussi au fait que de nombreuses personnes se sont senties discriminées parce qu'elles n'avaient pas la possibilité de sortir, faute de pouvoir accéder à l'attestation. Si l'autorisation numérique présente des avantages, je veux attirer l'attention sur l'injonction paradoxale des nouvelles technologies : elles nous permettent de continuer à travailler, mais, dans le même temps, elles écartent des millions de personnes de l'accès au service public lorsque celui-ci se fait uniquement ou préférentiellement par voie numérique, comme nous l'avons expliqué dans un rapport publié en janvier 2019. Cette question se pose désormais dans tous les aspects de la vie sociale. Je suis certain que les sénateurs y seront extrêmement attentifs.

Nous avons fait en sorte que le ministère de l'intérieur prenne en compte la situation des personnes vulnérables, spécifiquement des SDF, en leur permettant de s'expliquer et d'échapper à la verbalisation. Nous avons traité la question de l'expertise médicale pour les majeurs protégés. Nous avons également obtenu des dispositions particulières en faveur des personnes handicapées.

Les principaux signalements et réclamations reçus par nos délégués territoriaux sur le terrain concernent : l'accès aux supermarchés d'enfants accompagnant leur parent ; les difficultés d'accès aux services bancaires, en particulier à ceux de La Poste ; la continuité des services publics, notamment du courrier ; la dématérialisation des services, avec tous les risques d'exclusion et de discrimination que j'ai évoqués. Nous avons fait notre travail de médiation au profit d'une maman qui avait été verbalisée pour avoir promené son enfant autiste après l'heure de sortie autorisée. Nous ont également été remontés un certain nombre de cas de personnes qui souhaitaient revenir en France depuis l'étranger - sur ce plan, les sénateurs représentant les Français de l'étranger ont été très actifs - et de problèmes concernant les étudiants d'outre-mer.

Je veux aussi évoquer la situation des quelque 340 000 enfants confiés à l'ASE, dont la moitié environ sont placés dans des foyers ou des familles d'accueil. Nombre des questions qui nous ont été posées ont fait écho aux débats qui ont eu lieu au Sénat en 2015 et 2016, lors de l'examen de la proposition de loi présentée par Michelle Meunier, devenue la loi relative à la protection de l'enfant. On voit bien qu'il existe un vrai problème de coordination des acteurs sur le terrain et de pilotage national de l'ASE.

Le 119 doit absolument être davantage soutenu. Nous avons réclamé une plateforme de ressources à destination des parents. La situation a entraîné un retour quasi systématique des enfants dans leur famille, accompagné d'une restriction considérable du droit de visite, avec des inconvénients pour les familles comme pour les enfants. S'y ajoutent des difficultés entre la justice des mineurs et les départements - certains départements suppriment des droits de visite sans décision du juge, tandis que des juges prennent des décisions sans audition des parties.

Nous avons été saisis de la possibilité pour les juges de prendre des décisions sans contradictoire, prévue dans l'ordonnance relative au fonctionnement des juridictions judiciaires. Dans une décision rendue le 10 avril, le Conseil d'État a validé les dispositions de cette ordonnance, mais il a souligné qu'elles ne faisaient « pas obstacle à ce que le mineur capable de discernement puisse préalablement exprimer son avis ».

Nous avons eu à traiter la situation des MNA. Dans un certain nombre de départements, comme à Paris, le service d'accueil a tout simplement fermé, conduisant à ce que les MNA soient traités comme des étrangers ordinaires. La situation a progressé dans le bon sens dans de nombreux départements, mais j'appelle l'attention du Sénat sur ce sujet.

Il convient également d'être attentif aux inégalités sociales. Comme l'a déclaré un parlementaire tout récemment, « le confinement renvoie les enfants à la brutalité des différences de classes ». À cet égard, je veux souligner combien la disparition de la restauration collective est l'un des éléments centraux du décrochage social et éducatif qui ont conduit le Gouvernement à vouloir rouvrir les établissements scolaires à compter du 11 mai prochain. Comme nous l'avons écrit dans de nombreux rapports, la cantine doit être considérée comme un service essentiel à la réalisation du droit à l'éducation, mais aussi, dans les circonstances actuelles, un service essentiel pour que des centaines de milliers d'enfants ne soient pas laissés pour compte en matière de nourriture. Certains ont commencé à parler de faim dans certains départements. Il existe des solutions. Par exemple, nous pouvons nous adresser aux concessionnaires de la restauration collective qui, aujourd'hui, n'ont plus à satisfaire les entreprises privées commanditaires.

J'ai pris connaissance avec beaucoup d'intérêt du rapport de Jérôme Guedj sur l'isolement des personnes âgées. Depuis le 20 avril, à la suite d'une décision prise par le Gouvernement après la publication de ce rapport, le protocole relatif aux consignes applicables dans les établissements médico-sociaux et les unités de soins de longue durée permet de nouveau le contact entre les personnes hébergées dans les établissements et leur famille. Cette décision m'est parue suffisamment importante pour que je réunisse, vendredi, le Comité d'entente sur l'avancée en âge, associant les représentants d'une quinzaine d'associations, afin d'examiner cette question dans le détail.

Pour terminer, je veux évoquer les exigences que nous souhaiterions voir respectées pour le déconfinement.

Toute décision prise pour prolonger le confinement d'une partie de la population, en fonction de l'âge ou de l'état de santé, poserait naturellement des questions de discrimination. À cet égard, quelques principes et points de vigilance doivent être rappelés. L'âge et l'état de santé sont des critères protégés par le droit européen et la loi de 2008. La discrimination prohibée consiste à traiter différemment, sans justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une mesure est considérée comme discriminatoire si elle ne poursuit pas « un but ou un objectif légitime » ou « s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Plus l'atteinte mettra en cause un droit de valeur essentielle, plus l'exigence de proportionnalité sera stricte.

Il faudra donc que les autorités démontrent la nécessité d'éventuelles mesures de maintien du confinement d'une partie de la population. Le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), listant les personnes présentant un risque de développer une forme grave d'infection au Covid-19, en particulier les personnes souffrant de comorbidité, a estimé que l'âge n'était pas le seul critère à prendre en compte. Dans la feuille de route qu'elle a présentée le 15 avril, la Commission européenne a recommandé aux États de protéger ces personnes pour une période plus longue, mais n'a pas dit comment procéder - cette prise de position a d'ailleurs été contestée.

La mesure doit être nécessaire. Elle ne serait considérée comme proportionnée que s'il était démontré qu'il n'existe aucune autre mesure alternative, moins attentatoire aux droits et libertés de la personne, permettant d'atteindre l'objectif recherché. D'après les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) comme de la Cour de justice de l'Union européenne, il convient de recourir à la moins contraignante des mesures appropriées et les inconvénients causés ne doivent pas être démesurés par rapport aux objectifs visés. Une mesure générale et systématique doit donc être écartée. Au reste, nous avons l'impression que c'est aussi la position du Gouvernement.

En conclusion, la mesure qui consisterait à poursuivre le confinement pour un certain nombre de personnes ne devrait être envisagée qu'assortie de conditions très strictes et d'une durée limitée. Elle ne pourrait être une mesure de portée générale et devrait reposer sur la responsabilité individuelle. Nous considérons qu'une obligation nécessiterait d'adopter une nouvelle disposition législative, complétant la loi instituant l'état d'urgence sanitaire et prévoyant un avis médical, de manière à assurer l'équilibre entre l'intérêt général de la sécurité sanitaire et le risque de discrimination.

La mise en quarantaine et le placement en isolement sont des mesures prévues dans la loi du 23 mars 2020, inscrites à l'article L. 3131-15 du code de la santé publique. La loi prévoit que ces mesures doivent être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu » et qu'« il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires », car il s'agit de mesures privatives de liberté. Une récente décision du Conseil constitutionnel a d'ailleurs posé la question de l'application de l'article 66 de la Constitution, à savoir de la compétence des juridictions judiciaires.

Nous sommes très attentifs à tout ce qui pourrait être fait dans ce domaine. Nous nous appuyons sur le corpus que constitue la jurisprudence de la CEDH. Ainsi, le placement en isolement ou une hospitalisation forcée ne peuvent être décidés que sous certaines conditions. Le 7 avril dernier, les États du Conseil de l'Europe ont adopté, avec le concours de notre délégation parlementaire, un document d'information intitulé Respecter la démocratie, l'état de droit et les droits de l'homme dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19. Il est naturellement toujours possible de saisir un juge.

La semaine prochaine, l'Assemblée nationale et le Sénat débattront de l'application « Stop Covid ». Voilà deux ou trois semaines, j'ai été le premier à appeler l'attention sur les difficultés qu'un tel dispositif peut introduire pour nos libertés et la vie privée. Les textes européens sont assez clairs. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a publié, le 2 avril dernier, un rapport qui était assez explicite. Le Comité pilote d'éthique du numérique du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) avait pris position dans le même sens quelques jours plus tôt. Le Conseil national du numérique a été saisi du sujet par le Gouvernement voilà quelques jours.

L'application pose une grande difficulté, parce qu'elle laisse entrevoir un système de surveillance sociale générale. Nous connaissons tous le système du « crédit social » en Chine. Il y a des exemples dans d'autres pays... Par conséquent, il est nécessaire que l'application d'une telle mesure se fasse sur la base du volontariat, que les données recueillies ne remontent pas dans une base centrale, qu'elles soient très clairement supprimées à la fin des circonstances qui conduisent à la mettre en oeuvre et que le dispositif fasse l'objet d'une information importante. En effet, il ne faudrait pas que le public rejette cette mesure, qui peut être utile, ni qu'il y adhère aveuglément, par peur de la pandémie, sans connaissance de cause. Sur le sujet des nouvelles technologies, nous avons toujours répété que la connaissance était un élément nécessaire pour l'accès au droit, indépendamment de la technique.

En moins de cinq ans, notre pays a connu deux épisodes d'état d'urgence, pour affronter deux attaques meurtrières, qui sont aussi deux menaces mortelles pour nos sociétés et notre population, de nature complètement différente - le premier a fait suite aux attaques terroristes de novembre 2015. L'équilibre du trépied liberté, égalité, sécurité est en cause.

Dans un rapport intitulé Ce qui reste(ra) toujours de l'urgence, réalisé en février 2018 par le Centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux (Credof), avec le concours du Défenseur des droits - il s'agissait, en l'occurrence, de l'état d'urgence décrété en novembre 2015 -, on peut lire que « c'est sur la centralité même des droits et libertés dans nos ordres juridiques et politiques qu'une expérience comme celle de l'état d'urgence invite à réfléchir ».

Pour ma part, je quitterai mes fonctions de Défenseur des droits le 17 juillet prochain. La commission des lois, qui est éternelle, continuera, elle, à travailler, en particulier dans le cadre de sa mission de suivi sur l'état d'urgence sanitaire. J'aurais beaucoup aimé siéger à la commission des lois du Palais du Luxembourg pour contribuer à ce travail de réflexion, auquel je vous invite.

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